dimanche 29 avril 2012

Monsieur CHARMOLUE (suite n°I)

Monsieur Charmolue est un petit bonhomme au teint jaunasse, habillé d’une barbe noire qui s’écarte lorsqu’il sourit. L’œil allumé d’une flamme farceuse, il laisse souvent percer son amusement en un gloussement qu’accompagne un fort mouvement du buste en arrière. Il se tient en effet cambré quand il parle, ventre tendu, avec des gestes de conférencier de la main et de la pipe, l’expression tour à tour pénétrée ou ironique. En le voyant trottiner dans la cour de la Faculté, lorsqu’il est pressé, on pense à un farfadet affairé, à quelque diablotin inoffensif cantonné dans la plaisanterie de mauvais goût et le canular de permier avril. Même impression pendant ses cours : on certifierait l’avoir vu bondir d’une boîte à ressort dans les moments où pour juger de l’effet d’une de ces révélations dont il est coutumier, il fixe sur l’auditoire un regard tout ensemble insinuant et curieux. Charmolue aimerait qu’on lui donne le Diable sans confession mais craignant qu’on ne le convainque de fourberie, il préfère démonter pièce par pièce, avec une clairvoyance méphistophélique, la malice qu’il impute à ses ennemis. Il peut ainsi, sans enfreindre le bien public auquel il voue un attachement ostensible, déployer en toute quiétude des dons généralement réservés aux causes louches ou séditieuses. Je vois là l’explication de l’humeur enjouée avec laquelle Monsieur Charmolue dénonce les hypothétiques scandales, ruses et lâchetés du régime… Au lieu des accents dramatiques et véhéments qui conviendraient à ses philippiques, il adopte, pour éreinter le système dont il détaille benoîtement les tares, un ton tout au plus caustique, presque allègre, comme celui d’un orateur qui serait plus intéressé à amuser l’assistance qu’à traiter du sujet de son intervention.

L’âme de Charmolue n’est rien de moins que celle d’un môme bricoleur de chausse-trapes et de poignées de porte piégées. Partagé entre la naïveté et le goût de l’artifice, il est, comme souvent les gens qui se plaisent à imaginer le pire, crédule au fond, et rempli d’ingénuité. On lui raconterait qu’un projet d’impôt sur les lits jumeaux est à l’étude pour relancer la natalité, il le croirait ; on lui annoncerait la découverte dans les Cévennes d’un vaste domaine concentrationnaire où des gaullistes séquestreraient des anarchistes espagnols, il n’exprimerait aucune surprise. « On pouvait s’en douter », consentirait-il à moduler de sa voix qui déraille sur les aigus avec un rien de prétention. Charmolue a en effet pour fierté de dominer son siècle, perché au sommet de l’édifice juridique, comme le passé millénaire de l’Egypte, du faîte des pyramides, surplombait la grande armée. « L’ascension n’est pas toujours aisée mais arrivé à destination, le panorama vaut la peine d’être contemplé » se plait-il à signaler à propos des études de droit. Sa position d’esprit lumineux planant au-dessus de la mêlée lui permet d’afficher un détachement supérieur, voire une satisfaction sardonique chaque fois qu’il voit ses pronostics catastrophistes se vérifier. Sa lucidité hors du commun constitue pour lui la justification suprême, comme le prophète qu’investit une mission divine se place au-delà de la moralité ordinaire des humains.

Pressenti par l’administration pour se rendre à Yaoundé, y enseigner les libertés publiques, Monsieur Charmolue, quoique hostile à toute action des pouvoirs publics français qu’il estime engagés dans la spirale d'une tyrannie réactionnaire, accepte de répondre positivement à l'appel. Là-bas, il apprendra aux populations locales que le pouvoir en France empêche de s’exprimer quiconque n’est pas de son avis et se sert de tous les moyens déloyaux pour répandre sa propagande, quand sa seule présence suffira à prouver le contraire. Mais Charmolue, s’il se targue de « ne pas mâcher ses mots » lorsque cet exercice ne l’expose à aucun mécompte professionnel, manque, pour dépasser ce stade, d’une fermeté qu’il ne pourrait ressentir qu’à la condition d’être persuadé des vérités catastrophiques qu’il professe. La possibilité pour lui de déclarer au milieu d’un cours : « les gens honnêtes, c'est-à-dire les opposants au régime » ou « notre pays, en voie de fascisation (...) », démontre suffisamment que l’Université qui lui offre sa tribune, ne vit pas sous le joug dictatorial dont il se fait fort de dénombrer les méfaits. Il tâche néanmoins d’inculquer à son auditoire l’idée que la police est tapie partout, matraque en main, et qu’elle guette « les jeunes » sur qui elle a reçu l’ordre de s’acharner à n’importe quelle occasion.

    Même s'il bénéficie d’un public d’étudiants disposés à se faire mystifier, Charmolue pèche dans ses démonstrations par manque de mesure et plus encore par absence de tact. Au lieu de commencer ses développements par des considérations arides sur lesquelles achopperait l’esprit critique de son auditoire, porté à respecter le savoir dès lors qu’il est hermétique, il se lance d’emblée dans un tableau journalistique de la France contemporaine qui ne peut qu'interloquer ses auditeurs les moins méfiants, chacun ayant sur ce chapitre des idées ou, à défaut de celles-ci, des connaissances personnelles. À l’instant où il risque d’emporter néanmoins l’adhésion de l’amphithéâtre, il gâche son effet par une dernière exagération, si manifeste ou si inattendue qu’elle suscite les rires de son public. Ou encore il achève sa démonstration par une plaisanterie qui lui ôte son caractère convaincant, comme un mot d'esprit qui servirait d'épilogue à un chapitre de Tocqueville.

(à suivre)

samedi 28 avril 2012

Monsieur CHARMOLUE

Le gauchiste, pour justifier son incapacité d’agir et satisfaire le goût complaisant qu’il  a de végéter en victime est porté à parer les évènements des couleurs les plus sombres ; il lui faut une adversité à affronter. Chez beaucoup le sentiment de la persécution domine : il gît dans leurs doléances sur le racisme anti-jeune, on le trouve dans les statistiques pittoresques des éborgnés, éclopés de tous poils et morts de mai 68 dressées par les autorités du mouvement étudiant. Le plus souvent ce besoin de justice inassouvi de la jeunesse s’ancre dans les insatisfactions d’une vie de famille encore proche où l’entourage n’a pas su apprécier votre vraie valeur, où la maman réservait son affection à un frère ou une sœur puînés, où un père vous a asséné une claque humiliante et surtout imméritée, tous évènements qui constituent dans la majorité des cas le cryptogramme essentiel de la vie d’un individu. Quelques uns pourtant s’adonnent à ce mélodrame récurrent sans s’y laisser prendre, avec le germe d’une mauvaise foi déjà tactique : il s’agit de rendre la liberté insupportable à ceux qui ne peuvent s’en passer, en leur démontrant qu’elle est un leurre pour la multitude et qu’elle ne profite qu’à une classe de privilégiés dont ils ne seront jamais. N’importe qui est en mesure de vérifier cet axiome par le souvenir de quelque mésaventure personnelle. La frustration de l’adhérent est le ciment nécessaire à la cohésion des causes militantes, et ce levain ne fait jamais défaut. Exalter à l’esclave les valeurs d'une liberté collective qui le libèrera de son servage en lui donnant un droit de priorité sur tous, c'est un tour de passe-passe classique en politique où l’apprenti-prestidigitateur puise le b,a, ba de son idéologie.

À la Faculté de droit de Mirmont, Monsieur Charmolue s’est fait une spécialité de cette pratique d’escamotage dont il multiplie les variantes tout au long de ses leçons de Libertés publiques. Sa prestesse d’illusionniste, génératrice de succès d’amphithéâtres aisés à obtenir, imprègne la totalité de son enseignement. Pour ceux qui accordent quelque crédit à ses propos, la France sous Pompidou est un pays gouverné par la terreur, qui ploie sous ses chaînes. À la tête de ses institutions une équipe d’aigrefins aussi soudés que retors, opère dans un climat de complète impunité… Plutôt que de voir dans les personnages publics qu’il désigne à notre hostilité, l’échantillon de médiocres et plats personnages dont son cours évente si aisément les grossiers subterfuges, Charmolue qui lui-même se tient pour un garçon subtil, impute à ses improbables opposants les ressources d’un machiavélisme finalement flatteur pour sa propre perspicacité : il leur prête d’autant plus généreusement des projets scélérats que l’arrivisme des professionnels de la politique, plutôt prudents et sournois d'ordinaire, ne parviendrait pas, dans la réalité, à lui fournir la matière sensationnelle dont il tisse sa vision de l’Histoire.

Quel est le procédé Charmolue ?

D’abord, analyser la situation en posant pour principe qu’elle ne cesse de se dégrader. Ensuite, confirmer la proposition initiale en se référant à quelques faits anecdotiques qui, de cas particuliers qu’ils sont, deviennent, montés en épingle, les révélateurs d’une évolution générale, dangereuse pour la sécurité et la dignité du citoyen. Mais laissons plutôt la parole à l'intéressé :

« ... Sur quoi, le pouvoir, toujours préoccupé d’étendre son emprise, a décidé de s’attaquer à la liberté de la presse (l’interdiction de l’hebdomadaire Hara-kiri, tout récemment, nous montre bien ce qu’il prépare !) En même temps il fait tout pour jeter le discrédit sur la jeunesse. Par exemple il prend des mesures contre le trafic de drogue… et justement qui consomme de la drogue ? Les jeunes ! La préfecture multiplie les entraves à  la liberté de réunion et au droit de former des cortèges. Est-ce que vous voyez quelqu’un que cela gêne au gouvernement ? Bientôt les gens n’oseront plus ouvrir la bouche, déjà ils hésitent à se confier… ils vivront les uns à côté des autres, sans plus oser se parler, de peur des représailles de l'administration. Tenez, récemment à la gare du Nord un voyageur dont le train avait eu du retard, est allé se plaindre au chef de gare : il a passé la nuit au poste… Oui, oui, voyez les journaux ! Aujourd’hui, à la gare de Nord, vous êtes fixé sur le coût de la réclamation !... Il y a quelques jours à peine, à Mirmont, mon train est arrivé avec un quart d’heure de retard ; eh bien, quand je suis sorti de mon wagon, il y avait, comme par hasard, un fourgon de C. R. S. stationné à la sortie. Si si, je vous assure ! »

Voilà un condensé des mille traits que je pourrais citer de l’argumentation charmolesque, dont je garantis l’authenticité.

Malgré tout, le mystère plane : faut-il voir en Charmolue un sot couplé d’un naïf ou un orateur madré qui s’amuse aux dépens d’un auditoire qu’il tient pour un ramassis d’idiots ? J’inclinerais pour ma part à retenir la première explication mais en y mêlant un doigt de la seconde. Précisément, avant d’en venir à la portée de son enseignement, parlons un peu de Charmolue lui-même.

(à suivre)

samedi 21 avril 2012

Grève Universitaire (1972) (suite n°II)

Olive, professeur de droit commercial

 

Une longue chenille verticale terminée par une tête de pleureuse. Le regard vague, les lèvres fines dont la commissure tombe, une main anémique qui, d’un geste familier, ratisse sa chevelure noire comme du jais et la ramène en arrière. C’est un triste ; sa face de femme douloureuse – comme celle d’une tragédienne qui se serait spécialisée dans l’emploi des amantes dédaignées – est un spectacle cafardeux. Les traits en sont tirés, les joues creusées par on ne sait quelle vermine intérieure ; et l’on y sent l’étroitesse d’une nature émaciée aux dimensions de sa charpente. Le corps plat, resserré dans un complet de coupe moderne et cintrée qui met ses concavités en valeur, déambule voûté par sa faiblesse, semblable à un roseau ployant qui n’aurait plus la force de penser. Le cou, décharné, rappelle par sa hauteur celui des baigneuses de Van Dongen, et les évoquerait plus encore si ce peintre avait eu pour pratique de rechercher ses modèles dans les instituts médico-légaux et les morgues. Il ploie sous l’expression chagrine du visage qui surplombe sa silhouette étique, comme un poing crispé pend au bout d’un avant-bras décharné.

Olive chérit pour sa vêture les couleurs les plus capables de mettre en évidence son teint terreux : le verdâtre et le jaune à nuance ocre ; il prend du reste soin de sa mise et l’imprègne de l’efféminement qui sort de toute sa personne. Il parle d’une voix courte et élevée, légèrement chuintante, avec des inflexions précieuses qui lui donnent l’air de caresser ses phrases ; il enchaîne avec aisance des propos faciles, comme une machine dont le débit optimum dépendrait d'un régime d'alimentation minimal.

Comme beaucoup de ses collègues, il a choisi une fois pour toutes de pallier son inaptitude à concevoir des idées, par l’emploi d’un vocabulaire pédant et néologique qui renouvelle le terme à défaut du concept. On sait que les enfants sont sensibles aux sonorités nouvelles, qu’ils s’amusent à détourner le sens des mots ou à en inventer de surprenants. Voilà les jeux d’esprit que développe l’enseignement supérieur… Il ramène à une forme d'infantilisme sénile ceux dont la précocité fit trop tôt des adultes ; et il dégoûte les autres.

Dans sa vie privée qui alimente les conversations du milieu professoral, Olive connaît, paraît-il, des déboires sentimentaux, cause ou peut-être conséquence de sa mélancolie quintessenciée. Il est loisible de supposer que la fragilité de son tempérament n’est pas étrangère à son état, de même que la contrariété des goûts complexes dont il réfrène l’expression. Sur son estrade qu’il prend pour un socle, il s’exhibe comme un triste Paillasse. Son numéro terminé, il ne reste de l’artiste que les résidus, la caricature filiforme de l’espèce, l’épuisement de la race, la mine longue et la moue déconfite du sensitif. Car il subsiste un coin vivant dans cet ilot mort, qui le fait tenir et le relance jusqu’à la dépression prochaine : c’est l’amour propre.

(à suivre)

mercredi 18 avril 2012

Grève Universitaire (1972) (suite n°I)

Le ménage Godet

 

Godet est un garçon paisible qui semble en permanence s’amuser de quelque chose que les autres ne parviennent pas à voir. S’il est sans nul doute lymphatique, sa fiancée, elle, appartient à la catégorie opposée : sèche et nerveuse, mince, brune, le minois un peu chiffonné mais pas désagréable à regarder, elle est dotée d’un petit nez mince et pointu qui lui donne un air susceptible qu’on imagine vite pincé. Jamais on ne rencontre Godet sans sa fiancée ; elle le soumet à un contrôle de tous les instants et je n’ai pas le souvenir d’avoir échangé un seul mot avec l’élu de son cœur, qu’elle ne fût à ses côtés, silencieuse et vigilante. À voir leur allure générale, tous d’eux sortent d’un milieu aisé : la jeune fille a la haute main sur la présentation vestimentaire du couple si j’en juge par leur accoutrement qui, sans être la duplication servile de l’un par l’autre, se répond dans une harmonie de couleurs et une communauté de style où l’on sent davantage le perfectionnisme de la fiancée que le goût masculin de son prétendant. Godet, tout indolence souriante, se laisse mener sans résistance par cette fille décidée et positive qui surveille chacun de ses faits et gestes, gouverne ses choix et régit jusqu’à son cursus universitaire sur lequel lui-même n’a certainement qu’une marge d’initiative très réduite. [Godet et sa fiancée se marieront, leurs études universitaires achevées ; ils deviendront tous deux notaires. Mais l’office notarial n’aura pas renforcé leur union puisque, selon ce qui me fut dit, les deux anciens tourtereaux se seraient séparés après seulement quelques années de mariage, sans que j’aie pu savoir lequel d’entre eux était plus particulièrement à l’origine de la rupture.]

En ce jour de grève, Godet se trouve dans la cour de la Faculté, venu se renseigner sur l’évolution des évènements, et flanqué bien sûr de son indissociable moitié. S’étant rapproché d’un groupe d’étudiants qui discutent avec animation, il se trouve nez à nez avec Foucart, le fils du directeur de la Maison de la culture de Mirmont, qui pose au doctrinaire et s’est fait dans les milieux de la contestation la réputation d’un théoricien rigoureux dont les avis tranchants guident l’action parfois tâtonnante des groupes révolutionnaires, incertains souvent de leur ligne idéologique. Que dire de Foucart, si ce n’est qu’il n’a rien de bien original et que c’est même cette absence d’originalité qui lui donne un style à part… Alors que les révolutionnaires se distinguent par un négligé à nuance misérabiliste et vaguement paramilitaire, dans le registre brigades de libération du peuple, Foucart arbore des cheveux courts, un menton rasé et s’habille dans un registre classique qui jure avec la panoplie de ses amis maoïstes et le désignerait à leur exécration s’il n’était pas leur penseur attitré.

À la faveur d’une période de suspension des cours, j’ai pris un jour un pot avec Foucart dans les environs de la Faculté ; nous étions à l’époque où trotskistes et maoïstes multipliaient les coups de mains fratricides avec une vigueur et un esprit de suite qui leur avaient valu les honneurs de la rubrique mirmontoise des faits divers. Chaque faction suspectait la collectivité concurrente de nourrir des rêves de suprématie dont les visées politiques lui apparaissaient comme un vulgaire déviationnisme de son propre programme d’action. Curieux d’en apprendre plus, je demande à Foucart de me décrire brièvement les points de divergence qui dressent les maoïstes contre leurs camarades trotskistes quand, vu de l’extérieur, la conclusion d’une alliance tactique entre ces courants jumeaux paraitrait plutôt s’imposer. L’intellectuel du campus se tait quelques instants puis, du ton dont on assène une vérité désagréable mais nécessaire : « Les trotsks ? je m’en méfie ! » répond-il sobrement. Comme j’insiste pour mieux comprendre ses griefs, il se borne à répéter cette même formule d’un air sombre et fermé : « Les trotsks, je m’en méfie ! » De toute évidence Foucart a décidé de s’en tenir à cette maxime de sauvegarde individuelle dont le caractère définitif approche les meilleurs aphorismes du Grand Timonier. Depuis, je n’ai toujours pas obtenu de précisions sur les périls que les trotskistes font manifestement courir aux prochinois, mais j’en connais au moins l’existence.

Le jour dont je parle, Foucart, confronté à Godet, se montre plus disert. Sans doute la passivité de son vis-à-vis qui l’écoute avec un scepticisme placide, accompagné de sa jeune fiancée dont l’assortiment vestimentaire trahit dans son harmonie concertée un souci de soi et un soin du détail opposés aux grands élans de la Révolution, échauffe-t-elle en lui l’envie violente de confondre son contradicteur, de troubler sa sérénité, de terrasser ses certitudes. La vue du jeune couple qu’unit un désintérêt égoïste pour les luttes intestines qui secouent la contestation étudiante, doit agir sur sa passion idéologique comme un excitant. À cours d’arguments, Foucart lance à un Godet toujours tranquille et peut-être surpris d’une péroraison qu’il n’a pas cherché à provoquer :

« Que tu le veuilles ou non, Godet, l’Histoire se fera sans toi ! »

[Force est de constater qu’en cela Foucart était bon prophète. Si l’on consulte les archives de ces quarante dernières années on voit que l’Histoire, conformément à cet oracle, n’a fait que peu de cas de Godet et de sa fiancée – et, semble-t-il, de Foucart lui-même.]

(à suivre)

samedi 14 avril 2012

Grève Universitaire (1972)

Madame Brissou

 

Une petite fille replète qui a grandi dans les bibliothèques et le respect des maîtres, telle est Madame Brissou. Elle voue un culte aux auteurs réputés, au travail et à la compétition scolaire comme une valeureuse petite fleur de l’Université dont elle est l’éclosion exemplaire. Ponctuelle, avec cette sagesse qui consiste à refléter exactement l’opinion dominante et à l’ingérer sans la corrompre d’aucun suc intérieur, elle va à la Faculté comme jadis les enfants de Marie allaient à l’office dominical : déférente et naïvement fière de figurer dans le chœur. Elle papote avec les uns et les autres, les lunettes en avant, le fessier en arrière, le verbe précipité comme celui d’une collégienne qui confie ses espoirs ou sa vision de la vie. Un sourire inaltérable tend sa face joufflue d’éternelle gamine, celui d’une conscience heureuse mais timide aussi, qui s’exprime maladroitement et dissimule sa gêne sous un petit rire nerveux. Elle jubile ; moitié par manque d’imagination, moitié parce qu’elle sent que sa situation d’assistante et de professeur à la demi-solde, ânonnant sa dictée en guise de cours magistral, l'a mise au meilleur rang qu’elle puisse ambitionner. Madame Brissou n’est pas sujette aux idées noires - et sans doute à toute idée tout court, quelle qu’en soit la coloration.

Justement, aujourd’hui, le… février 1972, il y a grève à la Faculté de droit de Mirmont. Héritage des évènements de mai 68, les cours s’interrompent chaque année pendant la durée d’au moins un mois. L’écrit du partiel de droit commercial et l’oral de droit du travail sont reculés. Je me dis avec fatalisme que depuis ma rentrée en faculté il y a presque quatre ans, je n’ai passé que peu d’épreuves à la date prévue… L’examen de juin 1971 nous avait sur ce point ménagé une cascade de surprises : pendant la première semaine, une chaîne de contretemps avait faussé complètement les convocations destinées aux étudiants. Les candidats se présentaient pour apprendre que le professeur qui aurait dû les interroger était absent, que le secrétariat s’était trompé ou, sans plus d’explication, qu’il leur faudrait revenir dans tant de temps, l’interrogation écrite ou orale étant reportée.

Au début de la grève la solidarité entre étudiants et professeurs bat son plein. Mais passé un laps de trois ou quatre jours, les enseignants, sur ordre de leurs syndicats, reprennent le travail. « La grève est un moyen d’action efficace : elle est nécessaire pour rappeler aux pouvoirs publics que nous existons et attirer leur attention sur l’état préoccupant de la Faculté. Mais nous pensons que poursuivre davantage le mouvement ouvrirait la porte aux désunions ; nous risquerions d’essouffler la contestation et de lui ôter de sa force. C’est pourquoi nous préférons installer des commissions qui siègeront en dehors des heures de cours et s’attèleront aux principaux problèmes en nous permettant de prendre position sur les relations professeurs/étudiants, la pluridisciplinarité, les modes de sélection, la démocratisation de la culture... » Un autre orateur prend le relais ; il propose qu’avant de définir les modalités d’action, une Commission de redéfinition des termes soit réunie. (En fait le corps enseignant de Mirmont, et notamment le doyen de la Faculté de droit, ont dès le début manifesté leur répugnance à faire grève, au motif que celle-ci leur semblait « prématurée », étant entendu que pour eux est prématurée toute grève dont l’initiative a été prise sans qu’ils aient été préalablement consultés sur son opportunité. Cela ne les empêche évidemment pas de s’y rallier ; car les enseignants et spécialement les professeurs agrégés sont soumis à cette hantise qui est celle des intelligences progressistes, de ne pas perdre leur longueur d’avance sur le cours spontané des choses ; ils craignent par-dessus tout de se laisser distancer par les agitateurs de l’extrême gauche. Mais dans leur for intérieur, leur pensée se résume à ce constat peu enthousiaste : Comment ? Ils n'ont pas même un DESS et voilà qu’ils prétendent faire la Révolution !

Madame Brissou illustre parfaitement l’ambiguité de la caste universitaire. Elle qui tout au long de son cours de Droit du travail larmoie sur la dure condition des travailleurs et les noires intentions d’un patronat intraitable et cynique, je la rencontre révoltée par les agissements des gauchistes depuis qu’ils dispersent les non-grévistes en jetant de l’ammoniaque dans les amphithéâtres pour faire obstruction à la tenue des cours. « C’est intolérable ! S’il m’arrivait quelque chose par leur faute, je n’hésiterais pas à les poursuivre en justice. D’ailleurs, cela ne se passerait pas comme ça dans une usine ; des sanctions seraient prises ! » Chez elle, c’est la mentalité de l’étudiante sérieuse, docile et grassouillette, qui est choquée… Elle est en outre un peu vexée de se déranger pour faire passer des oraux auxquels personne ne se présente.

Mignard, maître-assistant bien connu pour ses opinions d’homme de gauche, s’est fait traiter de briseur de grève, de chrétien intégriste dans l’effervescence des discussions tactiques et pendant une assemblée générale a essuyé les huées de ses compagnons de la veille. Il en est momentanément aigri. Quand il voit arriver un étudiant dans la Faculté déserte, il crie du haut de sa fenêtre : « Il y a des gens sérieux ici, si cela vous intéresse… » et il désigne la salle du premier étage où il a réuni une Commission d’étude des débouchés sur les carrières juridiques. Le reste du temps il se répand en sarcasmes sur l’agitation gauchiste.

Parmi les professeurs étiquetés à gauche qui déplorent néanmoins le jusqu'au-boutisme des ligues communistes révolutionnaires, il en est peu qui n’aient pas, par leur vénération aveugle de l’individu et par une casuistique morale déduite des canons opportunistes du progrès social, contribué à engendrer les excès de la faction extrémiste dont ils critiquent un peu tard les procédés radicaux. Imaginons Voltaire scandalisé par la Révolution de 1789 et nous aurons une idée de la naïveté des pédagogues, sidérés par l'effervescence de lycéens et étudiants gavés de leur enseignement, dont ils condamnent les méthodes effrontées et les attitudes irresponsables issues largement des vérités qu'ils leur avaient inculquées. Ne parlons pas des professeurs aux idées plus « avancées » qui, tout en n’en pensant pas moins, se font un article d'élégance de comprendre les aspirations de la jeunesse et d’approuver jusqu’aux principes les plus absurdes de la révolte étudiante.

Le gauchisme, s’il n’était pas un courant bavard et paresseux, occupé seulement à vociférer en guise d’auto-analyse un plaidoyer pro domo qui doit le libérer d'un besoin de consommer jusque là cruellement refoulé, aurait au moins pour avantage de nettoyer la Faculté de cette autre classe de phraseurs et de cancaniers que forment les professeurs de droit, chargés de cours, maîtres-assistants, assistants et moniteurs qui la composent. Mais le gauchisme n’est pas l’agent d’une Révolution introuvable ; il est seulement le ferment de sa décomposition.

(à suivre)