lundi 31 octobre 2011

Monsieur DUROI (suite n°II)

La présentation qu’adoptait Monsieur Duroi pour notre livre journal devait, dans son esprit, opposer une défense suffisante à la curiosité éventuelle du proviseur ou d’un inspecteur d’académie. Je pensais à cette époque que des parents d’élèves qui auraient éventé ses subterfuges et l’auraient menacé de les révéler au grand jour, se seraient assurés du complet dévouement du maître angliciste à l’égard de leur progéniture. Car malgré son allure guindée, imitée du maintien d’un officier british de la Royal Army campé par un acteur hollywoodien, Monsieur Duroi avait un caractère pusillanime et courtisan. Ses regards soupçonneux disaient assez qu’il n’avait confiance en personne et en soi moins que dans un autre ; sa paresse n’était pas celle d’un tempérament désinvolte mais l’expression d’une nature dissimulée et inquiète. D’où les mines préoccupées qu’il arborait, le genre pressé dont il parait ses séquences d’alanguissement volontaire et la peur constante où il était de nous voir prendre des libertés avec lui. Il avait beau refaire chaque année, mot pour mot, le même programme de grammaire, limiter nos travaux à trois ou quatre textes de littérature anglaise que nous épluchions pendant de longs mois par tranches de trois lignes, il tenait à ce que nos cahiers fussent présentés d’une manière bien précise dont il avait arrêté les règles aussi arbitraires qu’impératives, et gagnait encore du temps à vérifier si nous suivions bien ponctuellement ses prescriptions. Il s’enfermait à propos de tout dans un formalisme méticuleux qui, sous couvert de rechercher la perfection, lui permettait d’aider, sinon de précipiter, la fuite des minutes et des secondes. Par exemple, quand il s’installait à son bureau au début d’un cours, Monsieur Duroi disposait sur sa table une quantité de cahiers et de livres qui ne pouvaient lui être d’aucune utilité mais qu’il faisait semblant de consulter dans un premier temps. Tels les suzerains de jadis qui se voyaient présenter leur courrier sur un plateau de vermeil, il commandait qu’on lui apportât le cahier de texte de classe dont il méditait le contenu. Pendant cette pantomime, nous observions un silence religieux. Le mode spectaculaire sur lequel Duroi interrogeait puis notait ses élèves, en ménageant des moments de suspens, n’était pas seulement destiné à nous impressionner ; il servait aussi la politique de lenteur qui sous-tendait en totalité son enseignement.

Quand il nous rendait les compositions, nos seuls devoirs écrits du trimestre, Duroi, comme un histrion rompu dans l’art de maintenir son public haletant, proclamait les résultats de la classe en retenant le rythme de sa lecture à mesure que les notes descendaient. Le pauvre Quentin, à la fin du premier trimestre de notre année de première, fit les frais de ce rituel exemplaire. Je le revois médusé devant Duroi. Celui-ci avait décliné la totalité du palmarès à l’exception de l'utlime nom de la liste fatidique, dans un climat dramatique dont il avait savamment dosé la progression, avant de s’arrêter pour fixer le dernier nommé du classement d’un œil désapprobateur assorti d’un âcre rictus de scepticisme, et articuler enfin : Quentin… zeeroo ! (Pour le zéro, il s’en remettait, je ne sais pourquoi, à la phonétique anglaise, mieux adaptée peut-être à l’expression d’une nullité rédhibitoire.)

Duroi n’était pas seulement critiquable sur le plan du sérieux professionnel qui lui intimait de nous apprendre quelque chose du langage d’Albion ; il profitait aussi de ses fonctions pour se livrer à un trafic auquel le nom de filouterie aurait trouvé justement à s’appliquer.

En voici le mécanisme : au début de notre année de première, nous avions été obligatoirement requis de lui verser une certaine somme qui représentait le prix d’impression d’une vingtaine de textes anglais dont un professeur pouvait avoir besoin pour distribuer à ses élèves le matériau nécessaire à leurs exercices de traduction écrite ; or, comme nous ne faisions de versions qu’à l’occasion de la composition trimestrielle, soit à trois reprises dans une année, Duroi se ménageait sur le budget que nous lui constitutions une réserve d’une quinzaine de textes inutilisés par tête de lycéen et par an. Si l’on compte qu’il avait plusieurs classes chaque année et pouvait écouler le reliquat des textes inutilisés de l’année précédente auprès des élèves de l’année ultérieure à qui il en faisait payer une nouvelle fois le prix, on concevra quel parti l’habile commerçant pouvait tirer de son astucieuse spéculation ! Même l’année où il lança l’opération, Duroi s’arrangea pour rendre son entreprise aussitôt rentable en misant sur la confiance de nos parents qui acceptaient de financer notre formation en anglais sans exiger aucune justification du bon emploi de leurs deniers. Je tire cette conclusion de l’exemple de Monsieur Lalou, notre professeur de lettres de seconde, qui, pour un lot d’importance égale de textes latins, nous réclamait une somme de moitié inférieure à la prébende annuelle que levait sur nous son collègue d’anglais. Evidemment, Duroi n’avait pas manqué de joindre à la supercherie de son négoce une vigilance inquiète, bien dans la note de l’attention soupçonneuse qu’il dépensait pour les petites choses : il tenait avec l’application d’un caissier la balance détaillée et soigneuse des sommes investies et de celles qu’il recouvrait et, grâce à l’arithmétique ardue à laquelle prêtaient ses vérifications, parvenait à commencer son cours avec un retard encore accru.

En temps normal il se servait à des fins identiques d’une boîte à craies qu'il promenait toujours avec lui : après l’avoir posée sur sa table, ouverte, il y choisissait avec précaution la couleur qui convenait au dessin qu’il se disposait à tracer sur le tableau noir ; le chef d’œuvre terminé, il se reculait comme un artiste pour en juger l’effet, et éventuellement en reprendre un détail d’exécution.

Monsieur Duroi ne se contentait pas de tenir, en professeur émérite du non moins excellent lycée Boileau, des discours sans doute remarqués sur la pédagogie ; il assumait au plan local des responsabilités signalées dans un syndicat d’enseignants. Soit arrivisme, soit passion politique, il accordait à cette fonction le plus clair de son activité ; celle-ci, si elle parvenait à combler les loisirs qu’il s’octroyait au détriment de sa besogne scolaire, devait être particulièrement intense… En tout cas son métier, en dépit de ses protestations de foi dans la haute mission de l’Education Nationale, n’était conçu par lui que comme l’instrument d’une réussite sociale, voire publique, dans laquelle la satisfaction du devoir accompli envers ses élèves n’entrait manifestement pour rien. La contrepartie de ses projets d’élévation personnelle, nous la subissions en perdant sous sa coupe le peu d’anglais dont nos premières années d’enseignement secondaire nous avaient imprégnés ; les plus doués, qui passaient une partie de leurs vacances sur le territoire britannique, se contentaient de ne pas progresser.

(à suivre)

samedi 22 octobre 2011

Monsieur DUROI (suite n°I)

Quand il nous interrogeait sur du vocabulaire ou sur un texte, Monsieur Duroi laissait courir son stylo sur la liste des élèves inscrite dans son cahier de notes, avant de pointer un nom ; le laps de temps qui s’écoulait avant qu’il arrêtât son choix sur l’un de nous avait bien sûr pour but d’entretenir une tension craintive dans nos rangs. Pour Quentin, la mise en scène était renforcée d’un regard fixe et inquisiteur tandis que résonnait le prénom de la victime expiatoire, rempli de lourds sous-entendus. « Quentin » annonçait Duroi en martelant chacune des deux syllabes, avec une familiarité rendue nécessaire par la présence dans la classe de deux frères Valois (Quentin et Florentin) qu’il fallait distinguer l’un de l’autre. Suivait la récitation de la leçon, semée de pièges, au cours de laquelle il était régulier que Duroi se mît en colère. La note tombait enfin après un débat muet dont nous suivions les épisodes successifs sur le visage faussement concentré de l’examinateur. Au terme de ce colloque intime où des notions de juste rigueur étaient censées le disputer à des considérations plus humaines, Duroi secouait la tête de haut en bas par petits mouvements saccadés avant de lâcher, avec l’intonation découragée du pédagogue qui ne sait comment venir à bout d’un cancre rétif et doit, à son corps défendant, prendre contre lui des mesures radicales :

- Je vous mets 2. Vous ne travaillez pas assez ! Vous devez faire des efforts. Cela ne va pas du tout… Que voulez-vous que je vous dise ? concluait-il à l’adresse directe de Quentin qui ne songeait certes pas à lui demander des précisions complémentaires et se contentait d’adopter une attitude contrite. « Il va falloir vous secouer ; je ne suis pas du tout satisfait de votre travail ».

Au troisième trimestre, selon le mécanisme que j’ai plus haut évoqué, Duroi, satisfait de la domination qu’il exerçait sur Quentin, se prit d’estime pour celui-ci ; il décida qu’il était parvenu à vaincre sa paresse et que l’élève récalcitrant faisait des progrès. Cette évolution, en démontrant l’excellence de ses méthodes d’enseignement, flattait l’orgueil du professeur. Il mit donc, sciemment ou non, le même soin à faciliter les récitations de Quentin qu’il avait déployé de traîtrise à les rendre auparavant épineuses. Quant aux interrogations écrites de notre camarade, leur qualité s’améliora de manière tout aussi sensible. Le plus surpris de l’histoire était Quentin dont l’hébétude redoubla et qui, pendant un temps, ne fut pas sûr qu’il ne s’agît pas d’un suprême traquenard : il se rendit finalement à l’évidence et intégra, sans plus se poser de questions, sa nouvelle situation d’élève studieux qui « monte ».

Tels étaient les procédés que Duroi affectionnait. Ils trahissaient une conception uniquement coercitive du professorat, qui, comme on le verra plus loin, servait sa propension à la flemmardise et à l’improbité en même temps qu’elle apaisait sa crainte obsessionnelle du chahut. S’il n’était pas inutile de décrire la stratégie qu’il observait vis-à-vis de ses élèves, et de l’illustrer de certains exemples significatifs, c’est que Monsieur Duroi tint au lycée Boileau, dans le courant de notre année de première, un cycle de conférences sur la Pédagogie dont on peut imaginer, à la lumière de ce qui précède, la hauteur de vue et la richesse d’invention. On y parviendra mieux encore en analysant la manière dont il enseignait.

Pendant les trois années que nous passâmes sous sa férule, nous ne vîmes pas plus de douze textes anglais au total, dont aucun n’excédait les deux pages. Un chiffre comme celui-ci suffit à peine, dans des conditions normales, à remplir le programme d’une année. Lorsque mes camarades et moi nous présentâmes aux épreuves du B E P C (qui se déroulèrent pour les élèves de Boileau dans les aîtres lugubres de Malebranche) nous eûmes toutes les peines du monde à convaincre les examinateurs que nous n’avions pas falsifié notre liste de textes présentés à l’oral, mais que, réellement, la matière sur laquelle notre professeur nous avait fait travailler pendant la durée d’une année n’était pas plus abondante. « Ah ! votre professeur a été malade ? » demandaient-ils invariablement. Et certains d'ajouter : « On ne lui a donc pas donné de remplaçant ? ».

En dehors des compositions dont le nombre était fixé par l’administration, nous ne faisions jamais en anglais aucun devoir écrit.

L’idée maîtresse de Duroi qui, à l’heure où j’écris, continue d'exercer en toute quiétude ses talents au lycée Boileau, consistait à perdre le plus possible de temps pendant la classe pour en gagner d’autant plus une fois sorti : pas de cours à préparer, pas de copies à corriger, pas de travail chez soi. Il étirait sur neuf mois ouvrables un programme qu’il aurait pu traiter, sans risque de  surmenage, en moins d’un trimestre. Les leçons de grammaire étaient interminables, grâce à l’emploi d’une présentation graphique minutieusement reproduite sur le tableau noir. Les textes en anglais prêtaient à de multiples exercices pratiques où phrases et locutions étaient, à titre d’exemple, traduites et retraduites dans un français amphigourique qui prétendait être à la fois proche du mot à mot et naturel. Enfin les leçons de vocabulaire, à partir de la seconde, prirent au moins une heure par semaine. Nous avions un lot important de mots et d’expressions à apprendre que nous restituions en classe dans un simulacre de conversation échangée avec le professeur. Tout ce fatras, ingurgité en catastrophe, était aussi vite oublié. Pour mécanique qu’elle fût, la méthode présentait l’avantage de procurer des notes brillantes contre un effort de mémoire temporaire, même à ceux des élèves qui, comme c’était mon cas, se débrouillaient médiocrement dans le thème et la version. Car, avec Duroi qui voulait donner l’impression à l’administration qu’il nous soumettait à un feu roulant d’épreuves, toutes les notes du trimestre entraient dans le calcul de la note de composition finale. Ce contrôle continu avant la lettre était une des plus riches facettes du bluff auquel notre maître se livrait à chaque instant pour échapper au soupçon de paresse qui aurait pu entacher sa réputation. Il pouvait de la sorte nous juger sur de nombreux résultats (quatre ou cinq épreuves par composition trimestrielle) qui laissaient supposer que nous bénéficiions d’un entraînement intensif dispensé par un pédagogue énergique. Dans le même sens, Duroi usait d’une deuxième technique parfaitement huilée dont voici le principe : À l’issue de chaque heure de cours, au lieu de laisser le responsable du cahier de texte de classe remplir son registre, comme il était d'usage, il exigeait de le tenir lui-même. C’était le seul moment où, penché sur son bureau, absorbé dans une réflexion intense, il dépensait un peu d’activité… de brio, même, car ce travail qu’il s’imposait avait pour objet de changer, à l’aide de phrases compliquées et d’expressions redondantes notre inertie en un labeur acharné : « Etude de centre d’intérêt », « Exercice de version et recherche », « Approfondissement du vocabulaire » « Méthode pratique du thème » etc., telle était la terminologie pédante derrière laquelle se dissimulaient les numéros de remplissage et d'atermoiement que nous réalisions sous la houlette de notre professeur. Misant sur ses infinies ressources stylistiques, Duroi, tout en ne faisant rien, trouvait à occuper sur le cahier de classe, deux fois plus de place que ses collègues ; il était aidé en cela par une écriture qu’il avait haute, épaisse et anguleuse, dont la nervosité cassante requérait une large surface.

(à suivre)

mercredi 19 octobre 2011

MONSIEUR DUROI

Duroi fut mon professeur d’anglais pendant trois ans, en troisième, en seconde et en première. Dire qu’il nous enseignait le parler britannique serait mentir : il se contentait de faire acte de présence, et plus que jamais les jours où l’ensemble de ses collègues faisaient grève, par esprit de contradiction sans doute et surtout par obéissance aux principes de discipline dont il se recommandait d’autant plus qu’il y trouvait matière à se distinguer du reste de la gent enseignante. C’était un grand type, raide, qui marchait la tête en avant, la mâchoire serrée et le front couronné d’une mèche disposée en hauteur. Il fallait qu’il eût toujours l’air de réfléchir. Il portait invariablement un long imperméable bleu foncé serré à la taille par une large ceinture. Sans élégance manifeste, sa mise était soignée ; il lui arrivait fréquemment pendant un cours de resserrer sa cravate avec le geste de tête avantageux qui sied. Quand il parlait, il arborait une moue dont la prétention frisait le dédain : sa diction était forcée, peut-être par l’habitude d’outrer pour les élèves la prononciation d’une langue étrangère, et ponctuée d’une inspiration par le nez qui coïncidait avec le claquement de la langue sur le palais. C’est ainsi qu’il ratifiait avec satisfaction ses propres paroles. Pour le reste, quand il nous faisait une observation, ou bien il proférait brièvement quelques mots que nous savions sans appel ou bien, s’il était dans d’heureuses dispositions, il donnait un tour ironique à sa remarque en levant le menton.

Comme le fond ne variait pas d’une formule à l’autre, dans le second cas l’intéressé n’avait pas plus le droit de sourire que dans le premier, et il n’en éprouvait d’ailleurs nulle envie ; la classe prenait, elle, à peu près dans son ensemble, une physionomie servilement amusée dans l’espoir d’apaiser l’ire professorale.

Duroi était persuadé d’avoir retiré de ses études ce sense of humour qui fait l’orgueil des sujets de sa gracieuse majesté et jamais la pensée ne lui serait venue que ses boutades remportaient un succès intéressé ou que leur banalité nous égayait à ses dépens. Le meilleur de son esprit ne dépassait pas le rebut de Trois hommes dans un bateau et sa vision du comique en général en était restée aux premières esquisses du burlesque anglo-saxon. Pour résumer ses conceptions, il croyait que pour être drôle il suffisait de dire le contraire de la vérité la plus patente en prenant une expression fine ; du moins était-ce le seul procédé comique que je lui vis jamais employer. Sa répétition nous fatiguait mais nous devions faire semblant d’en apprécier la cocasserie afin de ne pas nous heurter ensuite à la rancune du maître.

Celui-ci faisait en effet régner pendant ses cours une discipline dont la rigueur, sous ses mines de Matamore, dissimulait au fond un manque de sûreté de soi, et peut-être l’inquiétude d’une nature qui n’était pas pleinement en règle avec sa conscience. Un silence de mort planait pendant toute l’heure d’anglais ; le moindre chuchotement, le moindre double-décimètre tombant sur le sol entraînait une sanction. Si l’un de nous avait oublié son manuel d’anglais et que Duroi s’en aperçût, il était bon pour aller se présenter devant le surveillant général et s’estimer chanceux si l’affaire ne se concluait pas par une consigne du samedi après-midi.

Le climat des cours de Duroi rappelait celui d’une maison de redressement et ne se relâcha un peu, en esprit plutôt que dans la pratique, qu’à partir de la classe de première, lorsque notre professeur fut certain de ne plus avoir rien à craindre de notre part. Mais quoique une détente s’instaurât timidement, il n’en continuait pas moins à guetter tout signe annonciateur d’une possible coalition de ses élèves contre lui ou d’un relâchement de ces derniers contraire à ses méthodes autoritaires.

Dans tout système pénitentiaire, la sagesse pour les détenus passe par la flagornerie du Kapo, qu’elle s’exerce ou non au détriment des compagnons de captivité. Il en allait ainsi pour nous qui savions les inimitiés de Duroi promptes à s’affirmer, et innombrables les déboires de toute sorte auxquels elles exposaient les malheureux réprouvés. Il y avait, de fait, chez lui une tendance à la manie de la persécution. Aussi, quand il avait brimé, tout son saoul, l’un de nous pour des motifs justifiés ou non, il n’était pas rare de le voir radicalement changer d’attitude envers celui qu’il s’était plu à poursuivre de sa hargne obstinée. Flatté d’avoir maté l’individu qu’il n’avait du reste jugé bien souvent dangereux qu’en vertu d’une appréciation purement subjective et en tout cas erronée, il se prenait d’amitié pour lui en tant qu’il était la preuve de son autorité en même temps qu’un témoignage vivant de l’efficacité de sa pédagogie.

Pareillement, il aimait faire des derniers de classe ses têtes de turc. La distinction échut en première à Quentin, le frère de Florentin, qui ne savait pas grand-chose en anglais et qui, même s’il travaillait ses leçons, avait ce handicap de se troubler facilement devant Duroi. Celui-ci avait vite compris qu’il avait à faire à une nature faible, impressionnable : il ne se fit faute d’en profiter.

(à suivre)

samedi 8 octobre 2011

Monsieur BOYNET (suite n°II)


En cette même année de première où nous avions Monsieur Boynet comme professeur d’allemand, notre classe avait refusé au troisième trimestre de composer en physique au motif que la date de ce contrôle ne nous avait pas été indiquée suffisamment à l’avance. Boynet ne manqua pas de nous sermonner à ce sujet : nous étions inconscients, nous nous étions conduits comme des bambins, il était normal qu’une sanction soit prise (celle-ci consista à n’attribuer ni prix d’excellence, ni prix d’honneur ou de tableau d’honneur à aucun d’entre nous, et à nous infliger, pour l’épreuve que nous avions boudée, un zéro collectif).

Je suppose qu’au début de la grève générale que les élèves du lycée décrétèrent le 13 mai 1968, les convictions de Boynet n’avaient pas changé depuis les propos qu’il nous avait tenus un an auparavant en juin 1967 où, nous morigénant, il nous avait asséné cette vérité que : « la grève est une chose trop grave pour qu’à votre âge on puisse en prendre la responsabilité ». Or vers le milieu des évènements de mai, Boynet, opérant un revirement radical, se découvrit tout à coup une vocation de pilier des assemblées générales lycéennes : avec ce sens ponctuel du devoir qui ne le quittait jamais, même dans les circonstances les plus confuses, il abordait les élèves qui déambulaient désœuvrés dans les couloirs de Boileau (ce fut le cas de Delabre de qui je le tiens) et leur faisait valoir avec sévérité qu’ils devaient s’associer aux assemblées séantes, comités d’action et autres organes du jeune pouvoir scolaire pour se tenir au courant, s’informer et participer.

J’allais voir à cette époque, très exactement le jour où le général de Gaulle fit son second communiqué à la radio, Monsieur Corbier avec qui j’avais gardé des contacts depuis l’année de quatrième où je l’avais eu comme professeur de français. J’avais utilisé les loisirs forcés que nous imposaient les évènements de mai pour aller le trouver chez lui. Il trahit devant moi une grande admiration pour son collège et ami, Boynet qu’il me cita en exemple après avoir déploré que certains proviseurs et professeurs de sa connaissance restassent fermés au dialogue avec les étudiants, figés qu’ils étaient dans des certitudes rigides. Boynet, lui, soulignait-il, avait su évoluer et suivait à présent avec attention les proclamations des commissions, les ordres du jour des comités et les directives de tous les porte-parole du mouvement lycéen. Il faut dire qu’en mai 1968, comme en toute époque révolutionnaire, le troc d’opinions fonctionnait mieux que le marché des valeurs boursières, et jouissait de la faveur générale. Personne n’avait honte de se contredire ni de découvrir, en dernière minute, un principe opportun là où il n’aurait vu auparavant qu’erreur de jugement, chimère ou aberration morale.

Je m’aperçus d’ailleurs d’un certain trouble chez Corbier. Il m’avait reçu sans empressement, l’esprit visiblement ailleurs. En même temps qu’il me vantait l’attitude positive d’un Boynet, il se répandait en commentaires pessimistes sur les suites probables de l’élan contestataire. « On connait cela ! C’est toujours la même chose. Vous verrez ! Rien ne changera !…etc. ». Le message ne brillait pas par la cohérence… Il fallait que Boynet exerçât sur lui une réelle influence pour qu’il le louât de ses efforts de loyalisme vis-à-vis du courant révolutionnaire alors que lui-même redoutait les progrès de la rébellion étudiante. Corbier que je savais sensible aux formes de la respectabilité sociale dont il s’obstinait en temps normal à donner constamment le change, n’avait rien en effet pour se reconnaître dans les clameurs et la turbulence brutale du soulèvement de la jeunesse. Il ne lui aurait cependant pas déplu que les débordements de rue aient le pouvoir de régler à l’emporte pièce quelques unes de ses revendications personnelles, et il s’affligeait dans cette mesure d’un échec de l’insurrection qu’il appelait pourtant de ses vœux.

En ce calme après-midi printanier, Corbier, en proie à ses aspirations contraires, vivait dans l’attente fiévreuse du message présidentiel. Son agitation était perceptible ; il craignait le pire : les bruits qui circulaient selon lesquels la cavalerie était prête à marcher sur la capitale, et les commandos de paras du général Massu sur le point de prendre le pouvoir, l’inquiétaient. Comme beaucoup de ses concitoyens il redoutait un putsch militaire et l’instauration d’un régime despotique, non sans souhaiter en secret qu’un dénouement de cette sorte, s’il était besoin, vînt mettre un terme à la pagaïe qui paralysait le pays : d’où l’excitation que produisait chez lui la coexistence de ces sentiments disparates. Beaucoup de gens, semblables à des enfants, savouraient alors leur effroi sans même s’en rendre compte… Corbier, dans cette logique, dramatisait à plaisir, prétendait que deux cents militants du parti d’extrême-droite Occident se disposaient à descendre de Paris pour opérer un ralliement à Mirmont, et m’engageait vivement à rentrer à la maison avant la déclaration du chef de l’Etat si je ne voulais pas courir le risque de me faire piétiner par les insurgés ou par les forces armées. Cette dernière recommandation tenait de la fantaisie la plus pure ; rien ne laissait sérieusement présager un coup de force ailleurs – à la rigueur – que dans la capitale, et l’hypothèse d’une révolution digne de ce nom, à qui avait comme moi assisté de près aux péripéties caricaturales de la mobilisation étudiante, paraissait tout simplement impossible. Cependant Monsieur Corbier renouvela ses exhortations avec tant d’insistance et de conviction qu’il eût peut-être fini par m’impressionner si la perspective d’une intervention des blindés ne m’avait paru indifférente dès lors que le rétablissement de l’ordre le justifiait. Je dus néanmoins me retirer sans trop tarder afin de ne pas l’inquiéter davantage.

Pour en revenir à Boynet, celui-ci et sa femme passèrent avec les Corbier le mois d’août 1969 en Tunisie. Leurs liens aux dernières nouvelles, puisque je n’ai pas revu Corbier depuis, ne s’étaient donc pas relâchés, les échauffourées de mai terminées.

Malgré sa nature d’homme rangé et conformiste, Boynet, s’était pris de sympathie pour le communisme. Je devais ce renseignement à un camarade de première à qui il avait décrit l’évolution de ses idées. Boynet analysait le marxisme comme une doctrine d’avenir, inspirée par des vues sociales généreuses, mais avouait avec une modestie placide qu’il lui manquait le « courage » et l’abnégation nécessaires pour rallier un courant philosophique dont les visées humanitaires au demeurant le séduisaient. Magnanime, il laissait à plus déshérité que soi le soin de promouvoir une Vérité à laquelle ses habitudes de confort comme son respect pointilleux de l’ordre existant, ôtaient toute utilité immédiate.

À y repenser, je crois que cette conception politique entrait pour quelque chose dans les éloges que Lalou, mon professeur de français de seconde à qui je rendis viste au mois d’octobre 1968, formula devant moi sur son collègue Boynet. Il prit pour parler de celui-ci un air pénétré et presque mystérieux, comme si les mots dont il usait avaient été impuissants en eux-mêmes à traduire la révérence qu’il lui vouait. J’en déduisis que Monsieur Boynet, clownesque aux yeux de ses élèves, savait s’attirer l’estime spéciale de ses amis. Etait-ce son bon cœur, sa compréhension qui les charmaient et qui donnaient à sa sottise, à ses vues infimes et à son conformisme appliqué, le masque d’une sollicitude éclairée ? Peut-être…

Mais je pense que l’attrait qu’il exerçait, qu’il exerce sur son entourage, provient surtout de ce côté maternel dont son comportement était empreint et que j'ai essayé de décrire. Le côté Michou ! Sur des professeurs en proie souvent au doute en raison de la complexité et de l’abstraction de leur tâche, guettés par le découragement, enfermés dans une position de petits-bourgeois épargnants et improductifs, cette sagesse consciencieuse de mère bornée et préoccupée de soucis mineurs devait agir comme un calmant pour les nerfs. Ils devaient en retirer une idée de protection et de solidité, apaisante comme un giron sans histoire ouvert à leurs interrogations sans réponse, et à leur incapacité de concevoir un monde utopique qui ne fût pas régi par le règlement intérieur d’un établissement d’enseignement.

Pour nous, Florentin, Delabre, Cardon et moi que l’angoisse métaphysique ne menaçait pas encore, Boynet apparaissait tel qu’il était : doucement pontifiant, péremptoire dans son bagage de pédagogue et surtout aveugle aux autres comme à ses propres mouvements, parce que privé de ce sens de l’humour salvateur qui, sans programme ni ambition, remet toute chose, ou presque, à sa place.

samedi 1 octobre 2011

Monsieur BOYNET (suite n°I)

Puis un beau jour – comment cela se fit-il exactement ? – la récréation fut inscrite au programme d’allemand. Il faut dire qu’entre temps, Florentin jusque là paisible, voire atone, s’était révélé capable de drôlerie et d’une bonne insouciance pendant les cours de français où notre professeur, Monsieur Henri, l’avait placé à côté de moi dans l’espoir de me voir profiter de l’apathie du nouveau venu, qu’il pensait contagieuse. Justement, nous partagions la même table pendant les cours d’allemand. En plus, nous avions appris à connaître Delabre par l’intermédiaire de Cardon qui était son ami d’enfance, et nous nous étions découvert avec lui un intérêt commun pour la musique classique. Nous fûmes tous les quatre bientôt d’accord pour railler les manies inoffensives de Boynet et la pédagogie méticuleuse à laquelle il s’adonnait trois heures par semaine à nos dépens. J’avais en outre appris par mon ancien professeur de français de quatrième, Monsieur Corbier qui habitait le même immeuble que Boynet, que celui-ci travaillait jusqu’à des deux heures du matin pour préparer ses différents cours et qu’il finirait à la longue « par se tuer à la tâche » ; cela nous avait bien fait rire, surtout que de son propre aveu Boynet fut cet hiver-là assez fatigué. Sans être cruels, nous ne pouvions compatir à un dépérissement qui trouvait sa cause dans un excès de zèle opposé à notre humeur nonchalante, dont les effets nocifs nous paraissaient d’autant plus saugrenus.

Enfin, nous avions remarqué que Monsieur Boynet nous interpellait invariablement en faisant précéder notre nom de l’adverbe « nun » [maintenant]. Exemple : Nun, Cardon, wo ist der könig ? Il n’en fallait pas plus à partir du moment où nous étions quatre à avoir relevé et parodié cette habitude pendant nos discussions à la porte du lycée ou entre deux heures de cours, pour en faire un effet de comique irrésistible. Ce détail en forme de tic s’ajoutait de façon réjouissante à l’amour obnubilé que Boynet s’évertuait de nous inculquer pour tout ce qui gravitait autour de la nature – en allemand : die natur. On avait l’impression chaque fois qu’il nous parlait du ciel, des frondaisons et du rossignol, de voir pousser une fleur bleue dans nos classeurs. Die natur par ci, die natur par là, c’était une scie qui finit par avoir sur nous des vertus d’hilarité. Dès que nous le pouvions, l’un de nous formulait un « Ya, die natur » qui provoquait trois esclaffements et souvent le rire inexplicable du quatrième lui-même, auteur de cette dévote action de grâce dédiée aux beautés de la Création. Nous avions pris prétexte de nombreux ridicules de ce genre pour distraire nos longues heures d’immobilité.

Notre attitude laissait Boynet profondément perplexe : jamais il n’avait eu à faire à des crises de rire apparemment dénuées de fondement qui se déclaraient chez des élèves dont le comportement reflétait pour le reste une honnête sagesse. Florentin et moi nous imposions toujours prudemment une tenue déférente ; Delabre et Cardon, plus dégagés, n’en restaient pas moins silencieux et apparemment attentifs pendant la plupart des cours, et s’affirmaient même comme des germanistes de qualité.

Nous n’ouvrions que rarement la bouche ; le coup d’œil était notre liaison la plus efficace et nous nous en servions notamment pour correspondre avec Delabre qui était placé au fond de la classe alors que, Florentin, Cardon et moi, occupions le premier rang l’un à côte de l’autre.

Pendant quatre mois environ il n’y eut pas un cours d‘allemand qui ne se passât dans une atmosphère de joyeuse complicité. Cela tient un peu du phénomène si l’on songe au sérieux méthodique dont Monsieur Boynet ne se départait jamais, mais il en fut ainsi. Bien sûr notre professeur s’étonnait de plus en plus de notre humeur allègre et, inconscient des fluides comiques répandus par ses manières compassées et supérieures, avait, à mesure qu’il nous amusait davantage, tendance à nous regarder toujours plus comme de pauvres innocents ; il accusait son attitude de condescendance à notre égard et se prêtait par là davantage encore à nos persiflages.

C’est Cardon qui se faisait le plus remarquer pendant nos séances de bonne humeur, d’une part à cause de son rire facile et bruyant ; d’autre part parce que lorsqu’il faisait le pitre il ignorait l’art de s’arrêter à temps. Au lieu de s’en tenir à une réflexion ou à une intervention intempestive, il se remuait à tel point que le professeur confronté à ce genre de crise ne pouvait plus rester trois minutes sans se faire interrompre par des facéties ou des mimiques farces de plus en plus accusées. C’étaient des sortes de paroxysmes rares mais déchaînés ; Boynet qui eut à les affronter en plusieurs circonstances, fut obligé d’abandonner la méthode douce pour formuler à l’adresse du perturbateur quelques remarques acides ; il en devenait exaspéré. D’autres fois, il se contentait, devant un rire dont la raison lui échappait, de demander naïvement « Mais enfin, qu’est-ce que vous avez ? » Jamais, malgré toute sa science, il ne lui fut donné de le savoir.

Cardon qui avait un don pour s’assimiler ce genre de détails, avait réussi à apprendre le prénom de Boynet : Michel. Il lui convenait à merveille, avec cette nuance légèrement sucrée qui était la sienne. Afin de mettre cette tonalité d’autant mieux en valeur, nous l’avions aussitôt baptisé : Michou. Florentin s’était empressé de graver le diminutif du pédagogue sur le bureau professoral qui dressait juste devant nous sa paroi de bois abrupte. Nous avions prévu aussi d’écrire, Florentin un Michou Tell de Schischiller et moi un Michou ou le petit Werther de Goethegoethe qui, s’ils ne virent finalement pas le jour, parvinrent à nous distraire à l’état de projets. Boynet, mû en type burlesque, commençait d’entrer dans la légende. Il mérite d’y rester pour son absence d’originalité, son paternalisme mièvre et son penchant à moraliser dont le ridicule ne nous avait pas échappé.

Totalement engoncé dans ses habitudes de « prof’ », Boynet n’avait plus de la réalité que la notion vague qu’en a un trop bon élève émergeant de ses livres de classe. Cela explique qu’il eût fini par se persuader que les jeunes gens de dix-sept ans avaient le raisonnement de gamins de douze. Il vivait en somme hors du champ de l’expérience directe, avec de temps à autres quelques révélations qui le surprenaient. Par exemple, je me souviens d’une fois où il fut tout étonné de constater que Florentin n’était pas uniquement un simplet ; c’était à l’occasion d’un devoir écrit fait à la maison, où il fallait répondre à la question : Qu’est-ce qu’est pour vous un poète ? ou quelque chose d’équivalent. Florentin, intéressé par la poésie dont il tâtait parfois pour son propre compte, avait rédigé un texte en français et l’avait fait traduire par Cardon ; mais c’était plus la qualité des idées que la maîtrise inhabituelle de la langue allemande qui avait interloqué notre correcteur. Dans un registre identique, l’étendue de la culture tudesque de Cardon, qui dépassait de très haut les connaissances de base d’un Birolleau, lui avait toujours échappé. Enfin, au terme de notre année scolaire, il ne dissimula pas sa stupeur lorsqu’il eut vent d’un deuxième prix de dissertation française qui venait de m’être décerné pour mes bredouillements dans la langue de Molière. Aussi relative que fût cette distinction qui ne témoignait pas en soi d’un génie exceptionnel, il lui semblait néanmoins incroyable que j’aie pu atteindre à des cimes aussi éminentes. Il me fit répéter le rang de ce classement comme pour s’assurer qu’il n’avait pas cédé à un moment de distraction qui l’aurait amené à m’attribuer par erreur le résultat d’un autre. Venant de lui qui avait du moins la franchise de ne pas cacher son incrédulité, cette façon de réagir me parut plus ingénue que discourtoise, et je la tiens encore aujourd’hui pour telle.

(à suivre)