mardi 24 janvier 2012

La Famille Michalon (suite n°III)

Vie publique

 

On a déjà compris que dans la vie publique Florence était le poison, le trublion dont il est vital de se garder : une voix impérieuse lui dictait de se mêler de toute histoire emberlificotée dont elle avait eu vent, et elle y mettait d’autant plus de détermination que personne n’avait réclamé son secours. Elle discernait toujours les germes d’une catastrophe imminente dont l'urgence requérait sa fougue et son esprit batailleur. Son absence de tact, ses prétentions au commandement, son venin cancanier et son explosif amour propre lui permettaient de dégrader n’importe quelle situation au départ un peu délicate. Elle étendait encore son domaine d’action en s'insinuant avec un même aplomb dans les milieux les plus disparates où elle cultivait ensemble connaissances de bon ton et complicités boutiquières, quand il ne s'agissait pas carrément d'amitiés de mauvais ton.

Ses ascendances populacières la mettaient de plain pied avec la condition des subalternes qu’elle dominait pourtant du point culminant où son mariage l’avait hissée ; elle aimait se retremper dans ce limon originel qui restait son véritable élément. La façon très libre de son allure et les épanchements à la hussarde avec lesquels elle abordait le premier venu à qui elle décidait d’en imposer, lui attiraient la sympathie des vaniteux et des niais, et empêchaient les timides et les lents de se libérer à temps de son envahissante personne. Là où elle avait mis le pied, l’herbe ne repoussait plus – en tout cas plus tout à fait comme avant… Elle incarnait le génie de la discorde ; elle avait le don de créer les différends où il n’y avait avant elle que bénignité et harmonie, et répandait comme un sortilège le virus de la zizanie, pareille à un médecin horrifique qui pour mieux exercer son art, inoculerait un mal inguérissable à un patient en bonne santé.

Dans le milieu de la magistrature mirmontoise, les démêlés de Florence avec les épouses des collègues de son mari, ses altercations avec les plantons de la cour d’appel pour des questions de préséance, de rang dans les manifestations judiciaires, de sièges réservés dans les tribunes officielles, ses pointes, aussi acérées quand elle atteignait son but que quand elle l’avait manqué, avaient fini par faire le vide autour d’elle. Pour jouir d’un nouveau terrain de manœuvres, elle était parvenue sur le tard à se ménager des entrées dans la société universitaire à la suite de son époux qui donnait des cours de procédure à la Faculté de droit. À l’entendre, elle assurait la formation d’une cohorte d’apprentis juristes qu’elle désignait comme « mes étudiants » et qu’elle pilotait à gauche et à droite sous prétexte de leur faire découvrir divers aspects de la vie extra-universitaire liés à l’objet de leurs études. Comme on pouvait s’y attendre, sa passion pédagogique aboutit à une dispute retentissante qui l’opposa à Madame Lavalette, assistante de droit civil dûment diplômée par l’Université, à laquelle elle livrait une concurrence sourde que cette dernière ressentait comme illégitime et déloyale. Chacune des deux femmes reprochait à l’autre d’empiéter sur ses justes prérogatives et l’altercation publique qui leur permit d'échanger leurs griefs sous le plafond de la salle des pas perdus attenante à l’ancienne salle des audiences correctionnelles mit fin au monitorat juridique de Florence.

En mai 1962 je fis en même temps que Jean-Yves ma communion solennelle sous l’égide de l’aumônerie du lycée Boileau. Cette année-là, l’appellation « profession de foi » s’imposait d'autorité, sans qu’on comprît pourquoi l’ancienne manière de dire était tout à coup frappée de caducité, et l’aube remplaçait le classique brassard qui ornait auparavant la tenue endimanchée du communiant. J’eus la surprise, tandis que nous répétions à l’église les mouvements et évolutions qui allaient assurer le bon ordre de l’office, d’apercevoir Madame Michalon, présente sur les lieux. Apparemment très affairée, elle parlait à deux ou trois autres femmes avec son animation coutumière. Florence dont les crises mystiques n’étaient pas des plus flagrantes, n’avait évidemment pas manqué de s’insinuer dans le groupe des mères de lycéens chargées d’organiser la cérémonie religieuse aux côtés de notre aumônier…

Quand Monsieur Michalon fut nommé président de chambre, son épouse réussit une sorte de performance. Avant même de s’être rendue sur le lieu de la nouvelle affectation de son mari, elle avait réussi, en multipliant les appels téléphoniques sournois ou impérieux, à diviser en deux clans désormais irréconciliables les agents de service du palais de justice d’Ambieux où elle-même ne devait mettre les pieds que deux ans plus tard.

Rapidement, la Peste florentine recueillit des magistrats ambionnais l’ostracisme auquel la magistrature mirmontoise l’avait condamnée pour se protéger de ses initiatives malavisées, de ses incessantes pétitions et de ses intrigues. Par bonheur, si la Michalon était calculatrice, ambitieuse et prête à recourir à tous expédients pour atteindre les cimes auxquelles elle se croyait destinée, sa nature véhémente l’amenait à commettre des maladresses. Elle gâtait sa courtisanerie par son caquet impudent, son mépris stupide de l’adversaire et une bêtise tout court qui la faisait se couper dans ses propos et l’empêchait de donner durablement le change. Le souci de ses intérêts la dominait trop pour qu’elle parvînt à se contrôler. Elle se perdait dans les nœuds embrouillés de sa diplomatie, incapable de maintenir un cap, distraite aussitôt par une nouvelle ébullition de son humeur instable. Toute à ses haines changeantes, à la joie de calomnier, elle ne pouvait s'empêcher de révéler l'âcreté de son caractère chaque fois que les circonstances lui commandaient de satisfaire aux injonctions d'une susceptibilité toujours à vif.

(à suivre)

samedi 21 janvier 2012

Le G.A.L.C. (suite n°IV)

Le matin et l’après-midi, de multiples attractions étaient proposées, dont le tarif élevé en regard de l’intérêt qu'elles offraient s’expliquait par la nécessité toujours criante de renflouer le G.A.L.C., qui végétait traditionnellement dans un état proche de la déconfiture. Piste de karting, exposition de photos, stands, représentations burlesques dans une salle de classe où se donnait une prétendue satire de l’enseignement, c’était une sorte de kermesse qui présentait toutes les qualités d’improvisation et de puérilité satisfaite dont le personnel de Boileau ne se serait pas privé d’épingler le ridicule s’il s’était agi de le débusquer dans les œuvres de charité de l’Enseignement catholique. Bien des esprits forts qui se moquaient ostensiblement des écoles privées et de leurs fêtes de patronage dépassaient dans le registre de la laïcité l’infantilisme suffisant et la naïveté gourmée qu’ils imputaient aux établissements confessionnels, faisant avec eux assaut d’incapacité militante, laquelle est, comme on sait, autant  d’inspiration profane que religieuse.

L’année où la Fête de la Bruyère avait été inaugurée, l’écrivain Thierry Fourrier consentit à se déplacer pour présider la cérémonie d’ouverture et dédicacer ses livres. Il le fit comme à l’accoutumé, en grand professionnel des lettres, le sourire aux lèvres, l’air patient et serviable. Il distribua leur pâture aux amateurs d’autographes, penché sur les livres qu’on lui tendait, infatigable malgré son grand âge, semblable au petit Thierry Fourrier qui, bien des lustres auparavant, au lycée Boileau, planchait sur ses devoirs de français dont la qualité annonçait la brillante carrière d’essayiste et de romancier dans laquelle il allait triompher. Il y eut également Paul Chaumont, à titre cette fois non pas d’ancien élève mais d’ancien professeur, historiographe d’un lycée imaginaire inspiré de Boileau dont la description n’était pas trop flatteuse pour l’illustre modèle, mais qu’importe puisque le succès était là !...

Pour clore la petite chronique de MIRUS, je note que notre numéro fut le dernier. Nul à ma connaissance n’eut le courage de reprendre le flambeau. Le Goanvic le regretta certainement, et peut-être déplora-t-il la dissolution de notre équipe de plagiaires, utile après tout en période de pénurie.

Le lycée possédait sa troupe théâtrale, composée d’élèves de quatrième et de troisième, qui changeait de visage chaque année quand elle ne disparaissait pas temporairement. Sa cohésion et son niveau de qualité étaient variables ; plus stables étaient les moyens de délassement auxquels recouraient les comédiens amateurs. Le chahut salace était de rigueur sans qu’il fût probable que ce stade de distraction élémentaire évoluât vers des délassements de meilleure facture. Corbier, égaré par un enthousiasme de débutant, s’était laissé mettre sur le dos la double étiquette de responsable de la troupe et de metteur en scène ; il surprit un jour l’aimable exubérance des comédiens en herbe dont il était le mentor, occupés à de tout autres loisirs qu’à l’étude de leurs tirades. Déjà éprouvé par les multiples déboires qui jalonnaient d’ordinaire les répétitions, les retards et la nonchalance des interprètes, il trouva dans les débordements des gamins un motif déterminant de mettre un terme à cette expérience scénographique. Il se promit de ne plus se fourvoyer à l’avenir dans une telle entreprise et de laisser à d’autres martyrs candides le soin de répondre aux invites fallacieuses de Le Goanvic, toujours prêt à manier la flatterie et les protestations cauteleuses pour enrôler les tièdes au service de sa cause culturelle.

Le répertoire classique était le filon dans lequel le lycée ne cessait de puiser.

Exemple : Les Plaideurs de Racine en 1963. Je ne vois rien de spécial à en dire, si ce n’est que les chiots de l’avant-dernière scène avaient été remplacés par la cohorte familiale de Sherwani. Celui-ci, un indien à la peau foncée et mate, était notre surveillant général. Malpoli, vautré le plus souvent derrière son bureau où il somnolait sur un éternel numéro du journal local, il vous recevait avec la hauteur que les grades subalternes, lorsqu’ils souffrent de l’infériorité de leur condition, infligent à leurs propres subordonnés. Tenu de parler le moins possible à cause d’un accent prononcé et de l’imperfection de son français, il avait choisi de s’exprimer avec un laconisme pesant qui convenait à sa paresse. Son point d’honneur, il le plaçait à impressionner les élèves et à démontrer l’étendue de ses pouvoirs en sévissant à tout propos. Il avait atteint son but avec les élèves des petites classes ; les grands, eux, dans la mesure où ils le pouvaient sans risque, cherchaient toute occasion de le faire enrager. Tous détestaient sa brutalité et son chiqué. Issu d’une civilisation prolifique, il traînait après lui une ribambelle de gosses qu’il aurait été malaisé de dénombrer. Criards, agités, rétifs à tout souci de propreté, les gamins couraient à travers les couloirs et les cours de récréation comme une armée primitive lâchée dans les corridors d’une ambassade étrangère.

Un jour l’un de nous avait été envoyé à notre surveillant général pour récolter une punition ; il fut placé devant une étrange alternative : ou bien subir une consigne le samedi après-midi ou bien acheter une place pour Les Plaideurs qui se donnaient cette fois non plus sous les lambris grenat et les frises or à moitié effacées du théâtre du lycée, mais au grand théâtre de la ville. Boileau n’avait pas trouvé de meilleur procédé que ce discret chantage pour éveiller ses troupes à la vocation culturelle. La location des places de théâtre assurée par le surveillant général dut croître dans des proportions sensibles. Etait-il adroit pour autant, d’assimiler deux heures de Racine à deux heures de colle ? Souhaitant presser le choix du coupable et contribuer au rayonnement des lettres françaises en les rendant d’autant plus attractives, Sherwani ajouta :

Les Plaideurs, une grande pièce, une comédie célèbre… Corneille !

En 1964, à l’approche de Noël, Corbier présenta cahin-caha des extraits du Bourgeois gentilhomme. L’année suivante ce furent Les Précieuses Ridicules. En première partie du spectacle se produisait un groupe de musique de variétés qui s’était constitué pour la circonstance. Cette formation réunissait une guitare solo électrique (matériel dont la nouveauté était encore toute fraîche à cette époque), une guitare sèche d’accompagnement, une caisse claire en guise de batterie et un harmonium positif à titre d’orgue électrique, instrument qui se multipliait depuis trois ou quatre ans dans les orchestres rock et « yéyé ». Le clavier était tenu par notre camarade Lens qui passait le plus clair de ses loisirs à étudier Les Papillons de Schuman auxquels semblait l’attacher une prédilection inépuisable et qui n’éprouvait aucun goût pour tout ce qui s’apparentait de près ou de loin aux sonorités ou aux rythmes des chansons modernes. Hermant, le batteur qui le connaissait de longue date et savait qu’il jouait du piano, l’avait débauché, comptant sur le sérieux presque sévère que Lens dépensait en toute chose. Celui-ci, quoi qu’il en pensât, s’était trouvé dans l’incapacité de refuser son concours. Tandis que les trois autres se balançaient sur les planches en bons disciples du rock n’roll, Lens demeurait sagement assis derrière son instrument, immobile, imperturbable, le sourcil froncé, plaquant des accords avec une conscience quasi-abstraite. Aux dires des spécialistes, il manquait de conviction, de swing, de punch, de knack, de blues, de tout ce qu’on veut, et se ressentait plutôt négativement de son long tête à tête avec le compositeur des Kreisleriana. Le programme était le suivant : Le Pénitencier qui représentait l'un des gros succès des mois précédents, porté par l’interprétation déjà mythologique de Johnny Hallyday, O when the saints, Memphis Tennessee et le grand air du film Exodus pour lequel un trompettiste que je n’avais jamais vu et qui devait être un ami personnel d’Hermant, plus âgé que nous, venait renforcer la formation. Un ou deux autres morceaux d’origine anglo-saxonne que je ne suis pas capable d’identifier complétaient le répertoire.

(à suivre)

dimanche 15 janvier 2012

La Famille Michalon (suite n°II)

Les frères Gros qui observent Emmanuel haineusement pendant les années 1967 et 1968 brossent de lui le portrait d’un amas de lipides affligé de boulimie, dont les capacités stomacales, à les en croire, seraient gargantuesques : il dévore à table des portions qui rebuteraient toute mandibule moins insatiable que la sienne ; il se bourre gloutonnement, mastique avec voracité, déglutit en produisant un son chuintant. Son ardeur est telle en matière gastronomique que, comme un gros Poucet, il sème tout autour de lui des échantillons culinaires qui permettraient à un détective privé de reconstituer après coup les étapes du carnage, de l'entremets au dessert. À l’aplomb de sa chaise, entre le molleton de la table et la nappe, dans les franges du tapis, jusque sous la commode située au fond de la salle à manger, les petits pois, les queues de sardine, la peau du saucisson à l’ail, la ficelle du rôti, les câpres, les gousses d’ail sorties de la chair durcie d’un gigot recuit et tous autres reliefs des plantureuses agapes de la famille Michalon gisent comme les tristes dépouilles d’un massacre anonyme, qu’on aurait exhumées pour les besoins d’une cérémonie commémorative. Bouboule, ventru, la peau tendue à éclater, parle d’une voix trainante et nasillarde. D’un caractère capon et médiocre, il double la conversation des adultes de plaisanteries et de commentaires hilares proférés sur un ton gras, multipliant les réflexions malsonnantes et les calembours éculés ; sans souci de la réserve qu’un enfant doit à la considération des plus âgés, il inflige à son auditoire des récits fastidieux, remplis d'aperçus indélicats d’où tout signe avant-coureur d’une opinion personnelle est banni.

À mesure qu’il régresse vers le goinfre primitif, Manu s’attire les faveurs grandissantes de sa mère. Celle-ci se reconnaît sans doute dans les curiosités et les appétits grossiers de son rejeton. De ses origines populaires, elle a en effet conservé le goût de la buanderie, du graillon, des ragots domestiques, de l’office et du trottoir. La fibre native vibre toujours sous ses dehors de distinction forcée : elle parle trop haut, porte des vêtements criards et à la fin des repas, s’ils sont bien arrosés, rit avec trop d’abandon et s’épanche avec une crudité de langage que prohibent les bonnes manières dont elle se croit pourvue. Les révélations graveleuses, les jalousies, les rivalités d’arrière-cour, les indiscrétions sur les tares des uns et des autres la passionnent ; les vilénies, les faux pas, tout écart qu’elle croit pouvoir imputer à tel ou tel, elle les divulgue avec feu. Dès qu’elle peut fureter dans les affaires intimes du voisinage, la voilà qui prend parti, complique à plaisir la situation qu’elle prétend traiter, en inhale à pleins poumons le fumet fétide et, par des confidences effrontées, donne au problème la publicité qui le rendra définitivement insoluble. Après avoir répandu qu’elle est bien bête de se mêler des difficultés d’autrui, que l’on ne l’y reprendra plus, elle dont les élans de générosité n’ont eu si souvent pour récompense que l’ingratitude de ses obligés, elle repart à l’assaut et se fait une joie de colporter derechef les médisances et les calomnies les mieux faites pour décupler l’infortune des nouveaux élus de son âme compatissante... Elle se fixe avant tout d’intervenir – si possible pour porter tort à l’objet de son ardente sollicitude – et se fait gloire d’être au courant la première… Nous vérifierons plus loin cette constante de sa psychologie.

Pour en revenir à Bouboule, elle apprécie dans ce fils chéri le nabot malintentionné. Elle se délecte de l’inconvenance de ses saillies, encourage ses talents de rapporteur et de courtisan. Elle le choie, ravie de sa platitude et de ses plus épaisses aspirations, et lui voue une préférence dont les autres enfants, surtout Marie-Sophie, subissent l'injuste contrecoup.

Parvenu à sa quatorzième année, Mémel n’a pas quitté son hébétude intérieure, mais il lui arrive d’en surgir à l’occasion d’une anecdote grivoise. Dès qu’il est question de filles son œil vitreux s’embrase et la lumière d’une joie gourmande envahie sa physionomie rebondie comme un ballon de baudruche. C’est, aux dires de Patrick et Gilles Gros, attachés plus que jamais à exercer leur contrôle vigilant sur les mauvais penchants du jeune adolescent, un obsédé précoce à l’imagination voluptueuse, aux réflexes jouisseurs, qui aurait toutes les chances de se signaler un jour à l’attention de ses semblables dans des disciplines répertoriées par les ouvrages de criminologie au chapitre des outrages ou des attentats aux mœurs ; et certainement pas dans d’autres spécialités plus relevées. Resté délicat, il fume uniquement des cigarettes blondes mentholées dont l'influence est censée exercer sur sa frêle constitution un pouvoir apaisant. C’est Florence qui, pour ces raisons médicinales, finance sa consommation de tabac après avoir interdit à Jean-Yves de fumer au motif que cette habitude ruinerait son épargne et sa santé.

Le dernier des quatre enfants est Perrine. Une gamine de six ou sept ans qui est née ravisée en même temps – surtout – que malavisée… À son propos, les fils Gros sont fiers de citer un mot de leur père dont la veine humoristique apparaît d'autant plus remarquable sous ce rapport qu'elle est en général peu féconde : le haut magistrat aurait, avec une verve qui met sa progéniture en joie, attribué à la fillette l’amusant sobriquet de « la pétasse ».

(à suivre)

samedi 14 janvier 2012

Le G.A.L.C. (suite n°III)

Torturés par le besoin de trouver rapidement de la copie, nous fûmes plusieurs à recourir, sans nous être passés le mot, aux derniers expédients. Nous avions quelques textes à notre disposition, mais pas en nombre suffisant pour remplir les colonnes de notre revue. D’abord une rédaction pour laquelle Pernelle avait obtenu un dix-huit sur vingt et dont son père, professeur de français, était l’auteur, « La mèche » (le narrateur observe dans un train un individu dont la mèche est décoiffée : il en tire des conclusions sur les sentiments de l’intéressé et sur sa vie). Il y avait aussi un mot croisé qui datait de l’année précédente (j’appris bien après, au hasard d’une conversation, que Cardon en était l’auteur. Une définition, fondée sur un calembour très approximatif, m’était resté en mémoire : « Il n’exhale pas l’ivresse » ; le mot à trouver était « Boileau ». L’à-peu-près, malgré son niveau très moyen, et peut-être à cause de cela, s’était gravé suffisamment dans mon esprit pour que je m’en souvinsse plus de cinq ans plus tard). Venait ensuite une nouvelle de guerre due à l’imagination fertile de notre camarade Mallet, qui narrait les exploits héroïques des aviateurs d’une quelconque escadrille d’élite avec mess, cockpit, piste d’atterrissage, et, pour protagonistes, des as de la voltige et des têtes brûlées qui regagnaient évidemment la base quand tout le monde les tenait pour morts. L’influence du Grand Cirque et de Normandie-Niemen devait y être sensible. Nous complétâmes sans vergogne le sommaire. Aublé pondit un papier sur les différentes sortes d’élèves que chaque classe contient, démarquage impudent de La Potachologie de Goscinny, illustrée par Cabu. Un autre collaborateur dont j’ai oublié le nom, n’éprouva aucune gêne à apposer son paraphe sous une parodie d’Oceano Nox universellement célèbre dans le monde scolaire. Néanmoins – était-ce pour lui donner un tour plus personnel ? – il l’avait recopiée avec tant d’imprécision, ou se l’était appropriée avec une si grande liberté, que non seulement une bonne moitié des vers boitaient, mais encore qu'amputée de sa fin, la pièce ne signifiait plus rien.

Pour ma part j’apportai un article documenté sur l’écrivain Xavier Anselme, qui causa l’admiration de Le Goanvic lorsque je lui en donnai lecture. Ce n’était pas autre chose que la préface des Voyages Mystérieux de Gédéon Pic parus dans la collection de poche Marabout géant : je l’avais recopiée en toute hâte entre le déjeuner et le départ pour le lycée. Je m’étais contenté de pratiquer une ou deux coupures dans le texte de Marc Aucassis pour abréger ma copie. Là-dessus j’avais conclu par une boutade qui, elle, avait le mérite d’être de mon cru : je proposais à l’administration de remplacer la statue de Nicolas Boileau qui se dressait en pied dans la cour d’honneur du lycée, par l’effigie du maître de l’aventure. Pour inoffensive qu’elle fût, la plaisanterie parut dangereusement irrévérencieuse au proviseur qui exigea qu’on la supprimât. Xavier Anselme, quoiqu’il eût suivi l’essentiel de sa scolarité au lycée Boileau où il s’était comporté comme un brillant sujet à la fin du XIXe siècle, n’avait laissé officiellement aucune trace de son passage dans son cher vieux « bahut ». L’invention fantaisiste de l’écrivain, l’intrépidité de son héros au grand cœur, la faveur du public populaire qu’il s’était acquise, ces atouts l’avaient définitivement perdu dans l’estime de ses anciens maîtres puis dans celle de leurs successeurs. La caution tardive du mouvement surréaliste qui avait voulu trouver chez Anselme, comme chez d’autres représentants de la littérature d’évasion, le sceau d’un monde imaginaire libéré du carcan de la raison positive, n’avait pas réussi à désarmer la réprobation de Boileau pour la carrière dévoyée de son ancien élève, au départ si prometteur. D’où le haut-le-corps du proviseur à l’idée que le génie de L’Art poétique pût se voir préférer La Griffe du Maharaja ou Le Mystère de Bethsabée, pudiquement ignorés d’un lycée dont les ambitions étaient autrement plus élevées. Sauf le retranchement de la conclusion, cancellée comme blasphématoire, le proviseur ne vit aucun inconvénient à la diffusion du reste de l’article que j’avais grossièrement pillé.

Le Goanvic non plus. Mais si le proviseur était vraisemblablement la dupe de nos contrefaçons, lui, Goanvic, n’avait pas cette excuse. J’ai appris par un camarade, à quelques temps de la sortie de notre MIRUS, que notre mentor n’ignorait rien de l’origine inavouable de mon écrit. Je suppose qu’il en allait pareillement pour les autres textes dont j’ai souligné l’authenticité très douteuse. Seulement Le Goanvic tenait trop à ce que les œuvres du G.A.L.C. se perpétuassent pour s’arrêter à des bagatelles qu’au fond il désapprouvait. Peut-être craignait-il que le silence prolongé de notre revue ne déçût l’attente de notre proviseur Monsieur Vildaquet qui comptait sur elle pour compléter le florilège de son établissement ? Quoi qu’il en fût, et malgré ses imperfections, notre publication parut. J’avais rapidement gribouillé quelques illustrations ; la principale et la plus réussie représentait un singe que j’avais décalqué sur la bande dessinée pour enfants Sylvain et Sylvette.

Vildaquet jugeait important que le lycée Boileau dont il assurait la direction avec une élégance et un brio indéniables pût abriter des manifestations culturelles ; il les encourageait par sa présence et distribuait toutes les autorisations utiles pour en faciliter le déploiement. Il devait trouver ces réalisations utiles à la renommée de son établissement, et, par là, à sa réputation personnelle. En quoi il n’était guère exigeant. Il avait concentré sa fierté sur la fête du lycée dénommée la Fête de la Bruyère (référence à l’énumération mnémotechnique des moralistes les plus fameux du XVIIe siècle français : « La bruyère boit l’eau de la fontaine Molière »).

Les réjouissances dont on me pardonnera d’avoir oublié le programme exact s’étalaient sur la soirée du samedi et pendant la journée du dimanche d’une semaine du mois de mai. La joie des lycéens était moins d’y participer que d’essuyer pendant les trois jours qui précédaient, le contrecoup souvent providentiel des dérangements qu’occasionnait la préparation des festivités. Les dispenses pleuvaient et les professeurs étrangers au joyeux branle-bas considéraient leur classe clairsemée avec amertume. Ils comprenaient mal que leur enseignement fût déserté, avec la bénédiction du proviseur, pour la mise au point de divertissements dont l’objet était assurément futile et auxquels ils n’étaient d’ailleurs pas invités. Vildaquet, le moment venu, se pavanait avec cette rigidité supérieure qui, en plus de trois poils roussâtres qu’il se laissait pousser sous le nez, lui avait mérité le sobriquet d’Hitler, ratifié par maintes promotions de lycéens.

Traditionnellement, une pièce de théâtre interprétée par la troupe dite « du lycée Boileau » dont les trois quarts des effectifs nous étaient inconnus, remplissait le programme du samedi soir. Elle était représentée sur des tréteaux montés dans l’arrière-cour du grand lycée sur laquelle donnait le bâtiment plus récent des classes de physique-chimie. Des œuvres de Marivaux, de Goldoni – celui-ci était très à l’honneur à cette époque – ou d'autres auteurs confirmés du XVIIe ou du XVIIIe siècle servaient d’argument à ces exhibitions dramatiques. En guise d’ouverture l’orchestre ou la chorale du lycée, tous deux pareillement brouillés avec la justesse, vagissaient en plein air une harmonie maussade, anémiée par le défaut d’acoustique.

Le lendemain : repas-cabaret dans le gymnase décoré pour la circonstance de peintures murales qui reproduisaient des motifs marins : bateaux, gueules béantes de poissons exotiques, sirènes au buste sculptural, tous badigeonnés dans des tons vifs qui laissaient peu de place à la nuance et à la suggestion. Des filets de pêche tendus sur les espaliers venaient parfaire la décoration. N’importe qui pouvait prendre part au déjeuner à condition de débourser une forte somme et de mépriser les plaisirs gastronomiques qu’une mise de fond analogue aurait pu lui procurer dans un cadre plus raffiné ; durant ces agapes des lycéens se produisaient dans diverses attractions. C’était l’occasion, de découvrir chaque année « un incroyable petit prodige » qui, passé une gloire éphémère limitée au laps d’une semaine, retombait bientôt dans un anonymat définitif.

(à suivre)

dimanche 8 janvier 2012

La Famille Michalon (suite n°I)

Avec Jean-Yves, l’aîné qui est de trois mois mon cadet, pas de choc frontal. Il a hérité la nature de son père, faible, ponctuée de quelques colères inoffensives qui se résorbent pour peu de temps en bouderies muettes. Sa mère le tient complètement sous sa coupe ; il est un élève studieux, inconsistant, timoré. Comme il n’a aucun don notable et qu’il n’arrache ses distinctions scolaires qu’à force de révisions et d’entrainement à domicile, ses succès scolaires ne cesseront de décroître à mesure qu’il gravira l’échelle des grandes classes. Prix d’excellence au départ, cantonné à une moyenne sans gloire au niveau du bac puis des classes préparatoires, voilà le prix que le malheureux Jean-Yves payait à douze années de servitude familiale. À ses parents celui-ci donne évidemment toute satisfaction ; Florence en particulier savoure la joie d’avoir sous ses yeux la vivante certification de son autorité.

Marie-Sophie, la seconde, n’est pas de la même eau. Elle tient du côté de sa mère ; et cette ressemblance, mal vécue par Florence Michalon qui s’estime sans doute inimitable, s’affirme au fil des ans. La fille, chaque fois que l’occasion s’en présente, se rebelle contre le joug maternel ; rudement rappelée à l’ordre, elle se tient à l’affut de la faille, épie la moindre défaillance de la matrone, pour recommencer aussitôt la lutte. Entre elle et sa mère c’est la guerre froide. Si Florence trouve dans ces exercices presque physiques une médication efficace contre les aigreurs d’estomac ou tous autres troubles mécaniques, elle ne manque pas une occasion de déplorer le tempérament vicieux et rétif de sa fille. Mais avec Marie-Sophie elle a du moins la possibilité de donner libre cours à ses instincts batailleurs, et d'assouvir son amour de la suspicion, de l’espionnage et des châtiments exemplaires.

Alors que Marie-Sophie a une dizaine d’années, Madame Michalon qui désespère d’en faire une écolière modèle et n’hésite pas à recourir aux méthodes radicales pour remplir ses objectifs scolaires, va trouver la maîtresse d’école et la convainc de faire porter par sa fille pendant la durée d’une journée de classe un bonnet d’âne qu’elle remet à l’enseignante. Une fois de plus la force de persuasion de Florence fait merveille ; car Marie-Sophie eut effectivement à subir ce traitement injurieux à une époque où les pénitences publiques avaient cependant officiellement déserté la discipline des lycées français.

Aussi coercitifs que fussent les procédés employés par Florence, celle-ci ne viendra jamais à bout de la hardiesse et de l’indépendance de Marie-Sophie. Quand cette dernière finira par redoubler l’une de ses classes, dans le secondaire, Madame Michalon n’aura d’autre parti, pour sauver la face, que de clamer partout que c’est elle-même qui a tenu à empêcher sa fille de monter dans la classe supérieure « parce qu’elle n’est pas encore assez mûre » malgré une moyenne qui aurait suffi à lui permettre cette ascension. D’une manière générale, Madame Michalon ne recule devant aucune déformation, aucun rapport mensonger pour asseoir son prestige. Elle appelle « ma villa » une maison de campagne que des amis de son mari mettent à leur disposition pour les vacances ; à l’entendre on pourrait croire qu’elle a passé son enfance dans le collège le plus sélect de la région ambrenaise et qu’elle a, grâce à ses relations familiales, pénétré l’intimité de tous les grands de ce monde. Tout propos de sa part dont l’objet est susceptible de la présenter sous un jour flatteur, doit être pris avec les plus vives réserves.

Lorsque Marie-Sophie atteint l’âge de treize ou quatorze ans et devient une jolie jeune fille aux formes attrayantes, Floflo (c’est le surnom affectueux que lui donne son mari) sent dans son âme de femme mûrissante pénétrer le dard aiguisé de la jalousie féminine. Elle devient brutalement envieuse des premiers succès de l’enfant qui commence à attirer sur elle le regard des hommes ; de sa grâce qui ne demande qu’à éclore, des avantages physiques de la jeune fille qui sont ceux qu’elle-même a eus jadis en partage avant que le temps les effrite et la ramène à un second plan auquel son caractère absolu ne l’a pas habituée. Aussi traite-t-elle couramment sa fille de dévoyée, d’ordure, dans les cas extrêmes de p… et lui fait-elle part des attentions mâles dont elle, sa mère, est toujours l’objet. En voiture, Madame Michalon, tout en maniant avec virtuosité son volant apostrophe Marie-Sophie installée à ses côtés sur le siège avant droit : « Dis donc, en voilà un qui ne se gène pas pour lorgner mes jambes ! Désolée, mais ce ne sont les tiennes qui l’intéressent… » J’assiste à la scène depuis la banquette arrière. « C’est pas encore pour toi, ma petite ! »

À cette époque, la Michalon aborde le cap difficile où une femme doit accepter de ne plus être en tête dans la course à la séduction. Elle s’y refuse, incapable d’abandonner un pan de sa suprématie en quelque domaine que ce soit. Sa peau fatiguée par l’usage immodéré des fards se fendille en d’innombrables rides, les mains se dessèchent et se sculptent autour des phalanges. Le cheveu est un peu plus rare et ses rondeurs ont perdu de leur fermeté. La grande opération de camouflage commence ; pommade et poudre sur les chairs mortes, rimmel et bleu sur les paupières fripées, rouge ou rose brillant sur les lèvres crevassées, teinture caramélisée sur la chevelure à laquelle un gonflage artificiel rend un semblant de profusion. Arrangée, retapée, fringuée, Madame Michalon porte des couleurs voyantes qu’elle a toujours préférées à une harmonie plus nuancée, suivant en cela le goût plébéien qui l’amène à confondre bon goût et élégance ostensible.

Emmanuel Michalon est le troisième des enfants : il doit avoir cinq ou six ans de moins que Jean-Yves. Pendant sa petite enfance, son visage simiesque faisait la joie de son entourage et créait même l’illusion d’une certaine vivacité. On le surnommait Manu et plus souvent Mémel, petit-nom qui lui est resté ; dans ses premières années, chacun s’amusait de sa laideur expressive. Malheureusement, en grandissant, Mémel prend du poids et, sans rien perdre de sa hideur originelle, l’accroît au contraire d’une poussive atonie. Son visage se boursoufle, sa bedaine se gonfle, le regard se vide, l’allure générale s’alourdit, le souffle qui animait l'ensemble s’alentit. Mémel se mue désormais en Bouboule, un « avorton adipeux » pour citer les fils Gros qui le décrivent comme un paquet de graisse poltron et souffreteux. Sa mère, en commère possessive qu’elle est, l’élève comme elle a élevé les deux aînés avec mille précautions qui sont autant de raisons d’exercer sa tyrannie sur ce fils affectionné, bientôt promu par elle au rang de favori. Elle le choie avec une autorité rude, le couve, l’écrase et s’empresse, sous on ne sait quel prétexte sanitaire, de réclamer à l’Education nationale qu'elle veuille bien l'exempter d’éducation physique. Elle obtient satisfaction. Entre autres soins, elle lui fait avaler des pilules contre l’obésité qu’il ingurgite avec des hoquets, des trépignements apeurés et des étranglements convulsifs. Tard dans la soirée, comme parfois il menace de suffoquer, Florence descend avec lui à la cuisine et sort du frigidaire un morceau de viande froide ou de charcuterie qu’il absorbe goulument pour ne pas se pâmer d’inanition.

(à suivre)

 

samedi 7 janvier 2012

Le G.A.L.C. (suite n°II)

La production cinématographique de Govo, pour user d’une abréviation répandue parmi ses élèves, se résumait donc à très peu de chose : le style en était niais sur un fond invariablement réaliste, dans le genre des manuels d’instruction religieuse qui sévissaient à l’époque. Ceux-ci offraient en guise d’illustrations des gamins dépenaillés, le cheveu en bataille ; des vieillards édentés ruminant leurs pensées sur des chaises de paille, ou bien des ménagères en tablier affairées à laver la vaisselle, tout un déploiement voulu d’humilité sociale dont le spectacle, exalté par le reportage photographique et son assujettissement à la vérité crue, constituait en soi un appel à la gravité et à la profondeur.

Au début des années 60, la langue vernaculaire montait à l’assaut de la presse catholique ; Le Goanvic était un produit de cette mouvance. Le curé, après avoir tâté un moment du monde ouvrier, devenait « sympa » et s’offrait au tutoiement de ses jeunes ouailles. Le vocable qui désignait toutes les vertus et tous les mérites était l’adjectif : formidable un temps supplanté par son synonyme plus expressif encore : terrible !... Les chanteurs  à message, les surboums, le flirt, le maquillage, les blousons noirs obtenaient droit de cité dans les colonnes des hebdomadaires catholiques dédiés à la jeunesse.

Le Goanvic, dévot et moderniste, était, dans ses œuvres, directement tributaire de l’esprit naturaliste qui irriguait alors les salles de catéchisme. La qualité majeure de son travail de cinéaste résidait dans la prise de vue, parfois calculée avec goût ; mais la réussite n’allait pas au delà de quelques clichés photographiques soignés. Un bon noir et blanc recherchant les effets de contraste et d’abstraction, ce maniérisme cinéphilique même répété à l’infini était bien incapable de  produire du vrai cinéma.

Curieusement, Le Goanvic était entiché de ses films ; on peut concevoir qu’il s’amusât à les réaliser, pour savourer les émotions d'un tournage ; mais loin de s’en tenir là, il saisissait toute occasion de les exhiber en public avec une fierté qui, quand j’y repense, me laisse pantois ! Ce n’était pas de l’humilité, qualité dont il était au fond dépourvu, mais plutôt de l’inconscience. Je ne sais combien de collaborateurs il avait réunis autour de lui. Aussi nombreux fussent-ils, il ne demeurait plus grand monde à l’heure ingrate du montage. Le Goanvic supportait alors tout le gros de la besogne. Pendant un temps il se fit seconder par notre camarade Tellier qui portait des lunettes pour myope aux verres épais. Lorsqu’il écrivait ou lisait, on voyait Tellier se courber avec une concentration pénible sur son cahier ou son livre, jusqu’à les toucher du nez ; à cause de sa vue plus que défaillante, ce garçon nous paraissait peu armé pour la fonction de monteur qui exige, au dire des professionnels du septième art, minutie et attention.

Pour préciser le tableau que je viens d’esquisser, je veux ajouter que Monsieur Le Goanvic était célibataire. Il fut un temps fiancé à la fille d’un professeur de droit qui faisait la navette avec Paris où il enseignait rue d’Assas, mais le mariage ne se fit pas. Il approchait alors de ses trente-cinq ans.  La promise n’était déjà plus très jeune non plus. Elle dut réaliser les inconvénients qu’il y aurait à épouser un homme qui vivrait continuellement sous pression et l’astreindrait aux horaires désarticulés d’un agenda surabondant de rendez-vous. La mère de Le Goanvic qui habitait Paris, avait à la longue renoncé à rendre visite à son fils à Mirmont : elle le voyait juste entre deux portes sans qu’il pût, même pour elle, se dégager des réunions, assemblées, conseils, bureaux, symposiums et séminaires qui l’absorbaient en dehors de ses cours.

J’ajoute pour ma part, que la frénésie dont sa silhouette desséchée donnait le spectacle, le mouvement exténuant et irréfléchi qui l’agitait en permanence, ne le signalaient pas comme un candidat sérieux à la compétition matrimoniale.

En dehors du cinéma, Le Goanvic patronnait les deux publications confectionnées par les lycéens de Boileau. L’une était destinée au petit lycée et se nommait MIRUS MONS, étymologie latine de Mirmont. L’autre, réservée au grand lycée, L’AGORA. Pourquoi cet hommage au monde hellénique dont nous étions si éloignés ? Je n’ai jamais su qui avait choisi cette manchette mais j’ai toujours soupçonné que ce devait être quelqu'un du genre de Le Goanvic, si par hasard ce n’était pas lui. Peut-être fallait-il comprendre que dans ses pages trimestrielles la liberté de la plume s’offrait aux élèves et qu’ils pouvaient, comme les grecs de la cité antique, affirmer leurs idées à la face des puissants ? Dans ce cas la justification du titre ne dépassa jamais le vœu pieux car la censure était là qui veillait en permanence à ce que les rédacteurs de l’AGORA ne se livrassent pas à des fantaisies trop hardies.

En 1964 je me trouvai enrôlé dans l’équipe de MIRUS MONS avec quelques camarades de quatrième : Bardou, Aublet, Pernelle que Le Goanvic avait, à la suite de je ne sais quelle manœuvre de sergent recruteur, convaincus de se lancer dans le journalisme scolaire. Quelques marmots, plus jeunes que nous, devaient joindre leurs efforts aux nôtres. Ils ne tardèrent pas à se faires oublier, leurs bonnes résolutions envolées. Nous restâmes seuls en piste, assez embarrassés par nos responsabilités. J’étais en théorie le dessinateur de la bande ; Le Goanvic avait remarqué mon coup de crayon pendant la composition de thème latin du premier trimestre en avisant les gribouillis dont j’ornais la marge de mes brouillons. Une caricature de légionnaire romain l’avait séduit. Il m’en avait fait compliment, après quoi il m’avait demandé de mettre mes talents au service de MIRUS, comme nous l’appelions en abrégé. Il m’aurait été difficile de refuser.

Nous assemblions notre désir mutuel de ne rien faire certains mercredis soir, après la classe. Les séances de notre comité de rédaction s’écoulaient en imitations de professeurs, en batailles à la craie et en inscriptions burlesques sur le tableau noir. Au bout d’une heure, nous reportions l’ordre du jour, d’ailleurs indéterminé, à la fois prochaine. Cette manière de nous y prendre eut pour résultat de transformer MIRUS, de parution trimestrielle qu’elle était précédemment, en revue annuelle. Il n’y eut en effet cette année là qu’un numéro ; encore fut-il élaboré en dernière minute, suivant un procédé qui fit que notre stage de folliculaires put être évoqué plus tard sous l’appellation de « l’année des plagiats ». L’expression est d’Aublé.

(à suivre)