samedi 12 novembre 2011

Monsieur DUROI (suite n°IV)

La marche de la manifestation, un moment ralentie, reprit tandis qu’un échange assez âpre d’invectives et d’insultes éclatait entre les parties en présence. Je n’ai pas gardé le souvenir des péripéties qui suivirent immédiatement ; tout ce que je peux dire, c'est qu’après un long parcours en cercle dont les intentions tactiques n'étaient pas clairement perceptibles, nous nous retrouvâmes coincés sur le bord du square Iéna, devant le Monument aux morts autour duquel il y eut une minute de flottement à défaut d’un silence recueilli.

Qu’on imagine mon étonnement lorsque je vis sortir de cette assemblée chaotique la silhouette martiale de Duroi qui vint prendre place sur le perron destiné au dépôt des gerbes commémoratives pour prononcer une énergique allocution à l’adresse de la foule… Notre ancien professeur avait pour la circonstance revêtu une chemise brune de coupe militaire qui s’harmonisait avec un pantalon du même genre et lui donnait une allure de milicien. Aidé d’un porte-voix, il prononça son speech sur la nécessité de rétablir l’ordre, de préserver les valeurs traditionnelles de la France et de vouer aux morts le culte qui leur revient. Après l’hymne national, le cortège, ragaillardi par ce morceau d’éloquence et résolu à abreuver d’un sang impur les sillons mirmontois, s’ébranla en direction du vieux théâtre (la salle Aristide) qui un mois plus tôt avait été transformé en parlement populaire pour servir de cadre aux querelles incessantes des factions révolutionnaires baptisées à cette époque de « groupuscules » ; celles-ci, jalouses chacune d’incarner le grand souffle novateur dont elles prétendaient s’approprier l’entier mérite et corrélativement les honneurs liés à la suprématie d’une mainmise exclusive sur la marche de l’Histoire, se menaient les unes aux autres une guerre hargneuse et sournoise. Pourtant, dans l’essoufflement d’une contestation qui s’épuisait, le théâtre, depuis une semaine, s’était peu à peu vidé de ses occupants, faute d’orateurs nouveaux pour s’y illustrer et surtout de possibilités pour les harangueurs de s’y faire entendre d’un public attentif et non prévenu.

Sans le savoir, tant il est vrai que les mouvement de masse sont régis par des règles immuables avec lesquelles la « prise de conscience » n’a que d’assez lointains rapports, la gent boutiquière et bureaucrate qui s’était à la mi-mai adonnée à l’agréable élégance de « comprendre » le malaise étudiant avant de craindre que les meneurs ne missent le feu à ses biens et d’exiger alors une remise au pas rigoureuse, allait réitérer le geste fameux de ses devanciers de 1789. À l'imitation de la libre-pensée qui avait donné l'assaut à la Bastille quand n'y végétaient plus que trois ou quatre insensés que leurs libérateurs durent réincarcérer aussitôt dans un asile de fous, les manifestants se remirent en marche vers la salle de l’esplanade Aristide avec le projet de l'investir sous la conduite de militants d’extrême-droite issus des mouvements Occident ou Ordre Nouveau. La manœuvre connut une réussite totale : le théâtre surmonté des masques de la comédie et de la tragédie aux orbites béants, était désert et, à l’inverse de ce qui s’était passé le quatorze juillet 1789, ne comptait aucune troupe en état de le défendre. Les derniers gauchistes qui y végétaient et remâchaient leur amertume dans un désœuvrement annonciateur des congés d’été, habités par la nostalgie d’un Odéon mirmontois utopique, avaient prudemment quitté les lieux à l’approche de la marée humaine. Ils rejoignirent sans éclat leurs camarades qui tentaient, place Lafayette, de dresser une barricade, dans un endroit qu’ils avaient choisi exprès à l’écart du parcours probable du défilé adverse, afin de réduire autant que possible le risque d’un affrontement dont le succès était pour eux plus qu’incertain. L'intérêt stratégique de ce rempart de rue était qu’à l’emplacement choisi il coupait la route qui menait au campus universitaire. Les facultés, toujours tenues par les Jeunesse communistes révolutionnaires (JCR) et les partisans autogestionnaires du Parti socialiste unifié (PSU) résistaient à la contagion du défaitisme ambiant qu’alimentait un puissant désir de départ en vacances. Il faisait en effet très beau cette année-là... Ả part les locaux des Lettres où s’entassaient les munitions des insurgés et où un dortoir avait été aménagé pour les résidents permanents, le pouvoir étudiant qui régentait le campus et aurait dû en prendre possession de manière concrète, n’avait jamais outrepassé le stade d’une occupation symbolique.

La défense organisée place Lafayette par les guérilleros de la rue avait donc surtout valeur de principe ; elle n’eut pas de conséquence car les forces de police qui veillaient à ce qu’il n’y eût pas de bagarre, formèrent un cordon de protection propre à contenir les ardeurs bellicistes des réacs comme celles des bolchos, comme on les appelait alors familièrement. Ces derniers n’en demandèrent pas davantage pour fléchir pacifiquement leurs instincts de résistants. Un dernier mot là-dessus : au premier rang des janissaires de la Révolution, se tenait notre professeur de français-latin de terminale, Monsieur Larose, qui, sous la double sauvegarde de ses camarades de lutte et de la police, considérait les troupes ennemies d’un air de défi inébranlable et  farouche.

Je n’accompagnai pas les manifestants au théâtre Aristide, à l’inverse de Cardon que l’équipée passionnait. Je m’y serais volontiers associé, transporté que j’étais par l’apparition soudaine de Duroi, et par le plébiscite unanime qui l'avait saluée, mais l’heure du dîner m’en détourna. Je ne manquai rien : la scène du vieux théâtre de Mirmont fut reconquise sans coup férir, comme c’était prévisible, et les faits d’armes se limitèrent à la suppression bruyante des fanions rouges et noirs qui ornaient la façade gréco-latine de l’édifice.

En rentrant à la maison, il me revint quelques souvenirs rapides sur Duroi. Je me remémorai de quelle façon, Florentin et moi, trompant sa surveillance, nous lui récitions notre leçon avec le manuel d’anglais ouvert devant nous. Le bureau du professeur dont la partie en façade se constituait d’un panneau de bois vertical dérobait à l’observation sourcilleuse du pédagogue le plateau de notre table située au pied de l’estrade. Nous avions ainsi la possibilité de poser nos affaires personnelles devant nous, dans un angle mort qui échappait à la vue de Monsieur Duroi lorsqu’il trônait sur sa chaire. Nous profitions en outre de l'idée préconçue qui veut que le premier rang attire les élèves désireux de ne rien perdre de la parole du maître, ou ceux du moins dont la tenue disciplinée n’a rien à redouter d’un contact direct avec l'autorité. Tout l’art pour les élèves moyens dont j'étais, consistait, le jour de la rentrée, à se poster à proximité de la porte de la salle de classe au moment où le professeur nous conviait à y entrer, pour atteindre les places convoitées du premier rang qui devaient nous rester acquises jusqu’à la fin de l’année scolaire ; ainsi la présomption de l’élève inoffensif et de bonne volonté s’appliquait-elle à nous dès le premier cours et, même amendée au fil des trois trimestres, nous accompagnait pendant toute la durée de l’année tandis que nos camarades du dernier rang avaient à vaincre le préjugé contraire selon lequel les paresseux et les esprits rebelles dissimulent leurs menées retorses dans le no man’s land du bout de la classe où ils se terrent. Je me rappelai également les cours de Monsieur Duroi dans la pénombre hivernale, tôt le matin les jours de grève générale, quand notre professeur, toujours prêt à se démarquer des grands mouvements de protestation sociale, nous faisait cours à la lueur falote d’une lampe de camping alimentée au gaz Butane avec laquelle il se faisait fort de pallier la pénurie d’électricité.

Toutes ces images que le Baccalauréat, quelques jours plus tard, allait ranger définitivement dans les annales de notre antiquité lycéenne...

samedi 5 novembre 2011

Monsieur DUROI (suite n°III)

La vision très particulière que Monsieur Duroi avait de son métier ne s’arrêtait pas à cette économie du moindre effort. Sans que la matière de ses cours fût à proprement parler politisée, il était sensible à ce que quelqu’un partageât ses opinions et le lui dît. Introduire un « général de Gaulle » au milieu d’une réponse orale, même sur un sujet éloigné des faits et gestes du grand homme, c’était pour un temps s’attirer la bienveillance du correcteur.

En première, Fontaine, l’un de nos condisciples, bénéficia pendant toute la durée de l’année scolaire de la tournure d’esprit militante de notre professeur.

Fontaine était un élève d’une sagesse exemplaire, capable de se tenir droit une heure entière sans bouger d’un millimètre, les deux avant-bras sur la table, l’œil attentif, touchant de bonne volonté. Quand il riait, si ce n’était pas à l’occasion de quelque saillie professorale, sa bouche s’élargissait, silencieuse, tandis qu’il luttait par un raidissement de tout l’être contre l’hilarité qui le gagnait. Celle-ci, s’il ne parvenait pas à la réfréner, éclatait avec un temps de retard dans un gloussement étouffé. Fontaine qui était un garçon gentil, un peu timide et sans doute plus jeune que la moyenne d’entre nous, avait le défaut, lorsqu’il écrivait, de replier le bras gauche autour de sa copie pour empêcher son voisin de table de copier sur lui. Il faut dire à sa décharge que lui-même n’aurait jamais cherché à obtenir de son voisin un quelconque renseignement pendant une interrogation écrite, non qu’il fût trop bon élève pour souhaiter une aide extérieure, mais par un scrupule d’honnêteté qui lui interdisait de sacrifier à une pratique amicale largement répandue.

Beauvallet qui se targuait d’être expert en la matière, était fier d’avoir, à force de patience, réussi à vaincre les précautions de ce camarade trop discipliné dont il était parvenu, par je ne sais quel prodige, à surprendre le travail en cours de gestation afin d’y puiser la source d’une inspiration renouvelée. Il avait en revanche renoncé à le dissiper pendant les cours de français de Monsieur Henri.

Fontaine, pour ne rien cacher de sa personnalité, était studieux plutôt qu’intelligent ; en terme de classement, il évoluait dans la première moitié de la classe, sans attirer autrement l’attention sur lui. Mais aux yeux de Monsieur Duroi il avait la qualité remarquable d’être le rejeton d’un père dévoué à la cause du gaullisme, connu de notre professeur d’anglais qui l'avait côtoyé dans des réunions syndicales ou politiques où une même foi partisane les avait réunis. Fontaine, le fils, ne cachait d’ailleurs pas, à qui voulait bien s’intéresser à son cas, une fervente admiration pour le de Gaulle homme d’Etat, calquée fidèlement sur les convictions paternelles. Peu doué pour les langues étrangères, ce garçon fit cette année-là des progrès constants en anglais, jusqu’à se retrouver en fin d’année parmi les tout premiers au classement général. Mais grande fut notre surprise lorsque le jour de la distribution des prix – j’y reviendrai plus tard – nous entendîmes décerner à notre camarade un Prix spécial « destiné à récompenser le meilleur élève en anglais pour la classe de première », institué pour la circonstance par Monsieur Duroi qui avait décidé d’en attribuer la primeur au discret Fontaine. Non seulement il était de notoriété lycéenne que le niveau des classes scientifiques l’emportait sur celui des sections littéraires dont nous étions, y compris pour les langues, mais encore l’heureux récipiendaire de cette distinction inattendue n’avait même pas le titre de gloire d’avoir décroché le premier prix d’anglais dans sa propre classe. Il était donc légitime de s’interroger sur les mérites secrets qui lui avaient valu une pareille élévation. Surpris lui-même et passablement gêné, le meilleur élève s’en fut recevoir sur l’estrade, des mains du fondateur du prix, sa récompense qui consistait en une édition modestement reliée du Cyrano de Bergerac d’Edmond Rostand. Là encore les rapports avec la langue de Shakespeare n’étaient pas très évidents.

Tel se présentait en ses œuvres vives, Monsieur Duroi chez qui la fainéantise et une sorte d’incapacité affairée s’alliaient à une réelle efficience sitôt qu’il s’agissait de saisir et de faire fructifier ses intérêts. Cette capacité de donner le change et de capter l’estime de ses supérieurs par des procédés grossiers, qui n’abusaient qu’eux, l’entourait de la détestation cordiale et sans doute jalouse de l’ensemble de ses pairs moins heureux dans le choix des objectifs ou des moyens : nos autres professeurs, d’une manière générale, affectaient une distance cassante ou ironique si nous leur parlions de telle initiative ou de tel vœu de leur collègue angliciste qui passait couramment à leurs yeux pour un parangon de la fossilisation réactionnaire lâché dans la nouvelle Béthanie du progressisme éclairé qu’aurait été sans lui la salle des professeurs du lycée Boileau.

La dernière image que je conserve de Duroi, je la dois au mouvement anti-contestataire qui se répandit vers la fin du mois de juin 1968 dans les rues de Mirmont et lança ses troupes par toute la ville en deux défilés successifs improvisés à un jour d’intervalle. Je me mêlai au second ; les slogans de rigueur en pareil cas fusaient de toutes parts : « Geismar dehors », « Pierre Lauche au poteau » scandé devant les locaux des Nouvelles Mirmontoises qui donnaient sur la place Nationale, et bien d’autres invectives reprises du même cœur. Je dois à la vérité de dire que l’enthousiasme avec lequel j’entendais réclamer la tête dudit Pierre Lauche ne m’empêchait nullement d’ignorer qui il était. J’ai su plus tard que cette haute figure de la vie publique mirmontoise était le rédacteur en chef du journal local qui ne faisait pas mystère de ses opinions socialistes. Un peu plus loin le cortège entonnait la Marseillaise après avoir contourné le rond point devant la permanence du parti communiste. Quelques travailleurs cégétistes, étoufffant d’une rage impuissante, s’agrippaient aux grilles du jardinet attenant au bâtiment de leur permanence, comme les derniers spécimens d’une espèce disparue parqués dans une réserve naturaliste.

(à suivre)

lundi 31 octobre 2011

Monsieur DUROI (suite n°II)

La présentation qu’adoptait Monsieur Duroi pour notre livre journal devait, dans son esprit, opposer une défense suffisante à la curiosité éventuelle du proviseur ou d’un inspecteur d’académie. Je pensais à cette époque que des parents d’élèves qui auraient éventé ses subterfuges et l’auraient menacé de les révéler au grand jour, se seraient assurés du complet dévouement du maître angliciste à l’égard de leur progéniture. Car malgré son allure guindée, imitée du maintien d’un officier british de la Royal Army campé par un acteur hollywoodien, Monsieur Duroi avait un caractère pusillanime et courtisan. Ses regards soupçonneux disaient assez qu’il n’avait confiance en personne et en soi moins que dans un autre ; sa paresse n’était pas celle d’un tempérament désinvolte mais l’expression d’une nature dissimulée et inquiète. D’où les mines préoccupées qu’il arborait, le genre pressé dont il parait ses séquences d’alanguissement volontaire et la peur constante où il était de nous voir prendre des libertés avec lui. Il avait beau refaire chaque année, mot pour mot, le même programme de grammaire, limiter nos travaux à trois ou quatre textes de littérature anglaise que nous épluchions pendant de longs mois par tranches de trois lignes, il tenait à ce que nos cahiers fussent présentés d’une manière bien précise dont il avait arrêté les règles aussi arbitraires qu’impératives, et gagnait encore du temps à vérifier si nous suivions bien ponctuellement ses prescriptions. Il s’enfermait à propos de tout dans un formalisme méticuleux qui, sous couvert de rechercher la perfection, lui permettait d’aider, sinon de précipiter, la fuite des minutes et des secondes. Par exemple, quand il s’installait à son bureau au début d’un cours, Monsieur Duroi disposait sur sa table une quantité de cahiers et de livres qui ne pouvaient lui être d’aucune utilité mais qu’il faisait semblant de consulter dans un premier temps. Tels les suzerains de jadis qui se voyaient présenter leur courrier sur un plateau de vermeil, il commandait qu’on lui apportât le cahier de texte de classe dont il méditait le contenu. Pendant cette pantomime, nous observions un silence religieux. Le mode spectaculaire sur lequel Duroi interrogeait puis notait ses élèves, en ménageant des moments de suspens, n’était pas seulement destiné à nous impressionner ; il servait aussi la politique de lenteur qui sous-tendait en totalité son enseignement.

Quand il nous rendait les compositions, nos seuls devoirs écrits du trimestre, Duroi, comme un histrion rompu dans l’art de maintenir son public haletant, proclamait les résultats de la classe en retenant le rythme de sa lecture à mesure que les notes descendaient. Le pauvre Quentin, à la fin du premier trimestre de notre année de première, fit les frais de ce rituel exemplaire. Je le revois médusé devant Duroi. Celui-ci avait décliné la totalité du palmarès à l’exception de l'utlime nom de la liste fatidique, dans un climat dramatique dont il avait savamment dosé la progression, avant de s’arrêter pour fixer le dernier nommé du classement d’un œil désapprobateur assorti d’un âcre rictus de scepticisme, et articuler enfin : Quentin… zeeroo ! (Pour le zéro, il s’en remettait, je ne sais pourquoi, à la phonétique anglaise, mieux adaptée peut-être à l’expression d’une nullité rédhibitoire.)

Duroi n’était pas seulement critiquable sur le plan du sérieux professionnel qui lui intimait de nous apprendre quelque chose du langage d’Albion ; il profitait aussi de ses fonctions pour se livrer à un trafic auquel le nom de filouterie aurait trouvé justement à s’appliquer.

En voici le mécanisme : au début de notre année de première, nous avions été obligatoirement requis de lui verser une certaine somme qui représentait le prix d’impression d’une vingtaine de textes anglais dont un professeur pouvait avoir besoin pour distribuer à ses élèves le matériau nécessaire à leurs exercices de traduction écrite ; or, comme nous ne faisions de versions qu’à l’occasion de la composition trimestrielle, soit à trois reprises dans une année, Duroi se ménageait sur le budget que nous lui constitutions une réserve d’une quinzaine de textes inutilisés par tête de lycéen et par an. Si l’on compte qu’il avait plusieurs classes chaque année et pouvait écouler le reliquat des textes inutilisés de l’année précédente auprès des élèves de l’année ultérieure à qui il en faisait payer une nouvelle fois le prix, on concevra quel parti l’habile commerçant pouvait tirer de son astucieuse spéculation ! Même l’année où il lança l’opération, Duroi s’arrangea pour rendre son entreprise aussitôt rentable en misant sur la confiance de nos parents qui acceptaient de financer notre formation en anglais sans exiger aucune justification du bon emploi de leurs deniers. Je tire cette conclusion de l’exemple de Monsieur Lalou, notre professeur de lettres de seconde, qui, pour un lot d’importance égale de textes latins, nous réclamait une somme de moitié inférieure à la prébende annuelle que levait sur nous son collègue d’anglais. Evidemment, Duroi n’avait pas manqué de joindre à la supercherie de son négoce une vigilance inquiète, bien dans la note de l’attention soupçonneuse qu’il dépensait pour les petites choses : il tenait avec l’application d’un caissier la balance détaillée et soigneuse des sommes investies et de celles qu’il recouvrait et, grâce à l’arithmétique ardue à laquelle prêtaient ses vérifications, parvenait à commencer son cours avec un retard encore accru.

En temps normal il se servait à des fins identiques d’une boîte à craies qu'il promenait toujours avec lui : après l’avoir posée sur sa table, ouverte, il y choisissait avec précaution la couleur qui convenait au dessin qu’il se disposait à tracer sur le tableau noir ; le chef d’œuvre terminé, il se reculait comme un artiste pour en juger l’effet, et éventuellement en reprendre un détail d’exécution.

Monsieur Duroi ne se contentait pas de tenir, en professeur émérite du non moins excellent lycée Boileau, des discours sans doute remarqués sur la pédagogie ; il assumait au plan local des responsabilités signalées dans un syndicat d’enseignants. Soit arrivisme, soit passion politique, il accordait à cette fonction le plus clair de son activité ; celle-ci, si elle parvenait à combler les loisirs qu’il s’octroyait au détriment de sa besogne scolaire, devait être particulièrement intense… En tout cas son métier, en dépit de ses protestations de foi dans la haute mission de l’Education Nationale, n’était conçu par lui que comme l’instrument d’une réussite sociale, voire publique, dans laquelle la satisfaction du devoir accompli envers ses élèves n’entrait manifestement pour rien. La contrepartie de ses projets d’élévation personnelle, nous la subissions en perdant sous sa coupe le peu d’anglais dont nos premières années d’enseignement secondaire nous avaient imprégnés ; les plus doués, qui passaient une partie de leurs vacances sur le territoire britannique, se contentaient de ne pas progresser.

(à suivre)

samedi 22 octobre 2011

Monsieur DUROI (suite n°I)

Quand il nous interrogeait sur du vocabulaire ou sur un texte, Monsieur Duroi laissait courir son stylo sur la liste des élèves inscrite dans son cahier de notes, avant de pointer un nom ; le laps de temps qui s’écoulait avant qu’il arrêtât son choix sur l’un de nous avait bien sûr pour but d’entretenir une tension craintive dans nos rangs. Pour Quentin, la mise en scène était renforcée d’un regard fixe et inquisiteur tandis que résonnait le prénom de la victime expiatoire, rempli de lourds sous-entendus. « Quentin » annonçait Duroi en martelant chacune des deux syllabes, avec une familiarité rendue nécessaire par la présence dans la classe de deux frères Valois (Quentin et Florentin) qu’il fallait distinguer l’un de l’autre. Suivait la récitation de la leçon, semée de pièges, au cours de laquelle il était régulier que Duroi se mît en colère. La note tombait enfin après un débat muet dont nous suivions les épisodes successifs sur le visage faussement concentré de l’examinateur. Au terme de ce colloque intime où des notions de juste rigueur étaient censées le disputer à des considérations plus humaines, Duroi secouait la tête de haut en bas par petits mouvements saccadés avant de lâcher, avec l’intonation découragée du pédagogue qui ne sait comment venir à bout d’un cancre rétif et doit, à son corps défendant, prendre contre lui des mesures radicales :

- Je vous mets 2. Vous ne travaillez pas assez ! Vous devez faire des efforts. Cela ne va pas du tout… Que voulez-vous que je vous dise ? concluait-il à l’adresse directe de Quentin qui ne songeait certes pas à lui demander des précisions complémentaires et se contentait d’adopter une attitude contrite. « Il va falloir vous secouer ; je ne suis pas du tout satisfait de votre travail ».

Au troisième trimestre, selon le mécanisme que j’ai plus haut évoqué, Duroi, satisfait de la domination qu’il exerçait sur Quentin, se prit d’estime pour celui-ci ; il décida qu’il était parvenu à vaincre sa paresse et que l’élève récalcitrant faisait des progrès. Cette évolution, en démontrant l’excellence de ses méthodes d’enseignement, flattait l’orgueil du professeur. Il mit donc, sciemment ou non, le même soin à faciliter les récitations de Quentin qu’il avait déployé de traîtrise à les rendre auparavant épineuses. Quant aux interrogations écrites de notre camarade, leur qualité s’améliora de manière tout aussi sensible. Le plus surpris de l’histoire était Quentin dont l’hébétude redoubla et qui, pendant un temps, ne fut pas sûr qu’il ne s’agît pas d’un suprême traquenard : il se rendit finalement à l’évidence et intégra, sans plus se poser de questions, sa nouvelle situation d’élève studieux qui « monte ».

Tels étaient les procédés que Duroi affectionnait. Ils trahissaient une conception uniquement coercitive du professorat, qui, comme on le verra plus loin, servait sa propension à la flemmardise et à l’improbité en même temps qu’elle apaisait sa crainte obsessionnelle du chahut. S’il n’était pas inutile de décrire la stratégie qu’il observait vis-à-vis de ses élèves, et de l’illustrer de certains exemples significatifs, c’est que Monsieur Duroi tint au lycée Boileau, dans le courant de notre année de première, un cycle de conférences sur la Pédagogie dont on peut imaginer, à la lumière de ce qui précède, la hauteur de vue et la richesse d’invention. On y parviendra mieux encore en analysant la manière dont il enseignait.

Pendant les trois années que nous passâmes sous sa férule, nous ne vîmes pas plus de douze textes anglais au total, dont aucun n’excédait les deux pages. Un chiffre comme celui-ci suffit à peine, dans des conditions normales, à remplir le programme d’une année. Lorsque mes camarades et moi nous présentâmes aux épreuves du B E P C (qui se déroulèrent pour les élèves de Boileau dans les aîtres lugubres de Malebranche) nous eûmes toutes les peines du monde à convaincre les examinateurs que nous n’avions pas falsifié notre liste de textes présentés à l’oral, mais que, réellement, la matière sur laquelle notre professeur nous avait fait travailler pendant la durée d’une année n’était pas plus abondante. « Ah ! votre professeur a été malade ? » demandaient-ils invariablement. Et certains d'ajouter : « On ne lui a donc pas donné de remplaçant ? ».

En dehors des compositions dont le nombre était fixé par l’administration, nous ne faisions jamais en anglais aucun devoir écrit.

L’idée maîtresse de Duroi qui, à l’heure où j’écris, continue d'exercer en toute quiétude ses talents au lycée Boileau, consistait à perdre le plus possible de temps pendant la classe pour en gagner d’autant plus une fois sorti : pas de cours à préparer, pas de copies à corriger, pas de travail chez soi. Il étirait sur neuf mois ouvrables un programme qu’il aurait pu traiter, sans risque de  surmenage, en moins d’un trimestre. Les leçons de grammaire étaient interminables, grâce à l’emploi d’une présentation graphique minutieusement reproduite sur le tableau noir. Les textes en anglais prêtaient à de multiples exercices pratiques où phrases et locutions étaient, à titre d’exemple, traduites et retraduites dans un français amphigourique qui prétendait être à la fois proche du mot à mot et naturel. Enfin les leçons de vocabulaire, à partir de la seconde, prirent au moins une heure par semaine. Nous avions un lot important de mots et d’expressions à apprendre que nous restituions en classe dans un simulacre de conversation échangée avec le professeur. Tout ce fatras, ingurgité en catastrophe, était aussi vite oublié. Pour mécanique qu’elle fût, la méthode présentait l’avantage de procurer des notes brillantes contre un effort de mémoire temporaire, même à ceux des élèves qui, comme c’était mon cas, se débrouillaient médiocrement dans le thème et la version. Car, avec Duroi qui voulait donner l’impression à l’administration qu’il nous soumettait à un feu roulant d’épreuves, toutes les notes du trimestre entraient dans le calcul de la note de composition finale. Ce contrôle continu avant la lettre était une des plus riches facettes du bluff auquel notre maître se livrait à chaque instant pour échapper au soupçon de paresse qui aurait pu entacher sa réputation. Il pouvait de la sorte nous juger sur de nombreux résultats (quatre ou cinq épreuves par composition trimestrielle) qui laissaient supposer que nous bénéficiions d’un entraînement intensif dispensé par un pédagogue énergique. Dans le même sens, Duroi usait d’une deuxième technique parfaitement huilée dont voici le principe : À l’issue de chaque heure de cours, au lieu de laisser le responsable du cahier de texte de classe remplir son registre, comme il était d'usage, il exigeait de le tenir lui-même. C’était le seul moment où, penché sur son bureau, absorbé dans une réflexion intense, il dépensait un peu d’activité… de brio, même, car ce travail qu’il s’imposait avait pour objet de changer, à l’aide de phrases compliquées et d’expressions redondantes notre inertie en un labeur acharné : « Etude de centre d’intérêt », « Exercice de version et recherche », « Approfondissement du vocabulaire » « Méthode pratique du thème » etc., telle était la terminologie pédante derrière laquelle se dissimulaient les numéros de remplissage et d'atermoiement que nous réalisions sous la houlette de notre professeur. Misant sur ses infinies ressources stylistiques, Duroi, tout en ne faisant rien, trouvait à occuper sur le cahier de classe, deux fois plus de place que ses collègues ; il était aidé en cela par une écriture qu’il avait haute, épaisse et anguleuse, dont la nervosité cassante requérait une large surface.

(à suivre)

mercredi 19 octobre 2011

MONSIEUR DUROI

Duroi fut mon professeur d’anglais pendant trois ans, en troisième, en seconde et en première. Dire qu’il nous enseignait le parler britannique serait mentir : il se contentait de faire acte de présence, et plus que jamais les jours où l’ensemble de ses collègues faisaient grève, par esprit de contradiction sans doute et surtout par obéissance aux principes de discipline dont il se recommandait d’autant plus qu’il y trouvait matière à se distinguer du reste de la gent enseignante. C’était un grand type, raide, qui marchait la tête en avant, la mâchoire serrée et le front couronné d’une mèche disposée en hauteur. Il fallait qu’il eût toujours l’air de réfléchir. Il portait invariablement un long imperméable bleu foncé serré à la taille par une large ceinture. Sans élégance manifeste, sa mise était soignée ; il lui arrivait fréquemment pendant un cours de resserrer sa cravate avec le geste de tête avantageux qui sied. Quand il parlait, il arborait une moue dont la prétention frisait le dédain : sa diction était forcée, peut-être par l’habitude d’outrer pour les élèves la prononciation d’une langue étrangère, et ponctuée d’une inspiration par le nez qui coïncidait avec le claquement de la langue sur le palais. C’est ainsi qu’il ratifiait avec satisfaction ses propres paroles. Pour le reste, quand il nous faisait une observation, ou bien il proférait brièvement quelques mots que nous savions sans appel ou bien, s’il était dans d’heureuses dispositions, il donnait un tour ironique à sa remarque en levant le menton.

Comme le fond ne variait pas d’une formule à l’autre, dans le second cas l’intéressé n’avait pas plus le droit de sourire que dans le premier, et il n’en éprouvait d’ailleurs nulle envie ; la classe prenait, elle, à peu près dans son ensemble, une physionomie servilement amusée dans l’espoir d’apaiser l’ire professorale.

Duroi était persuadé d’avoir retiré de ses études ce sense of humour qui fait l’orgueil des sujets de sa gracieuse majesté et jamais la pensée ne lui serait venue que ses boutades remportaient un succès intéressé ou que leur banalité nous égayait à ses dépens. Le meilleur de son esprit ne dépassait pas le rebut de Trois hommes dans un bateau et sa vision du comique en général en était restée aux premières esquisses du burlesque anglo-saxon. Pour résumer ses conceptions, il croyait que pour être drôle il suffisait de dire le contraire de la vérité la plus patente en prenant une expression fine ; du moins était-ce le seul procédé comique que je lui vis jamais employer. Sa répétition nous fatiguait mais nous devions faire semblant d’en apprécier la cocasserie afin de ne pas nous heurter ensuite à la rancune du maître.

Celui-ci faisait en effet régner pendant ses cours une discipline dont la rigueur, sous ses mines de Matamore, dissimulait au fond un manque de sûreté de soi, et peut-être l’inquiétude d’une nature qui n’était pas pleinement en règle avec sa conscience. Un silence de mort planait pendant toute l’heure d’anglais ; le moindre chuchotement, le moindre double-décimètre tombant sur le sol entraînait une sanction. Si l’un de nous avait oublié son manuel d’anglais et que Duroi s’en aperçût, il était bon pour aller se présenter devant le surveillant général et s’estimer chanceux si l’affaire ne se concluait pas par une consigne du samedi après-midi.

Le climat des cours de Duroi rappelait celui d’une maison de redressement et ne se relâcha un peu, en esprit plutôt que dans la pratique, qu’à partir de la classe de première, lorsque notre professeur fut certain de ne plus avoir rien à craindre de notre part. Mais quoique une détente s’instaurât timidement, il n’en continuait pas moins à guetter tout signe annonciateur d’une possible coalition de ses élèves contre lui ou d’un relâchement de ces derniers contraire à ses méthodes autoritaires.

Dans tout système pénitentiaire, la sagesse pour les détenus passe par la flagornerie du Kapo, qu’elle s’exerce ou non au détriment des compagnons de captivité. Il en allait ainsi pour nous qui savions les inimitiés de Duroi promptes à s’affirmer, et innombrables les déboires de toute sorte auxquels elles exposaient les malheureux réprouvés. Il y avait, de fait, chez lui une tendance à la manie de la persécution. Aussi, quand il avait brimé, tout son saoul, l’un de nous pour des motifs justifiés ou non, il n’était pas rare de le voir radicalement changer d’attitude envers celui qu’il s’était plu à poursuivre de sa hargne obstinée. Flatté d’avoir maté l’individu qu’il n’avait du reste jugé bien souvent dangereux qu’en vertu d’une appréciation purement subjective et en tout cas erronée, il se prenait d’amitié pour lui en tant qu’il était la preuve de son autorité en même temps qu’un témoignage vivant de l’efficacité de sa pédagogie.

Pareillement, il aimait faire des derniers de classe ses têtes de turc. La distinction échut en première à Quentin, le frère de Florentin, qui ne savait pas grand-chose en anglais et qui, même s’il travaillait ses leçons, avait ce handicap de se troubler facilement devant Duroi. Celui-ci avait vite compris qu’il avait à faire à une nature faible, impressionnable : il ne se fit faute d’en profiter.

(à suivre)

samedi 8 octobre 2011

Monsieur BOYNET (suite n°II)


En cette même année de première où nous avions Monsieur Boynet comme professeur d’allemand, notre classe avait refusé au troisième trimestre de composer en physique au motif que la date de ce contrôle ne nous avait pas été indiquée suffisamment à l’avance. Boynet ne manqua pas de nous sermonner à ce sujet : nous étions inconscients, nous nous étions conduits comme des bambins, il était normal qu’une sanction soit prise (celle-ci consista à n’attribuer ni prix d’excellence, ni prix d’honneur ou de tableau d’honneur à aucun d’entre nous, et à nous infliger, pour l’épreuve que nous avions boudée, un zéro collectif).

Je suppose qu’au début de la grève générale que les élèves du lycée décrétèrent le 13 mai 1968, les convictions de Boynet n’avaient pas changé depuis les propos qu’il nous avait tenus un an auparavant en juin 1967 où, nous morigénant, il nous avait asséné cette vérité que : « la grève est une chose trop grave pour qu’à votre âge on puisse en prendre la responsabilité ». Or vers le milieu des évènements de mai, Boynet, opérant un revirement radical, se découvrit tout à coup une vocation de pilier des assemblées générales lycéennes : avec ce sens ponctuel du devoir qui ne le quittait jamais, même dans les circonstances les plus confuses, il abordait les élèves qui déambulaient désœuvrés dans les couloirs de Boileau (ce fut le cas de Delabre de qui je le tiens) et leur faisait valoir avec sévérité qu’ils devaient s’associer aux assemblées séantes, comités d’action et autres organes du jeune pouvoir scolaire pour se tenir au courant, s’informer et participer.

J’allais voir à cette époque, très exactement le jour où le général de Gaulle fit son second communiqué à la radio, Monsieur Corbier avec qui j’avais gardé des contacts depuis l’année de quatrième où je l’avais eu comme professeur de français. J’avais utilisé les loisirs forcés que nous imposaient les évènements de mai pour aller le trouver chez lui. Il trahit devant moi une grande admiration pour son collège et ami, Boynet qu’il me cita en exemple après avoir déploré que certains proviseurs et professeurs de sa connaissance restassent fermés au dialogue avec les étudiants, figés qu’ils étaient dans des certitudes rigides. Boynet, lui, soulignait-il, avait su évoluer et suivait à présent avec attention les proclamations des commissions, les ordres du jour des comités et les directives de tous les porte-parole du mouvement lycéen. Il faut dire qu’en mai 1968, comme en toute époque révolutionnaire, le troc d’opinions fonctionnait mieux que le marché des valeurs boursières, et jouissait de la faveur générale. Personne n’avait honte de se contredire ni de découvrir, en dernière minute, un principe opportun là où il n’aurait vu auparavant qu’erreur de jugement, chimère ou aberration morale.

Je m’aperçus d’ailleurs d’un certain trouble chez Corbier. Il m’avait reçu sans empressement, l’esprit visiblement ailleurs. En même temps qu’il me vantait l’attitude positive d’un Boynet, il se répandait en commentaires pessimistes sur les suites probables de l’élan contestataire. « On connait cela ! C’est toujours la même chose. Vous verrez ! Rien ne changera !…etc. ». Le message ne brillait pas par la cohérence… Il fallait que Boynet exerçât sur lui une réelle influence pour qu’il le louât de ses efforts de loyalisme vis-à-vis du courant révolutionnaire alors que lui-même redoutait les progrès de la rébellion étudiante. Corbier que je savais sensible aux formes de la respectabilité sociale dont il s’obstinait en temps normal à donner constamment le change, n’avait rien en effet pour se reconnaître dans les clameurs et la turbulence brutale du soulèvement de la jeunesse. Il ne lui aurait cependant pas déplu que les débordements de rue aient le pouvoir de régler à l’emporte pièce quelques unes de ses revendications personnelles, et il s’affligeait dans cette mesure d’un échec de l’insurrection qu’il appelait pourtant de ses vœux.

En ce calme après-midi printanier, Corbier, en proie à ses aspirations contraires, vivait dans l’attente fiévreuse du message présidentiel. Son agitation était perceptible ; il craignait le pire : les bruits qui circulaient selon lesquels la cavalerie était prête à marcher sur la capitale, et les commandos de paras du général Massu sur le point de prendre le pouvoir, l’inquiétaient. Comme beaucoup de ses concitoyens il redoutait un putsch militaire et l’instauration d’un régime despotique, non sans souhaiter en secret qu’un dénouement de cette sorte, s’il était besoin, vînt mettre un terme à la pagaïe qui paralysait le pays : d’où l’excitation que produisait chez lui la coexistence de ces sentiments disparates. Beaucoup de gens, semblables à des enfants, savouraient alors leur effroi sans même s’en rendre compte… Corbier, dans cette logique, dramatisait à plaisir, prétendait que deux cents militants du parti d’extrême-droite Occident se disposaient à descendre de Paris pour opérer un ralliement à Mirmont, et m’engageait vivement à rentrer à la maison avant la déclaration du chef de l’Etat si je ne voulais pas courir le risque de me faire piétiner par les insurgés ou par les forces armées. Cette dernière recommandation tenait de la fantaisie la plus pure ; rien ne laissait sérieusement présager un coup de force ailleurs – à la rigueur – que dans la capitale, et l’hypothèse d’une révolution digne de ce nom, à qui avait comme moi assisté de près aux péripéties caricaturales de la mobilisation étudiante, paraissait tout simplement impossible. Cependant Monsieur Corbier renouvela ses exhortations avec tant d’insistance et de conviction qu’il eût peut-être fini par m’impressionner si la perspective d’une intervention des blindés ne m’avait paru indifférente dès lors que le rétablissement de l’ordre le justifiait. Je dus néanmoins me retirer sans trop tarder afin de ne pas l’inquiéter davantage.

Pour en revenir à Boynet, celui-ci et sa femme passèrent avec les Corbier le mois d’août 1969 en Tunisie. Leurs liens aux dernières nouvelles, puisque je n’ai pas revu Corbier depuis, ne s’étaient donc pas relâchés, les échauffourées de mai terminées.

Malgré sa nature d’homme rangé et conformiste, Boynet, s’était pris de sympathie pour le communisme. Je devais ce renseignement à un camarade de première à qui il avait décrit l’évolution de ses idées. Boynet analysait le marxisme comme une doctrine d’avenir, inspirée par des vues sociales généreuses, mais avouait avec une modestie placide qu’il lui manquait le « courage » et l’abnégation nécessaires pour rallier un courant philosophique dont les visées humanitaires au demeurant le séduisaient. Magnanime, il laissait à plus déshérité que soi le soin de promouvoir une Vérité à laquelle ses habitudes de confort comme son respect pointilleux de l’ordre existant, ôtaient toute utilité immédiate.

À y repenser, je crois que cette conception politique entrait pour quelque chose dans les éloges que Lalou, mon professeur de français de seconde à qui je rendis viste au mois d’octobre 1968, formula devant moi sur son collègue Boynet. Il prit pour parler de celui-ci un air pénétré et presque mystérieux, comme si les mots dont il usait avaient été impuissants en eux-mêmes à traduire la révérence qu’il lui vouait. J’en déduisis que Monsieur Boynet, clownesque aux yeux de ses élèves, savait s’attirer l’estime spéciale de ses amis. Etait-ce son bon cœur, sa compréhension qui les charmaient et qui donnaient à sa sottise, à ses vues infimes et à son conformisme appliqué, le masque d’une sollicitude éclairée ? Peut-être…

Mais je pense que l’attrait qu’il exerçait, qu’il exerce sur son entourage, provient surtout de ce côté maternel dont son comportement était empreint et que j'ai essayé de décrire. Le côté Michou ! Sur des professeurs en proie souvent au doute en raison de la complexité et de l’abstraction de leur tâche, guettés par le découragement, enfermés dans une position de petits-bourgeois épargnants et improductifs, cette sagesse consciencieuse de mère bornée et préoccupée de soucis mineurs devait agir comme un calmant pour les nerfs. Ils devaient en retirer une idée de protection et de solidité, apaisante comme un giron sans histoire ouvert à leurs interrogations sans réponse, et à leur incapacité de concevoir un monde utopique qui ne fût pas régi par le règlement intérieur d’un établissement d’enseignement.

Pour nous, Florentin, Delabre, Cardon et moi que l’angoisse métaphysique ne menaçait pas encore, Boynet apparaissait tel qu’il était : doucement pontifiant, péremptoire dans son bagage de pédagogue et surtout aveugle aux autres comme à ses propres mouvements, parce que privé de ce sens de l’humour salvateur qui, sans programme ni ambition, remet toute chose, ou presque, à sa place.

samedi 1 octobre 2011

Monsieur BOYNET (suite n°I)

Puis un beau jour – comment cela se fit-il exactement ? – la récréation fut inscrite au programme d’allemand. Il faut dire qu’entre temps, Florentin jusque là paisible, voire atone, s’était révélé capable de drôlerie et d’une bonne insouciance pendant les cours de français où notre professeur, Monsieur Henri, l’avait placé à côté de moi dans l’espoir de me voir profiter de l’apathie du nouveau venu, qu’il pensait contagieuse. Justement, nous partagions la même table pendant les cours d’allemand. En plus, nous avions appris à connaître Delabre par l’intermédiaire de Cardon qui était son ami d’enfance, et nous nous étions découvert avec lui un intérêt commun pour la musique classique. Nous fûmes tous les quatre bientôt d’accord pour railler les manies inoffensives de Boynet et la pédagogie méticuleuse à laquelle il s’adonnait trois heures par semaine à nos dépens. J’avais en outre appris par mon ancien professeur de français de quatrième, Monsieur Corbier qui habitait le même immeuble que Boynet, que celui-ci travaillait jusqu’à des deux heures du matin pour préparer ses différents cours et qu’il finirait à la longue « par se tuer à la tâche » ; cela nous avait bien fait rire, surtout que de son propre aveu Boynet fut cet hiver-là assez fatigué. Sans être cruels, nous ne pouvions compatir à un dépérissement qui trouvait sa cause dans un excès de zèle opposé à notre humeur nonchalante, dont les effets nocifs nous paraissaient d’autant plus saugrenus.

Enfin, nous avions remarqué que Monsieur Boynet nous interpellait invariablement en faisant précéder notre nom de l’adverbe « nun » [maintenant]. Exemple : Nun, Cardon, wo ist der könig ? Il n’en fallait pas plus à partir du moment où nous étions quatre à avoir relevé et parodié cette habitude pendant nos discussions à la porte du lycée ou entre deux heures de cours, pour en faire un effet de comique irrésistible. Ce détail en forme de tic s’ajoutait de façon réjouissante à l’amour obnubilé que Boynet s’évertuait de nous inculquer pour tout ce qui gravitait autour de la nature – en allemand : die natur. On avait l’impression chaque fois qu’il nous parlait du ciel, des frondaisons et du rossignol, de voir pousser une fleur bleue dans nos classeurs. Die natur par ci, die natur par là, c’était une scie qui finit par avoir sur nous des vertus d’hilarité. Dès que nous le pouvions, l’un de nous formulait un « Ya, die natur » qui provoquait trois esclaffements et souvent le rire inexplicable du quatrième lui-même, auteur de cette dévote action de grâce dédiée aux beautés de la Création. Nous avions pris prétexte de nombreux ridicules de ce genre pour distraire nos longues heures d’immobilité.

Notre attitude laissait Boynet profondément perplexe : jamais il n’avait eu à faire à des crises de rire apparemment dénuées de fondement qui se déclaraient chez des élèves dont le comportement reflétait pour le reste une honnête sagesse. Florentin et moi nous imposions toujours prudemment une tenue déférente ; Delabre et Cardon, plus dégagés, n’en restaient pas moins silencieux et apparemment attentifs pendant la plupart des cours, et s’affirmaient même comme des germanistes de qualité.

Nous n’ouvrions que rarement la bouche ; le coup d’œil était notre liaison la plus efficace et nous nous en servions notamment pour correspondre avec Delabre qui était placé au fond de la classe alors que, Florentin, Cardon et moi, occupions le premier rang l’un à côte de l’autre.

Pendant quatre mois environ il n’y eut pas un cours d‘allemand qui ne se passât dans une atmosphère de joyeuse complicité. Cela tient un peu du phénomène si l’on songe au sérieux méthodique dont Monsieur Boynet ne se départait jamais, mais il en fut ainsi. Bien sûr notre professeur s’étonnait de plus en plus de notre humeur allègre et, inconscient des fluides comiques répandus par ses manières compassées et supérieures, avait, à mesure qu’il nous amusait davantage, tendance à nous regarder toujours plus comme de pauvres innocents ; il accusait son attitude de condescendance à notre égard et se prêtait par là davantage encore à nos persiflages.

C’est Cardon qui se faisait le plus remarquer pendant nos séances de bonne humeur, d’une part à cause de son rire facile et bruyant ; d’autre part parce que lorsqu’il faisait le pitre il ignorait l’art de s’arrêter à temps. Au lieu de s’en tenir à une réflexion ou à une intervention intempestive, il se remuait à tel point que le professeur confronté à ce genre de crise ne pouvait plus rester trois minutes sans se faire interrompre par des facéties ou des mimiques farces de plus en plus accusées. C’étaient des sortes de paroxysmes rares mais déchaînés ; Boynet qui eut à les affronter en plusieurs circonstances, fut obligé d’abandonner la méthode douce pour formuler à l’adresse du perturbateur quelques remarques acides ; il en devenait exaspéré. D’autres fois, il se contentait, devant un rire dont la raison lui échappait, de demander naïvement « Mais enfin, qu’est-ce que vous avez ? » Jamais, malgré toute sa science, il ne lui fut donné de le savoir.

Cardon qui avait un don pour s’assimiler ce genre de détails, avait réussi à apprendre le prénom de Boynet : Michel. Il lui convenait à merveille, avec cette nuance légèrement sucrée qui était la sienne. Afin de mettre cette tonalité d’autant mieux en valeur, nous l’avions aussitôt baptisé : Michou. Florentin s’était empressé de graver le diminutif du pédagogue sur le bureau professoral qui dressait juste devant nous sa paroi de bois abrupte. Nous avions prévu aussi d’écrire, Florentin un Michou Tell de Schischiller et moi un Michou ou le petit Werther de Goethegoethe qui, s’ils ne virent finalement pas le jour, parvinrent à nous distraire à l’état de projets. Boynet, mû en type burlesque, commençait d’entrer dans la légende. Il mérite d’y rester pour son absence d’originalité, son paternalisme mièvre et son penchant à moraliser dont le ridicule ne nous avait pas échappé.

Totalement engoncé dans ses habitudes de « prof’ », Boynet n’avait plus de la réalité que la notion vague qu’en a un trop bon élève émergeant de ses livres de classe. Cela explique qu’il eût fini par se persuader que les jeunes gens de dix-sept ans avaient le raisonnement de gamins de douze. Il vivait en somme hors du champ de l’expérience directe, avec de temps à autres quelques révélations qui le surprenaient. Par exemple, je me souviens d’une fois où il fut tout étonné de constater que Florentin n’était pas uniquement un simplet ; c’était à l’occasion d’un devoir écrit fait à la maison, où il fallait répondre à la question : Qu’est-ce qu’est pour vous un poète ? ou quelque chose d’équivalent. Florentin, intéressé par la poésie dont il tâtait parfois pour son propre compte, avait rédigé un texte en français et l’avait fait traduire par Cardon ; mais c’était plus la qualité des idées que la maîtrise inhabituelle de la langue allemande qui avait interloqué notre correcteur. Dans un registre identique, l’étendue de la culture tudesque de Cardon, qui dépassait de très haut les connaissances de base d’un Birolleau, lui avait toujours échappé. Enfin, au terme de notre année scolaire, il ne dissimula pas sa stupeur lorsqu’il eut vent d’un deuxième prix de dissertation française qui venait de m’être décerné pour mes bredouillements dans la langue de Molière. Aussi relative que fût cette distinction qui ne témoignait pas en soi d’un génie exceptionnel, il lui semblait néanmoins incroyable que j’aie pu atteindre à des cimes aussi éminentes. Il me fit répéter le rang de ce classement comme pour s’assurer qu’il n’avait pas cédé à un moment de distraction qui l’aurait amené à m’attribuer par erreur le résultat d’un autre. Venant de lui qui avait du moins la franchise de ne pas cacher son incrédulité, cette façon de réagir me parut plus ingénue que discourtoise, et je la tiens encore aujourd’hui pour telle.

(à suivre)

samedi 24 septembre 2011

Monsieur BOYNET

Monsieur Boynet était notre professeur d’allemand en première. Nous faisions partie de sa classe, Florentin, Cardon, Delabre et moi. C’était un homme chez qui transpirait le fonctionnaire ponctuel ; tout en lui sentait la juste mesure et prenait des perspectives, non pas mesquines, mais petites. Toujours bien vêtu quoique sans coquetterie, sa mise était trop soignée, trop exacte ; doté d’un visage régulier et agréable, ses traits manquaient cependant de séduction à cause d’un je ne sais quoi d’étroit, de conventionnel qui en détruisait le charme. Il était de taille moyenne, pas bien grand, portait des lunettes et parlait, avec une douceur voulue, une langue châtiée de professeur de lettres. Pour le définir en peu de mots : tous les recoins de son individu, du débit égal de ses paroles jusqu’à l’équilibre pondéré de sa démarche et de ses gestes semblaient procéder d’une répétition, d’un modèle précis dont il aurait été la reproduction consciencieuse. Sa correction et sa sagesse invariable nous semblaient emblématiques d’une nature paperassière en regard de laquelle le mot « fantaisie », pourtant familier à l’âme allemande, posait à l’ennemi héréditaire.

Ses cours se déroulaient suivant un rituel irréfragable fixé par l’Administration. Alors que ses collègues en prenaient à leur aise avec le Règlement, d’ailleurs inapplicable dans les trois quarts des cas, les heures que nous passions avec Boynet tenaient de la course contre la montre : tant de minutes pour la conversation, tant pour la grammaire, tant pour le vocabulaire. Il s’adressait à nous avec onctuosité, « boynettement » ainsi que nous nous plaisions à le dire, en ayant toujours l’air de raisonner ses interlocuteurs. Il n’était pas hypocrite, ni même mielleux ; mais comme beaucoup de professeurs qui prétendent respecter leurs élèves, il prenait envers nous tant de précautions de langage qu’il était clair qu’il nous considérait comme des nouveaux nés ou des attardés mentaux dont il faillait ménager la déficience intellectuelle et la susceptibilité. Oserai-je cette image ? il faisait vaguement nourrice…

Monsieur Boynet était juste, honnête mais sans jamais se départir de cet excès de scrupules qui, en lui, ramenait tout à de petites proportions. Sa culture avait le caractère d’un bon produit de l’Université : sèche comme les développements insipides d’un manuel littéraire ou d’histoire-géographie. Les aperçus qu’il nous enseignait en matière d’art ou de littérature, notre professeur, respectueux des consignes de l’Education Nationale, les débitait en allemand. Leur substance se trouvait ainsi réservée à une élite très restreinte au sein de laquelle ni Florentin ni moi n’avions notre place. Sa seule personnalité consistait à être, en toute chose, minutieusement impersonnel.

Comme on le pense, l’enseignement de Boynet valait une cure de sommeil dans un sanatorium des confins de la Forêt Noire. Le silence régnait pendant ses cours, fruit de l’engourdissement général. Bien qu’il fût suprêmement ennuyeux, personne ne lui en voulait : il nous notait sans dureté excessive et ne punissait pas sévèrement ; ainsi nous n’avions pas de raisons de le trouver antipathique.

Instinctivement, à entendre le ton paternel dont il usait à notre égard, nous avions adopté envers lui, Florentin et moi, l’attitude de deux gamins remplis de bonne volonté mais pas très dégourdis, qui nous assurait pendant ses cours d’une certaine tranquillité. Florentin souriait d’un air niais quand il « séchait » - et Dieu sait si cela lui arrivait ! Pour moi, peinant à construire une phrase en allemand, j’apprenais par cœur celles de notre manuel et les replaçais in extenso dans les exercices de « conversation » sur lesquels tablait notre enseignement oral. Comme ces citations étaient généralement longues, elles provoquaient quelques rires sur les bancs de la classe. Boynet intervenait alors et décrétait qu’il n’y avait rien là de risible puis m’expliquait comme à un enfant que, certes je travaillais mais que le but des questions qu’il posait était de nous faire parler, et non pas de recueillir du par-cœur.

À l’abri derrière notre fausse candeur, nous commencions à comprendre avec Courteline que passer pour stupide auprès d’une autorité qu’on mystifie, c’est s’offrir la matière d’un salubre divertissement.

Delabre, lui, avait des talents teutons suffisants pour se permettre une légère désinvolture ; il excellait à contredire le professeur, à camper sur sa position et à terminer sur un ton insolent. Boynet, dans sa psychologie à l’usage des classes maternelles, le considérait un peu comme un adolescent qui ne contrôle pas toujours ses réactions agressives et, de ce fait, lui passait ses remarques avec mansuétude.

Quant à Cardon, c’était le premier de la classe. Il était forcément « bien vu », encore que ses réactions déroutassent souvent le professeur. Il disputait tout au long de l’année une âpre compétition avec un dénommé Birolleau, bien moins fort que lui, qui avait réussi à s’attirer les faveurs de notre maître en allant fréquemment, après les cours, lui demander des précisions d’un ton soumis et studieux. Boynet qui, lorsqu’il l’estimait à propos, aimait nous rappeler à plus de modestie en insistant sur les imperfections de notre jeune âge, avait une fois entrepris Birolleau sur sa « barbe naissante ». Cardon et Delabre qui ne pouvaient souffrir le protégé de la classe d’allemand en firent longtemps des gorges chaudes : Delabre reprochait à Birolleau son ridicule et trouvait pour cette raison un caractère savoureux à la plaisanterie professorale, qu’il aurait évidemment très peu goûtée s’il en avait fait les frais. Cardon habituellement bienveillant et insensible aux rivalités scolaires, ne pouvait côtoyer Birolleau sans acrimonie, impatienté d’être mis sans cesse en concurrence avec lui. Florentin et moi, lâchés loin derrière le peloton de tête, étions dispensés de prendre parti sur une question de cet ordre.

Boynet, je l’ajoute par souci de la vérité, avait une deuxième préférence : elle allait à un certain Rondeau, solide garçon au visage carré qui vivait dans un demi-sourire sans qu’on pût savoir si son expression dénotait une intelligence amusée ou simplement de l’abrutissement. Taciturne, il n’avait au demeurant rien de déplaisant ; il s’était installé au dernier rang et tâchait, dans un repliement paresseux, de s’y faire oublier. Je suppose qu’il fut le premier surpris de l’affection dont il était l’objet de la part de notre professeur d’allemand. Tiré de sa somnolence par quelque question, il parvenait à faire bonne figure grâce à Delabre, son voisin de droite, qui, tout en faisant profession de le mépriser et de lui souffler de faux renseignements, tenait auprès de lui l’office d’un service d’urgence et de dépannage.

Peut-être Boynet fut-il flatté de ces progrès hypothétiques, voire fictifs ?

Pendant un trimestre et demi les cours d’allemand se succédèrent mornes et assoupissants, dans le calme désespérant que je viens d’évoquer. 

(à suivre)

jeudi 25 août 2011

Préambule

Le lycée Nicolas Boileau, pendant les dix années où je figurais parmi ses effectifs, était unanimement décrit comme le meilleur lycée de la ville de Mirmont. Il devait cette distinction à la qualité de ses sections scientifiques dont la réputation était à ce point flatteuse que les classes littéraires, leurs parentes pauvres, profitaient par contagion de la renommée des sciences-ex, math élem, math sup, math spé et autres formations prestigieuses qui accaparaient le nanan du corps professoral, et concentraient dans leurs rangs les plus brillants sujets de l’établissement, doués bien souvent autant pour les lettres que pour l’arithmétique ou la géométrie. Cette enviable renommée, le lycée Boileau s’en faisait lui-même l’infatigable héraut, à l’instar de la plupart des lycées hégémoniques des autres grandes villes françaises qui prétendaient chacun au titre disputé, et invariablement dénié par les concurrents, de « meilleur lycée après Paris ».

 

À quelques centaines de mètres de là à vol d’oiseau, en limite des premiers faubourgs déshérités de Mirmont, se dressaient les murs du lycée Malebranche, construits uniformément dans une brique foncée et sale, renforcée aux angles par un chaînage de pierres noirâtres, dont l’implantation, déjà excentrée en direction du boulevard Magenta, touchait aux limites des quartiers populaires de la ville. Les élèves de Malebranche, lorsque nous nous interrogions sur leur morne engeance, nous les imaginions acculés à une carrière scolaire sans gloire, parachevée par la double déroute des malheurs privés et de la déchéance sociale. Les succès partout claironnés du lycée Boileau avaient nécessairement pour pendant le néant de cet établissement spectral : aucun élève de Malebranche, de mémoire de lycéen, n’avait jamais abordé aux rivages élyséens de Boileau ni n’était parvenu à conjurer le sort exécrable qui l’avait de prime abord jeté dans la voie d’une perdition intellectuelle à laquelle il était définitivement condamné.

 

Ceux qui franchissaient le perron du lycée Malebranche devaient abandonner tout espoir d’accéder à la dignité des charges, aux jouissances de l’esprit, aux distinctions honorifiques et à la réussite matérielle dont Boileau offrait les perspectives riantes au plus déshérité de ses lycéens s’il voulait bien respecter la chartre laborieuse qu’il lui proposait...

 

 Aussi, grande fut notre surprise lorsque, notre scolarité secondaire terminée, nous découvrîmes parmi nos nouveaux condisciples de l’enseignement supérieur plusieurs rescapés de Malebranche dont la présence en Faculté nous parut aussi incongrue ou inespérée que s’ils avaient dû, pour s’assimiler au reste de la jeunesse étudiante, s’évader d’une réserve lointaine, depuis un continent étranger, entouré d’océans tenus généralement pour inviolables… Le préjugé d’un monde ordonné où le mérite trouverait toujours sa récompense inspirait en totalité les principes et la discipline du lycée Nicolas Boileau ; mais une fois bacheliers, il nous apparut que le monde extérieur auquel nous devions nous mesurer procédait bien plutôt du mouvement emporté et chaotique dont les œuvres littéraires inscrites au programme nous avaient fourni les premières illustrations, que de l’ordonnance immuable et sans surprise de la vie d’un ancien lycéen, ajustée au plan d’équilibre et de raison qu’avait tracé pour lui notre éducation classique. Jusque là nous pensions que les péripéties des grands romans qui formaient le terreau de notre culture littéraire étaient issues seulement de l’imagination de leurs auteurs, comme autant d’incantations vouées à nous concilier un univers abstrait dont les forces arbitraires, conjurées par l’intercession de ces hauts génies, seraient désormais incapables de nous atteindre. Or voici que sitôt entrés en faculté nous buttions sur une réalité insoupçonnée qui voulait que les anciens de Malebranche ne fussent pas, certains du moins, irrémédiablement réduits aux basses œuvres de l’instinct et de l’inculture et qu’ils se tinssent prêts à entreprendre un nouveau cycle d’études, sans souffrir d’aucun handicap par rapport aux lauréats du lycée Boileau... 

 

Ce constat inattendu était le premier chaînon d’une suite de découvertes qui nous isolèrent peu à peu des certitudes que nos maîtres nous avaient inculquées, et effacèrent jusqu’au souvenir de leur enseignement chez la plupart d’entre nous. Et pourtant, ce sont ces évidences, restées enfouies au fond de nous, qui nous ont peu à peu donné la nostalgie d’une scolarité heureuse d’où les sentiments d’inquiétude, d’ennui et de déceptions auraient été de tout temps bannis. 

 

Qu’on se rassure, le propos de Du Lycée et d’ailleurs n’est pas de gloser sur les populations hâves et quasi-fantomatiques du lycée Malebranche auxquelles une providence bienveillante et peut-être aveugle octroyait le rattrapage tardif d’une remontée vers le monde des vivants ! Leur cas équivoque ne retiendra pas nos instants. Bien au contraire, les réflexions qui suivent tourneront, pour le plus grand profit de tous, autour du meilleur des lycées de province français, agora de vraie sapience et apogée de la pédagogie et du palmarès, critérium de toute société savante, – le lycée Nicolas Boileau, de Mirmont – comme aussi autour de la faculté de droit de cette même ville, qui, à l’époque dont je parle, essuyait avec application les premiers plâtres de sa création encore toute récente.  

dimanche 30 janvier 2011

Le G.A.L.C. (suite n°I)

Par une étrange fatalité, les projets pédagogiques que Le Goanvic décrétait en début d’année comme un édit prétorien restaient le plus souvent lettre morte ou végétaient au stade de la conception. On peut citer à titre d’exemple la fin précoce des Graffitis de la tour Eiffel, expérience romanesque avortée à laquelle participa Delabre avant qu’il redoublât sa première. Le Goanvic s’était mis en tête de faire écrire par sa classe (de quatrième ou de troisième, je ne sais plus) une histoire qui aurait été ensuite publiée dans la Bibliothèque verte, collection destinée aux adolescents. Le cadre de l’aventure était un lycée, qui sans doute ressemblait trait pour trait à Boileau, et la majeure partie de l’ouvrage devait être composée par les narrations des élèves dont les sujets, pendant toute l’année, correspondirent aux différents épisodes de l’intrigue. Le titre du roman était évidemment dû à l’humour original du professeur… Une commission d’élèves était chargée de rassembler les narrations, d’en sélectionner le meilleur, de les étoffer, de les redistribuer en chapitres et de ménager les raccords qui donneraient son unité à l’ensemble du récit. Ce comité directorial qui devait profiter des congés pour avancer ses travaux ne fit rien. Il préféra consacrer ses vacances à d’autres exercices. Le Goanvic, absorbé par son altruisme acrobatique, n’avait pas trouvé le temps de terminer lui-même l’œuvre collective. La Tour Eiffel aux graffitis est, depuis, restée plantée dans les limbes. Ồ vieil Eiffel, rassure-toi, le double de ton obélisque de métal, profané par des collégiens iconoclastes, y demeurera encore longtemps hors d’état de nuire à ta réputation.

Une autre fantaisie de Le Goanvic, que Delabre me rapporta, avait été de rajeunir la classique leçon de récitation : à la poésie déclamée le plus souvent à côté de la chair professorale par un élève figé et inexpressif, venait se substituer une scène dramatique à deux personnages représentée, pour plus de réalisme, sur les planches du théâtre du lycée. Perfectionniste quand il s’agissait de juger le travail de ses élèves, nerveux de surcroît, l’inventeur de cette nouvelle forme d’exhibition en tira très peu de satisfaction et beaucoup plus de motifs de perdre son calme. Au cours de la représentation d’un extrait du Marius de Pagnol il sauta sur le plateau, paraît-il, pour gourmander l’un des comédiens improvisés qui ignorait la façon adéquate de déboucher une bouteille de Pastis… Delabre en l’occurrence avait fait équipe avec Cardon : une première fois dans une scène de l’Avare où Cardon prêtait son talent au personnage d’Arpagon et donnait la réplique à Delabre qui ânonnait le texte de Maître Jacques ; une deuxième fois dans l’Aiglon. Là Cardon malgré un physique un peu rude pour le personnage, s’était distribué le rôle du Duc de Reichstadt alors que Delabre dont la finesse de traits aurait mieux convenu au héros, incarnait l’empereur Franz. C’était le passage célèbre où grand-père et petit-fils se confient l’un à l’autre, et Delabre, selon un jeu de scène éprouvé, devait prendre Cardon sur ses genoux. Touchant tableau qui ne fut même pas un baume sur les plaies saignantes de Le Goanvic : les acteurs improvisés ne savaient pas leurs vers, pas plus qu’ils n’avaient su débiter auparavant la prose de Molière.

Parmi ses multiples occupations, Monsieur Le Goanvic comptait celle de veiller aux destinées du G.A.L.C. dont il était la moelle épinière, le fluide vital, le souffle générateur, et spécialement de diriger le Club de cinéma [Pythagore-film] du lycée Boileau. Le Goanvic assez curieusement était un cinéphile passionné et réalisa, avec les moyens du bord, plusieurs films aussi anodins que bien intentionnés dont il était très fier. L’un, que je veux bien supposer meilleur que les autres, remporta un prix ; mais il était question dans cette œuvre à caractère documentaire du poète Du Bellay ; le reste de sa production consistait en fables de patronage, toujours moralisantes, tournées avec la participation d’élèves et de professeurs en guise de comédiens. J’ai oublié le titre de certains des films dont il avait été le réalisateur, mais les thèmes m’en sont restés en tête. Ils duraient en moyenne une trentaine de minutes chacun.

En tête, je placerai le chef d’œuvre, celui qui faisait honneur à la tradition culturelle du lycée Boileau : la mésaventure de trois jeunes garçons qui s’estropiaient en voulant faire partir une fusée de leur fabrication vers la lune. À la fin du film les spectateurs s’aperçoivent sans étonnement qu’il s’agissait d’un mauvais rêve aux accents prémonitoires, inspiré par la providence à l’un des chimistes néophytes pour le mettre en garde contre le danger des explosifs (pendant la seconde moitié des années cinquante plusieurs enfants, croyant pouvoir jouer impunément les artificiers amateurs, avaient payé cher leur passion des voyages intersidéraux). Il y avait aussi l’Ocarina qu’un gamin  trouve dans la rue ; le jeune héros se résoudra à rendre l’objet à son légitime propriétaire après avoir résisté à la tentation très vive de se l’approprier. Je fis de la figuration dans une séquence de ce film qui avait pour décor l’un des stades de la rive gauche. Le tournage eut lieu en deux fois. La première prise fut effectuée en juillet 1963 ; la seconde en juillet 1964. Pour cette raison, acteurs et comparses vieillissent subitement d’un an sur la pellicule, passant sans transition de l’enfance à l’adolescence, sans que le thème de la fiction et sa chronologie y soient pour rien. Le dernier des films de Le Goanvic que j’aie vu avait pour sujet la crise intérieure d’un adolescent qui s’aperçoit que son père n’a jamais été le héros de la guerre d’Espagne qu’il se targuait d’être. Pour nous, élèves du lycée Boileau, ce moyen métrage présentait l’attrait d’être interprété, dans le rôle du faux résistant espagnol, par notre professeur d’éducation physique, Monsieur Malmeyda. Sauf les « dispensés » de sports, il n’était pas un lycéen de Boileau qui n’eût, une année ou l’autre, enfilé roulades-avant, petite foulée, saut en hauteur costal et course de fond sous le sifflet martial et plutôt débonnaire de ce gymnaste inévitable. Par souci de la couleur locale, on lui avait fait jouer de la guitare ; il incarnait un ouvrier, logé dans un demi-taudis dont la caméra détaillait complaisamment les contrastes d’ombre et de lumière.

L’accession de celui que nous avions surnommé Mamoumoute au rang de vedette lors de la projection publique du film avait été saluée par des clameurs joyeuses dont un esprit averti pouvait déceler l’ironie. Les autres spectateurs qui n’avaient pas la ressource de se raccrocher à cet aspect pittoresque, subissaient une lugubre peinture de la désillusion, avec ciel couvert, pluie fine, flaques boueuses et cimetière sous la brume obligés, rendus dans un noir et blanc qui ne procédait pas d’une recherche esthétique mais de l’impécuniosité de la production. On peut encore faire mention de L’Amitié n’a pas de prix : une équipe de copains a élu domicile dans une vieille demeure qu’un type de la ville achète pour la transformer en résidence secondaire. Chassés de leur refuge, les gaillards ne dissimulent pas leur hostilité à l’égard des fils du nouveau propriétaire. Ceux-ci, par chance, sauveront d’un piège qui avait été dressé à leur intention, la sœur d’un de leurs ennemis et le beau conte nous montre en conclusion les gars d’la campagne et les fils du château se promenant main dans la main, leur différend oublié.

(à suivre)

jeudi 27 janvier 2011

Le G.A.L.C.

 

Il y avait au lycée des activités « culturelles » ou du moins prétendues telles. Elles prospéraient sous l’égide d’un organisme filandreux du nom de G.A.L.C. Sans doute ce sigle était-il l’abréviation de quelque chose comme le Groupement des activités de loisirs et de culture du lycée Boileau : il recouvrait une série de clubs aux objets les plus divers : théâtre, photographie, cinéma, marionnettes, échecs, bridge et j’en passe. En fait, l’entreprise était trop ambitieuse en regard des ressources dont elle disposait ; le peu d’acharnement de ses membres actifs accentuait encore les difficultés qu’elle rencontrait à renaître de ses cendres, tel un phénix, année après année tandis que ses effectifs laminés à chaque rentrée scolaire par le départ de la promotion sortante devaient sans cesse se reconstituer. Tous les mois de septembre elle se replâtrait pour s’affaisser d’inanition dans les semaines qui suivaient. Les participants étaient rares ; les professeurs sur qui reposaient son organisation avaient beau caresser la vanité des élèves et parfois leur intérêt pour tenter de susciter des adhérents, leur contingent restait maigre. Réduit à une affluence minimale, le G.A.L.C. ne tardait pas à prendre un petit air de réunion de famille : un noyau restreint d’habitués, unis par le ciment de la flatterie mutuelle et de la considération professorale, qui se suffisait d’une position aristocratique au sein du lycée. Comblés par les titres pompeux et les responsabilités théoriques dont l’administration lycéenne les affublait, les élèves du G.A.L.C. s’assoupissaient avec un sentiment de supériorité heureuse dans une inertie sans histoire. Il n’y avait que Monsieur Le Goanvic pour jeter dans l’affaire un semblant de vie. Maniaque de l’énergie et du dévouement inutiles, Le Goanvic était de ces types qui, à force de vouloir rendre service à tout prix, finissent par se mettre à dos tous ceux dont la reconnaissance devrait leur être acquise. Il usait les ressources d’un corps malingre à concilier mille occupations dérisoires qui n’avaient pour résultat que de lui ôter le temps qu’il aurait dû consacrer à la préparation de ses cours et à corriger ses copies. Il passait pour très consciencieux à cause de ses multiples oscillations de droite et de gauche, de son visage aigu tendu d’une peau jaune et desséchée qui lui donnait un air de jeune ascète, de ses yeux exorbités à défaut d’être clairvoyants ; mais la surabondance des obligations qu’il se créait l’empêchait de remplir aucun de ses devoirs d’une manière satisfaisante. En plus, sa bonne volonté devenait vite encombrante, de sorte qu’au lycée Boileau beaucoup des collègues qu’il avait cru aider en les entraînant dans son sillage, tenaient ses services pour intempestifs, voire malencontreux.

J’eus Monsieur Le Goanvic pendant ma quatrième, en latin. Le bilan fut significatif. Il n’avait pas le loisir de corriger nos thèmes et nos versions : il ne nous donnait que très peu de devoirs écrits et ne nous rendait nos corrections qu’après des semaines de retard. Il fut malade durant un mois au deuxième trimestre ; ses cours étaient expédiés. Le tout, avec les meilleurs sentiments du monde dont la mise en œuvre était constamment défaillante. Sa réputation pourtant n’en souffrait pas. Où s’était-elle forgée ? Je l’ignore. D’après la rumeur lycéenne, il était bon pédagogue, apprécié par ses élèves, disposé à se sacrifier pour eux, « organisé » etc. Les parents d'élèves contribuaient largement à diffuser cette légende, abusés par ses manières cauteleuses et son optimisme forcé d’ancien scout. Quand ils venaient le consulter, ils l’entendaient appeler leur fils par son prénom, ils le voyaient extérioriser une sérénité aimable, presque joyeuse : « Paul (ou Pierre, ou Jacques) est un garçon très gentil… » Cette appréciation n’engageait à rien ; elle était suivie de remarques psychologiques faciles et toujours compréhensives sur les aptitudes banales du sujet. Dès lors, père et mère étaient persuadés de la pénétration de celui qui avait su si bien cerner les qualités de leur précieux rejeton et lui accorder une si juste importance ; ils déduisaient de la familiarité avec laquelle Le Goanvic parlait de son élève et de la connaissance qu'il avait de son caractère, que leur enfant tenait dans l'estime du maître une place singulière, indépendante de ses notations qui pouvaient être éventuellement médiocres. « Comme il suit bien les jeunes et comme il s’intéresse à eux ! » songeaient-ils avec satisfaction.

Vis-à vis des élèves, Le Goanvic usait du même enrobement amical. Il n’en tirait pas d’autre profit que de passer pour hypocrite – d’ailleurs souvent à tort – auprès d’une majorité d’entre nous alors qu’il pensait nous conquérir par ses chatteries de pédagogue "dans le vent". Ses manières étaient en effet mal interprétées par ceux-là mêmes qu’elles avaient pour but d’amadouer quand elles accompagnaient la proclamation d’une mauvaise note ou d’une punition. – Thierry, je t’ai mis un deux ; mais c’est pour te faire comprendre qu’il faudra faire mieux la prochaine fois ; et tu y arriveras, j'en suis sûr ! (grand sourire amical).

Contrairement à l’idée que Monsieur Le Goanvic se faisait de ses classes, nous n’étions pas assez aveugles pour jauger le degré de sympathie que devait nous inspirer un professeur en nous fondant sur le nombre de cajoleries plus ou moins ostensibles dont il nous entourait dans les circonstances douloureuses et sans doute inévitables où il sanctionnait notre insuffisance. Les plus malins avaient tout de suite saisi que la gentillesse de Le Goanvic se bornait à une complaisance douçâtre qui tenait plus de la volonté de faire montre de bonté que du souci d’encourager les élèves et de soutenir leur effort. Il aurait mieux valu pour tous qu’il restât à sa place plutôt que d’en sortir à demi dans le registre d’une feinte égalité qui ne trompait personne.

J’ai un souvenir révélateur à ce sujet : à la fin de notre année de quatrième, suivant un rite immémorial, nous nous cotisâmes pour offrir un cadeau à nos professeurs. Comme nous n’avions pas tous le même avis sur eux, nous avions résolu le problème en prévoyant que chacun d’entre nous indiquerait à qui il destinait spécialement son obole alors que l’usage en vigueur voulait que toutes les sommes encaissées fussent mises en commun. Monsieur Le Goanvic n’eut droit à ce régime qu’à un modeste stylobille à quatre couleurs, baromètre de sa médiocre popularité. En revanche, Bélanchon, notre professeur d’allemand, un homme plutôt distant qui n’avait jamais tenté de jouer la complicité avec nous, et moins encore l’affectivité, mais dont nous avions relevé les dispositions loyales et bienveillantes, récolta une avalanche de présents. Il lui en venait de toute part, de chacune des sections qui se trouvaient réunies dans sa classe. Je revois son air ahuri quand il découvrit les quatre ou cinq paquets amoncelés sur sa table, et sa confusion quand il nous remercia de nos dons ; en tant que professeur de deuxième langue il ne s'était attendu à aucune libéralité de notre part, et son émotion réelle, pour retenue qu’elle fût, suffisait à le prouver. D’où il ressort que les maîtres ont mieux à faire que chercher à séduire leurs auditoires, et qu’ils gagnent davantage à susciter leur confiance.

Pour le reste, Le Goanvic était tatillon. Il faisait obligation à ses élèves de posséder un carnet de tel format, un cahier dont les carreaux avaient tel espacement et les pages telles dimensions etc. ; d’écrire sur le premier d’une manière différente de celle employée pour le second. La discipline intellectuelle qu’il imposait à ses classes ne planait pas dans les nuées, on s’en rend compte ! Sa notation, déduite de la haute idée qu’il avait de sa valeur et de l’impossibilité d’admettre que ses élèves puissent approcher ses anciens exploits scolaires, était naturellement sévère.

Il y avait en lui de l’esprit de l’ex-premier de classe qui contemple sans indulgence ses successeurs. Il appliquait des méthodes qui se voulaient modernes et qu’il croyait rendre attrayantes par l’usage d’un vocabulaire original où se mêlaient références doctes et intentions humoristiques (ou conçues comme telles). À ses sections littéraires, il imposait la lecture d’une œuvre de littérature française tous les quinze jours ; une discussion en classe était prévue, qui avait reçu la dénomination de forum… Chacun devait y apporter un document rédigé de sa main, contenant un résumé de l’intrigue du roman ou de la pièce de théâtre, un portrait de l’auteur replacé dans son époque, l’exposé des caractéristiques de l’œuvre et, « en les justifiant », le compte rendu de ses impressions de lecture. Je laisse à qui veut, le soin d’imaginer les banalités, voire les âneries, dont ces échanges de vues pouvaient être l’occasion. Les poncifs scolaires que le fainéant volubile et le phraseur besogneux manient avec un égal bonheur allaient évidemment bon train.

(à suivre)

mardi 25 janvier 2011

DISTRIBUTION DE PRIX 1967 (suite n°III)

Seuls quelques représentants de l’Université avaient revêtu leur toge d’enseignant. Notamment un type encore jeune qui assomma l’auditoire par des considérations pédantes sur la Culture dont il prétendait faire sauter les verrous et les cloisonnements. Outre que ses idées claironnantes dataient du mouvement Dada d’avant-guerre, la présentation dogmatique qu’il en donnait accusait encore leur inutilité. La culture, disait-il en substance, n’est pas seulement livresque mais résulte de toute industrie humaine. (Quelle audace !) En corollaire, tout devenait objet de culture : la chronique des faits divers, la littérature de gare, la bande dessinée, les placards publicitaires etc. L’énumération de ces nouveaux territoires gagnés à la spéculation intellectuelle durait au bas mot une demi-heure ! La faiblesse de la démonstration venait de ce que, tout en prétendant affranchir la culture de ses rapports avec le goût, l’éducation et le savoir où elle puise traditionnellement ses références, l’orateur par déformation professionnelle ne pouvait y voir autre chose que l’instrument d’une discipline scolaire appliquée aux productions les plus positives ou les plus ordinaires de la vie courante, et destinée, partant, à les dénaturer. On le sentait prêt à consacrer sa méthode d’érudit ès-lettres à l’étude du roman-photo, du tract politique, des notes administratives, des modes d’emploi d'appareils ménagers de la même manière qu’il eût étudié les plus ambitieuses réalisations du génie humain. Il n’y avait qu’un produit de l’Université française pour tirer tant de conclusions fausses de prémices aussi évidentes ; et il fallait rien de moins que ses collègues pour s’extasier sur la témérité d’une pensée pulvérisant, à les entendre, l’emprise tenace de préjugés ancestraux. De mon côté, je considérai cette palabre en forme d’exhibition virtuose comme un exercice de bavardage moins imprévisible qu’insupportable.

Monsieur Lalou nous dit de cet universitaire : –  Il vient d’être nommé à Mirmont. C’est un homme très brillant, qui n’a pas l’air apparemment de vouloir rester dans les sentiers battus. Vous pensez bien que son discours n’a pas été du goût de tout le monde ! (Entendre par là : le proviseur et la fraction conservatrice du professorat.) Lalou, lui, paraissait avoir apprécié ce morceau de haute éloquence, jusqu’à en admirer l’originalité et la vigueur.

Je profite de la circonstance pour dire quelques mots de Monsieur Lalou qui me retint un soir à dîner chez lui avec Quentin deux ans après ma sortie du lycée. Il devait avoir à cette époque environ trente-cinq ans. Comme tant de professeurs de sa génération, il péchait par excès d’indulgence pour l’anticonformisme dont les apparences lui en imposaient beaucoup plus que le fond. Je discernais dans cette inclinaison qui ne lui était pas naturelle l’influence du caractère passionné de son épouse : celle-ci, professeur de lettres comme lui, paraissait plus prompte à s’émouvoir d’une idée qu’à en examiner le sens. La religion de l’originalité qui signifiait, pour Madame Lalou, le refus des valeurs morales traditionnelles, avait fini par déteindre largement sur son mari : quand Monsieur Lalou consentira à laisser pousser dans le cou ses cheveux déjà rares, pendant l’été 1969, à une époque où ce négligé est déjà depuis longtemps passé dans les mœurs, Madame Lalou le fera remarquer à tout un chacun avec une joie enfantine. « Vous avez remarqué qu’il a les cheveux longs ? » Insistant sur ce détail physique comme si son époux venait de remporter une grande victoire sur lui-même, qui exigeait des encouragements réitérés…

Aussi quand son jeune frère, dans les mêmes circonstances, lui raconte qu’une serveuse n’a pas été aimable avec lui dans un café-restaurant du Boulevard Saint Michel à Paris, Madame Lalou décrète : « C’est à cause de tes cheveux ». Or le jeune homme a une coupe mi-longue qui, aujourd’hui que l’opinion publique s’est habituée aux fantaisies capillaires les plus débridées, ne risque plus d’effaroucher personne ; à plus forte raison dans le quartier latin où il n’y a guère que les poils coupés ras qui puissent susciter une réaction de surprise ou de malaise. – Croyez-vous que ce soit vraiment pour cette raison ? hasardai-je. Jamais en effet je n’avais remarqué que les frères Valois (Quentin et Florentin) aient pu s’attirer, par leur chevelure, la réprobation des garçons de café ou du personnel des restaurants qu’il nous arrivait de fréquenter.

Mon incrédulité a pour conséquence de tourner vers moi tous les visages, sidérés, sauf celui de Quentin qui est au demeurant le seul à être vraiment chevelu. Je deviens le point de mire pour avoir douté du martyre que subissent quotidiennement les bohèmes, les hippies et les anarchistes de France ; je me sens un peu comme un marxiste-léniniste qui réaliserait, après avoir vanté le libéralisme du système soviétique, qu’il vient de parler à une amicale d’anciens prisonniers du goulag. – Mais si, je vous assure ! réplique Madame Lalou, toutes convictions dehors. Evidemment vous ne vous en rendez pas compte : vous, on ne peut pas dire que vos cheveux soient longs ! Je lui concède que mes cheveux sont plutôt courts ; mais de là à imaginer à quel point les cheveux longs peuvent provoquer d’hostilité... – Mais si, on ne le croirait pas : c’est toujours comme cela ! etc.

J’opine pour ne pas instaurer un froid. Quentin se tait, stupéfait d’apprendre à quels périls il a jusque là échappé. Quant au frère rescapé du restaurant réac du Boul’ Mich’ il arbore le sourire modeste d’un héros qui serait l’unique survivant d’une déflagration mondiale.

Timide, tributaire de son entourage pour les questions matérielles, impressionnable, Lalou aurait bien du mal à ne pas se laisser entamer par ses proches qui forment autour de lui un rempart nécessaire contre la vie pratique, et influent par ce biais sur son jugement qu’il a naturellement fin et nuancé.

Quand je l’ai revu en novembre 1971, Monsieur Lalou avait perfectionné encore son débraillé : vieux chandail usé, chemise élimée dont juste une partie du col était visible. Il aurait dû, dans son négligé, avoir l’air à l’aise ; au contraire il me faisait l’impression d’être emprunté, plus que lorsqu’il s’habillait strictement d’un veston gris clair ou d’une veste de daim marron et d’une cravate discrète pour venir nous faire cours au lycée Boileau en 1965-1966. J’avais beau m’appliquer à l’accepter dans sa nouvelle tenue, je ne trouvai qu’un assemblage forcé de gestes, d’allure et de paroles ; rien de l’harmonie qu’il dégageait autrefois, quand il vivait en accord avec lui-même. Car, pour autant que je puisse l’affirmer, l’extérieur avait chez lui beaucoup plus évolué que la sensibilité et les goûts qui constituaient le fond de son caractère. Je pouvais en tout le cas le croire à l’entendre parler avec sérieux de son métier de professeur d’université et à le voir sagement établi dans un lotissement de la périphérie de Mirmont, propriétaire d’un pavillon qu’il avait meublé sans y mettre de recherche ou de soin particulier, calé entre une femme expansive et étourdie, « intellectuelle » comme lui, et deux gosses en bas âge. Dans un cadre aussi millimétré, pour ne pas dire : géométrique, les appels à la révolution, quand même ils remuaient en lui des aspirations sincères, sonnent faux et tout autant les sous-entendus frondeurs ou le laisser-aller vestimentaire.

Lalou eut-il l’intuition de la déception qu’il me causait ? Trouva-t-il que j’essayais de le percer à jour ? Il s’exprimait avec une sorte d’embarras, comme sur la défensive ; peut-être simplement ennuyé de ne pouvoir me recevoir sans qu’épouse et mioches viennent troubler notre entretien.

Je préfèrerais penser qu’il regrettait non ma venue, mais l’impossibilité où nous étions de converser avec l’abandon nécessaire à une véritable reprise de contact. Je ne saurais pourtant l’affirmer. Il est probable que l’impression qu’il aura tirée de moi à l’occasion de cette dernière entrevue fut aussi peu favorable que celle que je conservai ensuite de lui. Les relations que nous avions eues pendant mon année de seconde s’étaient déroulées au mieux : sans doute la sagesse aurait-elle voulu qu’elles s’arrêtent là. Monsieur Lalou professeur de français-latin au lycée Boileau et moi, l'un quelconque de ses élèves, les choses allaient bien mieux ainsi.

jeudi 20 janvier 2011

DISTRIBUTION DE PRIX 1967 (suite n°II)

 

Le plaisir de recevoir un livre aurait pu nous rasséréner ; seulement la lecture est un vice moins répandu qu’on ne le croit chez les jeunes gens et du reste nous imaginions trop bien, pour nous en réjouir, les invendus et fins de séries que nous allions rapporter dans nos foyers… En quatrième, par exemple, il m’avait été fait don, dans une édition brochée aux feuillets inégaux et à l’impression crasseuse, du… second tome du Capitaine Fracasse. Comme bien on pense, je remis le contact avec le célèbre bretteur à une époque hypothétique où la fortune me mettrait en possession du tome premier ignoré de l’administration du lycée. En troisième, malgré une année mauvaise en général, j’avais eu droit au Théâtre choisi de Corneille édité en deux volumes par la Collection Nelson, dont les caractères d’imprimerie qui transparaissaient au travers du papier, étaient à peu près illisibles.  J’étais cependant parmi les plus gâtés des récipiendaires, et devais cette grâce à l’intervention personnelle de Lenormand, notre professeur principal, qui avait voulu me récompenser de la sorte pour mes devoirs de français. Je revois encore la tête dépitée de Barbulain, un bûcheur qui cumulait plusieurs nominations enviables, comparant mes deux consistants volumes reliés avec le mince fascicule de reproductions de Picasso dont il devait se contenter pour percevoir la gratification d’une année de tension et de peine ! J’ai toujours pensé qu'il avait dû ce jour-là découvrir une forme insoupçonnée de l’injustice humaine qui ne l’aurait évidemment pas ému si elle s’était exercée aux dépens d’un de ses camarades car Barbulain était de ces garçons paisibles, toujours prêts à s’amuser sans arrière-pensée des mésaventures qui arrivent aux autres quand ils en sont tranquillement les spectateurs.

Je reviens à l’année 1967 ; je reçus le Spleen de Paris en Bibliothèque de Cluny ; le seul livre de prix de toute ma scolarité secondaire que je pus lire. Cardon obtint, si je me rappelle bien, une historiette narrée en allemand qui récompensait ses qualités de germaniste distingué. Les frères Valois, eux, n’étaient pas de la fête. Quentin était renvoyé du lycée (il continua sa scolarité dans un établissement privé de la lointaine périphérie de Mirmont) et Florentin devait redoubler sa première.

Le cérémonial se déroulait sans accroc quand un incident vint lui donner un peu de vie. La distribution commençait par les plus hautes classes pour finir par les plus petites. Les terminales, premières, secondes étaient, après les classes supérieures, les plus tôt servies sans avoir rien à faire ensuite qu’attendre. Lorsque les classes supérieures eurent la permission de quitter les lieux pour aller réviser leurs concours, les autres classes dont le tour était également passé mais qui, elles, devaient rester jusqu’à la fin, se sentirent une pressante envie de les suivre.

Un mouvement se dessina, d’abord timide, qui grossit bientôt. D’un coup les strapontins de la partie Sud du théâtre se rabattirent ; les gradins d’abord seulement clairsemés par le départ des préparatoires, se vidèrent brutalement tandis que nous cavalions dans le moins descriptible des désordres en direction de la sortie.

Ce fut une sorte de réveil bruyant, inattendu, comparable à l’effet de surprise causé par l’armée napoléonienne lorsqu’elle déboula sur le versant italien des Alpes. La confusion fut extrême, alimentée par les clameurs, les rires et les piétinements des fuyards dont la bousculade ébranlait le plancher des promenoirs qui ceinturaient la salle. Nous nous engouffrâmes dans la sortie de gauche pour nous retrouver bloqués par des pions, appelés d’urgence, qui s’étaient disposés en cordon afin de stopper net notre élan. Peu nombreux furent ceux qui réussirent à passer outre. Il y eut quelques secondes d’une lutte qui consistait à pousser, les surveillants dans un sens, nous dans l’autre. Mais déjà la tentative avait échoué : du moment qu’intervenaient les gardiens de la discipline, aucun de nous ne tenait à un réel affrontement qui n’était décidément plus de saison à la veille des vacances d’été. Notre agression fut molle : le front se contentait d’être propulsé en avant par l’arrière-garde. Finalement nous battîmes en retraite dans un chaos qui valait la débandade de notre tentative d’évasion, la précipitation en moins. Chacun reprit sa place comme si de rien n’était. C’est à peine si quelques polards songèrent à un rapprochement possible avec la percée de Nivelle, de triste mémoire.

Le proviseur improvisa un bref laïus dans lequel il blâmait notre conduite et croyait devoir nous rappeler quel était le sens profond d’une distribution de prix. Le calme se rétablit et un demi-silence succéda au remue-ménage précédent, dans une atmosphère malgré tout plus électrisée qu’au début

Pour anodine qu’elle soit, l’anecdote est parlante : elle démontre l’inanité des efforts d’une administration lycéenne déjà condamnée, proche d’être emportée par la disgrâce des méthodes d’enseignement traditionnelles, ressenties par les enseignants eux-mêmes comme sélectives et autoritaires. Il allait en être ainsi de la notation chiffrée. On peut voir aussi dans cet épisode le signe avant-coureur des évènements qui devaient se produire l’année suivante, un fait isolé relié par un réseau secret à l’avènement du mai révolutionnaire qui fermentait sans qu’on pût encore le prévoir.

La distribution terminée, nous bavardons, Cardon et moi, avec Monsieur Lalou, notre professeur de français de l’année précédente. Il nous apprend que le proviseur avait exigé de tous les professeurs agrégés qu’ils fussent en toge. Mais ceux-ci, jaloux d’une dignité individuelle qui passait à leurs yeux par le refus de l’uniforme, avaient protesté avec vigueur d’une seule voix contre toute tentative d’enrégimentement. Il est bon de préciser que la presque totalité d’entre eux avait d’autant plus de répugnance à arborer un costume comme l'attribut de leur profession, qu’ils n’en détenaient aucun. Lalou nous rapporte avec jubilation la répartie d’un de ses collègues, qu’il paraît trouver à la fois spirituelle et courageuse : « Je ne vais tout de même pas m’acheter une robe pour ça ! » Submergé par une fronde unanime le proviseur avait dû s’avouer vaincu, et renoncer à la restauration d’un formalisme qui risquait de répandre la discorde dans ses effectifs les plus gradés.

(à suivre)

lundi 17 janvier 2011

DISTRIBUTION DE PRIX 1967 (suite n°I)

J’ai gardé le souvenir d’un garçon qui était mon condisciple en dixième et en neuvième à l’école Saint Joseph où il raflait tous les prix et que je rencontrai à nouveau au lycée Boileau bien des années plus tard. Il se nommait Alain Pruvost. Il était resté bon élève, sans toutefois avoir conservé cette supériorité lumineuse qui faisait sa gloire dans les petites classes. En plus à cette époque, surmonté d’une belle mèche blonde, il ressemblait au héros de Sylvain et Sylvette avec lequel je le confondais vaguement, ce qui redoublait son prestige à mes yeux. Comme notre maîtresse d’école s’extasiait parfois devant nous sur les joies que son frère aîné et lui, aussi bons élèves l’un que l’autre, devaient procurer à leurs parents en leur rapportant des carnets de notes si brillants, j’en étais venu à lui attribuer, sans ressentir autrement de sympathie pour lui, une espèce de primauté spirituelle assimilable à l’amorce d’une perfection qui l’aurait essentiellement distingué du reste de ses camarades, imparfaits et faillibles. Or quand je le retrouvai à Boileau ses épaules s’étaient arrondies, son allure était devenue commune. Il parlait avec des inflexions de voix un peu traînantes, plaquées sur des propos banals que pimentait l’humour rebattu d’un collégien sans invention. S’y ajoutaient quelques remarques sentencieuses en guise d’idées générales. Il ne restait plus de lui qu'un adolescent balourd qui avait rudement conquis la place du gamin gracieux et éveillé qu’il avait été quelques années plus tôt.

À la distribution des prix qui clôtura notre année de quatrième, je remarquai un camarade, Brassière, habillé avec un mauvais goût si affiché que j’en fus gêné pour lui. Je ne lui connaissais jusque là que les pull-overs, polos, blousons et duffle-coats que nous portions d’habitude, avec lesquels il nous était difficile de verser dans une élégance tapageuse. (J’excepte de cette sobriété vestimentaire le chapeau tyrolien en feutre vert qui fit fureur pendant l’année 1962 et dont la mode après une saison s’évanouit aussi vite qu’elle était venue.) Pour la circonstance, Brassière s’était mis en frais d’un costume bleu marine, rehaussé d’un gilet rouge et d’une cravate bleue à pois jaunes qu’il arborait avec la fierté d’un chic sans rival. Lui, faisait partie de ces garçons travailleurs comme il en existe souvent trois ou quatre par classe, qui talonnent le prix d’excellence sans se hisser tout à fait à son niveau mais méritent en fin d’année les ovations du corps professoral pour leur assiduité et leur constance. Il me sembla, à la vue de notre camarade pareillement accoutré, qu’en dépit de mes résultats scolaires, bien peu remarquables comparés aux siens, je n’avais guère de raisons de l’envier : au moins possédai-je une juste idée de ma personne qui la protégeait du port d’un habillement bariolé et clownesque dont ma jeune dignité aurait souffert. Ce garçon n’avait attendu que sa quinzième année pour laisser éclore dans le domaine du goût une absence d’éducation que le lycée, quoiqu’il prétendît nous instruire en toute matière, était bien impuissant à conjurer… L’ère égalitaire prenait fin : nous avions treize ou quatorze ans ; les amarres rompaient déjà tandis que notre enfance s’effaçait. Tout bien pesé, cette distribution de prix, au lieu de m’inculquer le respect du labeur modeste dont le lycée nous vantait les perspectives fructueuses, m’avait convaincu de l’intérêt très relatif du savoir scolaire et des limites de son rayonnement. Je saisissais que l’enseignement qui nous était prodigué, si consciencieux que fussent nos professeurs, ne pouvait que renforcer dans le meilleur des cas le développement spontané d’une nature distinguée mais certainement pas pallier l’action défaillante du cercle familial sur une nature fruste, laissée à son seul gouvernement. En a parte, je procédais à une redistribution des prix, plus véridique sinon plus équitable dans l'absolu.

En 1967, le proviseur du lycée Boileau décida de faire reluire les distinctions scolaires distribuées par son établissement, en réunissant pour une fois l’ensemble des élèves destinés à recevoir des livres de prix dans le vieux théâtre de Mirmont, place Aristide, dont les dimensions étaient assez vastes pour contenir cette nombreuse sélection. Les enseignants dont certains avaient revêtu la toge, trônaient sur la scène ; ils étaient assis derrière les autorités de la ville, parmi lesquelles le procureur général Sylvain Gros se signala par une allocution de la meilleure veine soporifique qui avait au moins la qualité de respecter la tradition du genre. J’aurais voulu me dispenser d’assister à mon triomphe, limité en l’occurrence à la récolte indigente d’une année de quasi-pénurie, mais mes parents avaient insisté pour que je participe à ces solennités par loyalisme envers l’institution lycéenne qui travaillait à ma réussite future. Je dus pour un malheureux deuxième prix de français et un médiocre accessit d’histoire, supporter quelque trois heures de fournaise dans un fauteuil en bois qui branlait, à voir l’interminable défilé des gloires précoces de Boileau. Des sixièmes aux classes supérieures en passant par tous les degrés intermédiaires de l’échelle scolaire… Les surveillants, au micro, se relayaient pour psalmodier sans conviction la mercuriale du palmarès. Dehors le soleil invitait à de plus joyeux divertissements, mais nous ne devions en avoir cure.

Perchés sur leurs tréteaux, inoccupés, enseignants et invités de marque offraient à nos regards désœuvrés leurs physionomies de bêtes curieuses, figées dans une immobilité de momies chinoises.

Je m’étais muni pour tuer le temps d’une biographie de Rossini que je ne pus lire longtemps, distrait par les harangues, le brouhaha et l’incommodité de mon siège. Un ennui pesant planait sur tous, excepté sur les héros du jour qui se comptaient à trois ou quatre par classe. Les autres lauréats, regroupés en un peloton anonyme, abondant et obscur, se montraient plus sensibles à la macération de leur postérieur qu’à l'émulation qu'auraient dû exciter en eux les félicitations et les applaudissements réservés aux meilleurs.

(à suivre)