jeudi 25 août 2011

Préambule

Le lycée Nicolas Boileau, pendant les dix années où je figurais parmi ses effectifs, était unanimement décrit comme le meilleur lycée de la ville de Mirmont. Il devait cette distinction à la qualité de ses sections scientifiques dont la réputation était à ce point flatteuse que les classes littéraires, leurs parentes pauvres, profitaient par contagion de la renommée des sciences-ex, math élem, math sup, math spé et autres formations prestigieuses qui accaparaient le nanan du corps professoral, et concentraient dans leurs rangs les plus brillants sujets de l’établissement, doués bien souvent autant pour les lettres que pour l’arithmétique ou la géométrie. Cette enviable renommée, le lycée Boileau s’en faisait lui-même l’infatigable héraut, à l’instar de la plupart des lycées hégémoniques des autres grandes villes françaises qui prétendaient chacun au titre disputé, et invariablement dénié par les concurrents, de « meilleur lycée après Paris ».

 

À quelques centaines de mètres de là à vol d’oiseau, en limite des premiers faubourgs déshérités de Mirmont, se dressaient les murs du lycée Malebranche, construits uniformément dans une brique foncée et sale, renforcée aux angles par un chaînage de pierres noirâtres, dont l’implantation, déjà excentrée en direction du boulevard Magenta, touchait aux limites des quartiers populaires de la ville. Les élèves de Malebranche, lorsque nous nous interrogions sur leur morne engeance, nous les imaginions acculés à une carrière scolaire sans gloire, parachevée par la double déroute des malheurs privés et de la déchéance sociale. Les succès partout claironnés du lycée Boileau avaient nécessairement pour pendant le néant de cet établissement spectral : aucun élève de Malebranche, de mémoire de lycéen, n’avait jamais abordé aux rivages élyséens de Boileau ni n’était parvenu à conjurer le sort exécrable qui l’avait de prime abord jeté dans la voie d’une perdition intellectuelle à laquelle il était définitivement condamné.

 

Ceux qui franchissaient le perron du lycée Malebranche devaient abandonner tout espoir d’accéder à la dignité des charges, aux jouissances de l’esprit, aux distinctions honorifiques et à la réussite matérielle dont Boileau offrait les perspectives riantes au plus déshérité de ses lycéens s’il voulait bien respecter la chartre laborieuse qu’il lui proposait...

 

 Aussi, grande fut notre surprise lorsque, notre scolarité secondaire terminée, nous découvrîmes parmi nos nouveaux condisciples de l’enseignement supérieur plusieurs rescapés de Malebranche dont la présence en Faculté nous parut aussi incongrue ou inespérée que s’ils avaient dû, pour s’assimiler au reste de la jeunesse étudiante, s’évader d’une réserve lointaine, depuis un continent étranger, entouré d’océans tenus généralement pour inviolables… Le préjugé d’un monde ordonné où le mérite trouverait toujours sa récompense inspirait en totalité les principes et la discipline du lycée Nicolas Boileau ; mais une fois bacheliers, il nous apparut que le monde extérieur auquel nous devions nous mesurer procédait bien plutôt du mouvement emporté et chaotique dont les œuvres littéraires inscrites au programme nous avaient fourni les premières illustrations, que de l’ordonnance immuable et sans surprise de la vie d’un ancien lycéen, ajustée au plan d’équilibre et de raison qu’avait tracé pour lui notre éducation classique. Jusque là nous pensions que les péripéties des grands romans qui formaient le terreau de notre culture littéraire étaient issues seulement de l’imagination de leurs auteurs, comme autant d’incantations vouées à nous concilier un univers abstrait dont les forces arbitraires, conjurées par l’intercession de ces hauts génies, seraient désormais incapables de nous atteindre. Or voici que sitôt entrés en faculté nous buttions sur une réalité insoupçonnée qui voulait que les anciens de Malebranche ne fussent pas, certains du moins, irrémédiablement réduits aux basses œuvres de l’instinct et de l’inculture et qu’ils se tinssent prêts à entreprendre un nouveau cycle d’études, sans souffrir d’aucun handicap par rapport aux lauréats du lycée Boileau... 

 

Ce constat inattendu était le premier chaînon d’une suite de découvertes qui nous isolèrent peu à peu des certitudes que nos maîtres nous avaient inculquées, et effacèrent jusqu’au souvenir de leur enseignement chez la plupart d’entre nous. Et pourtant, ce sont ces évidences, restées enfouies au fond de nous, qui nous ont peu à peu donné la nostalgie d’une scolarité heureuse d’où les sentiments d’inquiétude, d’ennui et de déceptions auraient été de tout temps bannis. 

 

Qu’on se rassure, le propos de Du Lycée et d’ailleurs n’est pas de gloser sur les populations hâves et quasi-fantomatiques du lycée Malebranche auxquelles une providence bienveillante et peut-être aveugle octroyait le rattrapage tardif d’une remontée vers le monde des vivants ! Leur cas équivoque ne retiendra pas nos instants. Bien au contraire, les réflexions qui suivent tourneront, pour le plus grand profit de tous, autour du meilleur des lycées de province français, agora de vraie sapience et apogée de la pédagogie et du palmarès, critérium de toute société savante, – le lycée Nicolas Boileau, de Mirmont – comme aussi autour de la faculté de droit de cette même ville, qui, à l’époque dont je parle, essuyait avec application les premiers plâtres de sa création encore toute récente.