samedi 24 septembre 2011

Monsieur BOYNET

Monsieur Boynet était notre professeur d’allemand en première. Nous faisions partie de sa classe, Florentin, Cardon, Delabre et moi. C’était un homme chez qui transpirait le fonctionnaire ponctuel ; tout en lui sentait la juste mesure et prenait des perspectives, non pas mesquines, mais petites. Toujours bien vêtu quoique sans coquetterie, sa mise était trop soignée, trop exacte ; doté d’un visage régulier et agréable, ses traits manquaient cependant de séduction à cause d’un je ne sais quoi d’étroit, de conventionnel qui en détruisait le charme. Il était de taille moyenne, pas bien grand, portait des lunettes et parlait, avec une douceur voulue, une langue châtiée de professeur de lettres. Pour le définir en peu de mots : tous les recoins de son individu, du débit égal de ses paroles jusqu’à l’équilibre pondéré de sa démarche et de ses gestes semblaient procéder d’une répétition, d’un modèle précis dont il aurait été la reproduction consciencieuse. Sa correction et sa sagesse invariable nous semblaient emblématiques d’une nature paperassière en regard de laquelle le mot « fantaisie », pourtant familier à l’âme allemande, posait à l’ennemi héréditaire.

Ses cours se déroulaient suivant un rituel irréfragable fixé par l’Administration. Alors que ses collègues en prenaient à leur aise avec le Règlement, d’ailleurs inapplicable dans les trois quarts des cas, les heures que nous passions avec Boynet tenaient de la course contre la montre : tant de minutes pour la conversation, tant pour la grammaire, tant pour le vocabulaire. Il s’adressait à nous avec onctuosité, « boynettement » ainsi que nous nous plaisions à le dire, en ayant toujours l’air de raisonner ses interlocuteurs. Il n’était pas hypocrite, ni même mielleux ; mais comme beaucoup de professeurs qui prétendent respecter leurs élèves, il prenait envers nous tant de précautions de langage qu’il était clair qu’il nous considérait comme des nouveaux nés ou des attardés mentaux dont il faillait ménager la déficience intellectuelle et la susceptibilité. Oserai-je cette image ? il faisait vaguement nourrice…

Monsieur Boynet était juste, honnête mais sans jamais se départir de cet excès de scrupules qui, en lui, ramenait tout à de petites proportions. Sa culture avait le caractère d’un bon produit de l’Université : sèche comme les développements insipides d’un manuel littéraire ou d’histoire-géographie. Les aperçus qu’il nous enseignait en matière d’art ou de littérature, notre professeur, respectueux des consignes de l’Education Nationale, les débitait en allemand. Leur substance se trouvait ainsi réservée à une élite très restreinte au sein de laquelle ni Florentin ni moi n’avions notre place. Sa seule personnalité consistait à être, en toute chose, minutieusement impersonnel.

Comme on le pense, l’enseignement de Boynet valait une cure de sommeil dans un sanatorium des confins de la Forêt Noire. Le silence régnait pendant ses cours, fruit de l’engourdissement général. Bien qu’il fût suprêmement ennuyeux, personne ne lui en voulait : il nous notait sans dureté excessive et ne punissait pas sévèrement ; ainsi nous n’avions pas de raisons de le trouver antipathique.

Instinctivement, à entendre le ton paternel dont il usait à notre égard, nous avions adopté envers lui, Florentin et moi, l’attitude de deux gamins remplis de bonne volonté mais pas très dégourdis, qui nous assurait pendant ses cours d’une certaine tranquillité. Florentin souriait d’un air niais quand il « séchait » - et Dieu sait si cela lui arrivait ! Pour moi, peinant à construire une phrase en allemand, j’apprenais par cœur celles de notre manuel et les replaçais in extenso dans les exercices de « conversation » sur lesquels tablait notre enseignement oral. Comme ces citations étaient généralement longues, elles provoquaient quelques rires sur les bancs de la classe. Boynet intervenait alors et décrétait qu’il n’y avait rien là de risible puis m’expliquait comme à un enfant que, certes je travaillais mais que le but des questions qu’il posait était de nous faire parler, et non pas de recueillir du par-cœur.

À l’abri derrière notre fausse candeur, nous commencions à comprendre avec Courteline que passer pour stupide auprès d’une autorité qu’on mystifie, c’est s’offrir la matière d’un salubre divertissement.

Delabre, lui, avait des talents teutons suffisants pour se permettre une légère désinvolture ; il excellait à contredire le professeur, à camper sur sa position et à terminer sur un ton insolent. Boynet, dans sa psychologie à l’usage des classes maternelles, le considérait un peu comme un adolescent qui ne contrôle pas toujours ses réactions agressives et, de ce fait, lui passait ses remarques avec mansuétude.

Quant à Cardon, c’était le premier de la classe. Il était forcément « bien vu », encore que ses réactions déroutassent souvent le professeur. Il disputait tout au long de l’année une âpre compétition avec un dénommé Birolleau, bien moins fort que lui, qui avait réussi à s’attirer les faveurs de notre maître en allant fréquemment, après les cours, lui demander des précisions d’un ton soumis et studieux. Boynet qui, lorsqu’il l’estimait à propos, aimait nous rappeler à plus de modestie en insistant sur les imperfections de notre jeune âge, avait une fois entrepris Birolleau sur sa « barbe naissante ». Cardon et Delabre qui ne pouvaient souffrir le protégé de la classe d’allemand en firent longtemps des gorges chaudes : Delabre reprochait à Birolleau son ridicule et trouvait pour cette raison un caractère savoureux à la plaisanterie professorale, qu’il aurait évidemment très peu goûtée s’il en avait fait les frais. Cardon habituellement bienveillant et insensible aux rivalités scolaires, ne pouvait côtoyer Birolleau sans acrimonie, impatienté d’être mis sans cesse en concurrence avec lui. Florentin et moi, lâchés loin derrière le peloton de tête, étions dispensés de prendre parti sur une question de cet ordre.

Boynet, je l’ajoute par souci de la vérité, avait une deuxième préférence : elle allait à un certain Rondeau, solide garçon au visage carré qui vivait dans un demi-sourire sans qu’on pût savoir si son expression dénotait une intelligence amusée ou simplement de l’abrutissement. Taciturne, il n’avait au demeurant rien de déplaisant ; il s’était installé au dernier rang et tâchait, dans un repliement paresseux, de s’y faire oublier. Je suppose qu’il fut le premier surpris de l’affection dont il était l’objet de la part de notre professeur d’allemand. Tiré de sa somnolence par quelque question, il parvenait à faire bonne figure grâce à Delabre, son voisin de droite, qui, tout en faisant profession de le mépriser et de lui souffler de faux renseignements, tenait auprès de lui l’office d’un service d’urgence et de dépannage.

Peut-être Boynet fut-il flatté de ces progrès hypothétiques, voire fictifs ?

Pendant un trimestre et demi les cours d’allemand se succédèrent mornes et assoupissants, dans le calme désespérant que je viens d’évoquer. 

(à suivre)