samedi 28 juillet 2012

Scènes de la Révolution ordinaire (1971)

 

En ce moment à Mirmont, grand branle-bas gauchiste : à l’origine, une obscure affaire de terrain vague que des étudiants en sociologie avaient voulu s’approprier pour le transformer en aire de jeu ouverte aux gosses du quartier. Sommés d’abandonner la place et de rembarquer pelles et pioches, les mutins affrontent la police et passent ensuite devant le tribunal sous je ne sais trop quelle prévention. Le jour du procès, une manifestation parcourt la ville, qui déferle sur le palais de justice aux cris de « délivrons nos camarades » et « CRS SS ». Les forces de l’ordre interviennent et la rencontre se solde par une trentaine de blessés : quelques pavés et quelques boulons volent, une barricade tente de s’ériger, les jurons fusent avant qu’une grenade lacrymogène disperse les combattants.

Fait remarquable : les militants gauchistes réquisitionnent aujourd’hui la présence d’enfants de treize ou douze ans, parfois moins encore, pour gonfler leurs effectifs en exposant leurs jeunes recrues aux « provocations policières », et dénoncer avec d’autant plus de force la brutalité aveugle de la répression : « Ils s’en prennent même aux enfants ! » Un garçon de la Faculté de Droit, surveillant dans un lycée de la région mirmontoise, raconte que les élèves de sixième, cinquième lui avaient demandé la permission de se rendre à la manifestation à laquelle les étudiants les avaient conviés. Certains témoins des échauffourées rapportent que les gamins étaint placés en première ligne pour faire hésiter les cordons de policiers.

Les lycéens du premier cycle secondaire, ceux-là que mai 68 avaient laissés sur la touche à une époque où la vocation révolutionnaire se cantonnait aux classes de terminale dont les élèves, pour les plus jeunes, approchaient tout de même l'âge de dix-huit ans, ont à présent leur place dans les cortèges contestataires. Ils ont par toute la France donné cet hiver des signes patents d’agitation qui témoignent de la politique de séduction que les activistes révolutionnaires, sur la pente descendante des générations, consacrent à présent aux strates les plus malléables de la caste enfantine.

Il suffit pour s’en convaincre, de lire un exemplaire de Tout, une feuille bimensuelle qui paraît depuis 1970 si je ne me trompe. Diffusée largement en province et vendue dans les kiosques, cette publication s’intéresse essentiellement aux évènements qui secouent la capitale où elle regroupe, je présume, l’essentiel de ses lecteurs. Souvenons-nous de la puissance des comités d’action lycéens et de l’ébullition qu’ils entretinrent à Paris pendant les évènements de mai 68.

Placé sous le haut patronage de Jean-Paul Sartre, Tout est un journal d’extrême-gauche, où aucune tendance identifiable ne se manifeste ; il se rattache au mouvement Vive la révolution qui constitue un front révolutionnaire, libre de toute orientation spécifique. Le mépris d’une ligne de pensée homogène, compensée par la violence du ton et la volonté de tout chambouler, m’avait fait croire, la première fois, à une inspiration anarcho-nihiliste. En fait  d’inspiration, on y trouve plutôt une aspiration syndicaliste, communarde, accommodée à la sauce d’un misérabilisme quotidien et populeux.

D’après le journal Le Monde dont le sérieux bedonnant paraît s’affecter du développement de la presse dite sauvage, Tout serait au moins partiellement financé par de grandes entreprises : celles-ci trouveraient plus prudent d’investir dans des valeurs de bords opposés.

Le style des articles de Tout est volontairement grossier. Il n’y est question que de « c… » et de « m… ». Les barbarismes et les incorrections y abondent ; le ton balance entre diatribe agressive et reportage d’un sentimentalisme naïf. La dénonciation, l’appel à la violence, la menace et l’émotion y constituent un curieux mélange qu’unit la vulgarité revendiquée de la langue. Avec cela la déification de tout ce qui bat en brèche l’ordre établi sous couvert de générosité, de justice et de compréhension : la défense des déviations, la glorification du banditisme tant qu’il n’est pas le fait des nantis, la justification de toute espèce d’atteinte à la morale et de toute brutalité qui ne soit pas suspecte de collusion avec la police, trouvent dans les colonnes de cette publication une tribune toujours ouverte. Les instituteurs qui déshabillent leurs élèves et les initient à des jeux intimes, les délinquants des grands ensemble, les toxicomanes, les prostituées forment les figures canoniques d’une société généreuse qui ne demande qu’à déployer de larges aptitudes au bonheur universel. L’ennemi juré de cet éden prêt à s’épanouir est l’adulte, hermétique à la sensibilité gauchiste ;  lui, a droit presque invariablement au qualificatif de « vieux c… ». À ses côtés, plus honni encore, pose le C.R.S. qui, à lire le journal, serait le deus ex machina de la société française, une sorte de Fantômas ubiquitaire et protéiforme aux pouvoirs implacables.

Exemple de titres : « Il règne dans ce pays comme un climat anti-jeune », « Ils veulent nous tuer [ils : les forces de l’ordre], « Surveillons la police » etc. Exemples de prose : « D’accord on est des voyous, mais si on l’est c’est pas de notre faute, c’est plutôt celle de la société, celle des vieux c… qui envoient les flics sur nous pendant qu’ils regardent leur télé de m... Alors nous, dans notre quartier on se retrouve entre copains et on se laisse pas tomber... » « Jean Cau, [ex-secrétaire de Jean-Paul Sartre passé soudainement de l’Être et le néant aux chroniques France profonde de Paris Match] facho, on aura ta peau ! » « Il faut repérer les policiers spécialement fascistes et sadiques pour les empêcher d’agir… »

Quoique rédigé dans une langue pauvre et approximative, Tout n’est sans doute pas l’œuvre d’analphabètes, ni même d'autodidactes ; ses journalistes ont le talent de faire vibrer la corde sensible en s’adaptant sans vergogne à leur public. Comme le but à atteindre l’emporte chez eux sur la dignité des procédés, ils ont pour schéma directeur, en tablant sur la révolte des adolescents, d’instaurer une grande internationale des « copains » où marcheront côte à côte le premier de classe, le jeune ouvrier à la chaîne et le blouson noir. Entre ces jeunes héros se forgent les liens d’élection d’une chevalerie : l’entraide sans condition et un sens fruste de l’honneur. (Du genre : « À son enterrement, les mecs étaient tous là ; tous. On est resté silencieux parce que c’est pas avec des mots qu’on peut traduire ce qu’on sentait ce jour-là. On était là pour que son histoire serve, pas pour se lamenter… »)

L’affectation de simplicité dont s’enrobe le refus brutal de devenir adulte, l’évocation répétée de la fête étrange d’un grand Meaulnes qu’habiteraient en secret des rêves de guérilla et de destruction, là est la marque de Tout. Désigner à la jeunesse ses prédécesseurs comme les responsables exclusifs de la médiocrité ambiante, quel moyen plus sûr de séduire la génération en train d’éclore ? « Nous ne sommes pas contre les vieux mais contre ce qui les fait vieillir » clament les moralistes de Tout à l’adresse du morne orphelinat dont ils caressent l’audience.

Le journal Tout qui ne craint ni les outrances ni le ridicule et, semblable à la presse à scandale, aligne des articles à la limite de la parodie ou du pastiche, vante à ses lecteurs un chemin d’insoumission qui ressemble fort à celui de la servitude. La devise du journal le déclare : « Ce que nous voulons : tout ! » ; autant dire : rien…

samedi 7 juillet 2012

Scènes de la Révolution ordinaire (suite II)

   
 

Représailles

 

 

Hier, les jeunesses communistes révolutionnaires poursuivent une poignée d’extrême-droite dans les couloirs de la Faculté de droit. Au vrai, ils ne font que patrouiller en désordre, au pas de charge et en vociférant, à la recherche des fugitifs qui ont trouvé refuge peu avant dans les pièces de l’étage où se tiennent les bureaux administratifs et la salle des professeurs, et qui demeurent introuvables. Lassés de parcourir vainement les bâtiments en tous sens, ils décident de réclamer l’intervention du doyen qu’ils accusent de protéger les « fascistes ». Ils exigent que ceux-ci leur soient livrés afin de leur régler leur compte.

Le doyen, descendu de son bureau situé à l’étage supérieur, les rejoint au pied de l’escalier devant la cage de l’ascenseur. Il rejette leur demande.

Kellouche, en réponse, affiche une détermination inflexible :

– Camarades, puisque le doyen refuse de faire face à ses responsabilités, à nous de prendre les nôtres. Cette fois-ci nous forcerons les portes et nous finirons bien par les découvrir. Allez les gars, on se scinde en deux groupes et on leur casse la gueule – mais doucement hein ?, pas de violence !

Le doyen paralyse le début de manœuvre en rappelant Kellouche à lui et en le prenant à part.

Le doyen :

– Ho, ho, ho… vous commencez à me les briser ! (Le tumulte s’apaise un peu.) Comment voulez-vous qu’on s’entende si tout le monde parle à la fois… Je veux  parler à Kellouche, j’ai le droit de parler avec Kellouche, non ? Si je lui demande de s’écarter un peu de vous, ce n’est pas que j’aie quelque chose à vous dissimuler, c’est simplement pour vous obliger à vous taire, si vous voulez entendre (rumeur). Je n’ai rien de confidentiel à dire à Kellouche, vous n’avez qu’à faire silence pour vous en rendre compte. Bon, vous, écoutez-moi Kellouche…

Flatté d’avoir été distingué par le doyen comme le chef de la bande, Kellouche se rend rapidement à ses arguments et lance à ses hommes, d’un ton sans réplique :

– Camarades, on va vider la Faculté et se battre sur le campus.

Cris, protestations véhémentes, ricanements sarcastiques même, saluent dans les rangs gauchistes la proposition du meneur.

Un second tribun prend alors le relais et harangue ses troupes :

– Camarades, puisqu’on ne veut pas permettre aux étudiants de régler seuls leurs affaires, que deux équipes contrôlent chacune une des entrées de la Faculté. Si dans un quart d’heure les fascistes sont toujours retranchés dans les locaux des professeurs, nous passerons à l’attaque !

Les militants d’extrême-gauche se mettent en faction ; l’administration évacue précipitamment la bibliothèque dont elle fait fermer les portes par crainte de déprédations possibles.

Le quart d’heure écoulé, les gauchistes refroidis par l’attente, déprimés d’être le centre d’une curiosité indifférente de la part des étudiants en droit et surtout aussi doués pour la lutte armée qu’un quarteron de doctrinaires et de bavards peut l’être, prennent le parti de ficher le camp.

Résolus à abandonner la lutte sur un geste digne, ils lancent au pied du professeur Robert Bouin, décontenancé, une valise volée aux extrême-droite, remplie de casques et de matraques, tandis que l’un d’eux s’écrie solennellement : « Voilà ce que vous défendez ! » Là se borne l’incident intra muros.

Dehors, les gauchistes dégonflent les pneus de quelques voitures dont ils soupçonnent les propriétaires d’appartenir à la F.N.E.F. S’étant aperçus qu’ils ont oublié la valise des fascistes et son précieux contenu à l’intérieur de la Faculté, ils songent à constituer une délégation pour aller la réclamer au doyen en se prévalant de leur droit acquis à un trésor de guerre péniblement arraché à l’ennemi. « Quelle connerie, les mecs d’avoir laissé tout ça là-bas ! Si vous aviez vu le matériel !... » Finalement, fatigués de contester depuis le début de l’après-midi, ils renoncent à leur projet et partent en bande errer sur le campus.

Si Robert Bouin, professeur agrégé de droit public, est ainsi le point de mire des factions révolutionnaires, c’est que de tous ses collègues il est le seul à faire cours en robe et qu’il a en outre participé pendant l’après-midi à la négociation dont Kellouche et le doyen étaient le centre. Il fallait voir Bouin essuyer les insultes et les accusations des deux ou trois gauchistes avec lesquels il tentait de dialoguer sans succès au milieu de l’excitation générale. Ne trouvant à opposer à ses interlocuteurs que des arguments d’ordre étymologique et syntaxique, Bouin fut bientôt débordé et, prompt à s’alarmer, ne tarda pas à proclamer, en guise de concession : « Quant au régime gaulliste, Messieurs, du point de vue juridique, je vous le donne ! » pour conclure : « Nous sommes solidaires ! »

Solidarité qui n’eut pas l’heur de plaire à ses contradicteurs ; ceux-ci, se refusant à pactiser avec les ruines du conservatisme, blâmèrent Bouin, comme s’il en était personnellement l’auteur, d’avoir noyé des « bicots » dans les piscines aux beaux temps de l’O.A.S..