jeudi 23 août 2012

Un Maître en littérature (1973)

 

Max-Pol Fouchet tient actuellement le rôle de grand oracle des lettres françaises à la radio et à la télévision. Avec son minois épanoui de vieux bébé farceur, ses mots d’esprit forgés à l’avance et son aura d’homme de tous les progrès, (l’un de ses reportages qui traite favorablement de Cuba vient d’être interdit d’antenne) Max-Pol, comme l’appellent les initiés, intervient chaque semaine sur le petit écran pour y exprimer des opinions bien senties et toujours opportunes sur la littérature de son temps.

Son éclectisme lui permet de conseiller aux auditeurs, comme une perle de la meilleure eau, la lecture des Pensées de son ami Pierre Dac, récemment réunies en recueil. Mis à part quelques aphorismes savoureux, tirés de L’Os à Moelle et par conséquent déjà connus de tous, l’essentiel de la brochure se compose d’à-peu-près fabriqués à la chaîne, dans le genre (j’improvise :) « Quand on frappe les trois coups, c’est rarement pour enfoncer le clou du spectacle » ; s’y ajoutent quelques variations sur des thèmes déjà défrichés par les humoristes célèbres, l’essentiel de l’ouvrage tenant dans des réflexions et  maximes que Pierre Dac, lorsque leur banalité le laisse insatisfait, conclut par la locution « et inversement » ou « et vice versa », voire par un « poil au… » complété par un mot trivial choisi en assonance avec la fin de la phrase. Tout récemment, l’auteur, interrogé sur ce recueil, déclarait avec modestie : « Il m’a fallu faire un choix car j’ai encore dans mes tiroirs des centaines d’autres pensées. » Grâce !

Mais Max-Pol Fouchet, loin de s’effaroucher de l’improvisation commerciale d’où procède le florilège des saillies drolatiques de Pierre Dac, y discerne au contraire l’ascèse d’un grand écrivain qui « a le courage de ne pas se prendre au sérieux ». Or peut-être devrait-on préférer à cet art de la dérision qui s’exerce surtout aux dépens du lecteur, lésé dans son attente d’un ouvrage de qualité, le sérieux d’un humoriste dont l’amour propre s’attacherait à la valeur de sa production… Mais ce genre de considération n’a pas place dans la souple morale de Max-Pol.

Il y a peu je regardais la télévision ; Max-Pol Fouchet confiait au téléspectateur ses impressions sur un roman dernièrement paru, écrit par un espagnol. Il se trouvait justement que cet espagnol s’était battu au côté des brigades internationales et avait dû s’expatrier en France après la victoire du parti franquiste. Max-Pol brossa une rapide biographie de l’écrivain puis, en véritable analyste qu’il est, se lança dans la narration exhaustive de l’intrigue : un jeune homme arrive en France, il y prend une maîtresse, il la quitte, il voyage, il revient, il la retrouve. À la fin, il embarque sur un paquebot « où un steward tient la place un peu symbolique du destin et se conduit d’une façon très étrange », et change de maîtresse… Je ne sais plus si le bateau coulait alors ou arrivait à destination mais cette dernière péripétie n’avait finalement pas grande importance. Satisfait de son rapport, Max-Pol termina en ces termes : « Vous voyez que ce roman nous ménage des surprises, et après le résumé que je viens de vous en donner, je n’ai pas besoin d’attirer votre attention sur son originalité. J’ai beaucoup aimé cette œuvre. Pourtant je ne parlerai pas de "chef d’œuvre". Non… Je ne sais pas exactement pour quelle raison, mais je ne crois pas que ******* soit un chef d’œuvre. En tout cas c’est un très beau roman et à notre époque ce n’est déjà pas si mal. » (Sourire fin et heureux.)

Pour moi je ne pense pas que ce commentaire littéraire efface de la mémoire des amateurs le souvenir des Lundis et Nouveaux Lundis de Sainte Beuve ; il a du moins l'utilité de nous renseigner sur les qualités d'analyse du grand critique dont il émane.

Max-Pol Fouchet sévit à un rythme hebdomadaire à la télévision dans l’émission Italiques, en compagnie d’autres critiques, écrivains et biographes. « Chacune de ses interventions, proclame un journal enthousiaste, constitue à elle seule un véritable enseignement sur l’histoire de la littérature. » Le présentateur est un type élégant, content de lui, qui manifestement ne connaît pas grand chose aux sujets dont il anime le débat. Pour masquer son ignorance, il adopte le ton railleur et brutal qui fait flores depuis peu à la télévision. Hissant l’absence de tact au niveau d’une spécialité virtuose, il interrompt sans ménagement ses invités pour leur signifier qu’ils ont dépassé leur temps de parole ou les informer que leurs propos, à partir d’un certain stade, n’intéressent plus personne. Echappent bien sûr à la rudesse de cette franchise les gloires habituellement célébrées par les media, parmi lesquelles le débonnaire Max-Pol.

(à suivre)

Un Maître en littérature (suite)

Dans le cadre de la critique télévisuelle où l’intelligence, au mieux, se confond avec le besoin instinctif de se mettre en avant, et où les comptes-rendus de lecture se noient dans la paraphrase, l’étalage des sentiments personnels et les procès d’intentions, Max-Pol Fouchet est à son article. Il trône comme un Bouddha juvénile et mafflu, la bille épanouie, prudhommesque ou bel esprit suivant les circonstances.

 J’ai en mémoire une émission qui traitait de Victor Hugo, écrivain comique. Les hautes considérations pleuvaient ; la question fondamentale qui tracassait ces messieurs était de savoir si le génie des Contemplations se doublait, comme on l’a prétendu souvent, d’une ganache sotte et pontifiante. Eux se faisaient fort d’apporter la preuve contraire et de laver ainsi, plutôt que le poète – car qu’ont de commun la poésie et l’intelligence ? –, le champion des causes républicaines du soupçon de bêtise qui souille parfois sa réputation. Ils s’étaient donc mis en tête d’établir que le vainqueur d’Hernani, loin de l’image d’un titan ingénu forgée par la légende, possédait un sens de l’humour raffiné ; que sa fantaisie, parfois teintée d’irrespect, démentait l’attitude gourmée et puérilement égocentrique dans laquelle la postérité l’avait injustement figé. Ce parti-pris suivant lequel Hugo aurait eu la veine boulevardière ne manquait pas de sel de la part de lettrés qui se font couramment gloire de dédaigner les mots des vaudevillistes, les facéties, calembours, rébus et autres jeux d’esprit gratuits risqués par les auteurs légers.

L’un des spécialistes de l’hilarité hugolienne vanta alors, comme un écrit qu'il aurait eu le mérite d'exhumer, le poème bien connu dans lequel un ogre, lassé d’attendre une fée, mange son petit garçon, autrement dit « croque le marmot ». La pièce fut lue par une jeune fille qui devait être fraîche émoulue du conservatoire national d’art dramatique et en rajoutait un peu trop en finesse sur les intentions du texte, avec force moues entendues et une volonté de bien faire plus qu'évidente. Le moindre des effets comiques, dûment souligné par la lectrice, excitait les rires charmés et approbateurs de l’assistance. La chute finale – il ne faut pas laisser les ogres croquer le marmot… – déchaîna une gaîté ravie et surprise. Qui aurait pu dire si ces auditeurs de choix étaient réellement étonnés à l’écoute d’une pièce reproduite par toutes les anthologies de l’humour français, dont ils n'auraient cependant jamais entendu parler, ou s’ils feignaient seulement de la découvrir ?…

Quand le silence se rétablit, plus personne n’avait grand-chose à ajouter. C’est ce moment que choisit la jeune comédienne, flattée du succès qu’elle venait de s’attirer et désireuse d’apporter sa contribution à la louange du poème hugolien, pour constater « c’est plein d’humour ! » avec une conviction inopinée qui laissait supposer qu’elle en doutait jusque-là.

Un second hugolâtre se manifesta alors ; un universitaire. Il demanda la permission, qui lui fut volontiers accordée, de  raconter une anecdote très révélatrice du tempérament comique du poète :

– Un jour Victor Hugo se trouvait à l’Opéra ; il participait à une soirée officielle qui lui paraissait guindée. Il s’y ennuyait. Voilà qu’il fait la connaissance d’un diplomate originaire d’Europe centrale, qu’on lui présente comme étant : Monsieur Kislève. « Je préfère Madame Qui-s’couche » répond Hugo du tac au tac.

Des exclamations joyeuses saluèrent cette ingénieuse répartie et on put alors admirer Max-Pol Fouchet, cet honneur des lettres françaises, abandonné à une inextinguible hilarité, comme si on lui avait cité l’à-peu-près « comment vas-tu Yau de poêle ? » en lui certifiant que Marcel Proust en était l'auteur.

Car pour Max-Pol et sa cohorte de thuriféraires, le snobisme est une sauce qui dispense de s’interroger sur les mets qu’on vous sert.

mardi 21 août 2012

L'Angoisse des "Trentes Glorieuses"

 Le bourrage de crâne à la mode consiste à persuader les étudiants qu’une fois sortis de l’Université il ne leur restera plus qu’à émarger au budget de l’Agence nationale pour l’emploi. Chaque semaine la presse hebdomadaire, friande d’une sociologie sensationnelle et dramatique, cite le cas d’un agrégé de philosophie obligé de postuler un simple emploi d’agent administratif, d’un polytechnicien tirant sa subsistance du Secours Catholique, d’un expert-comptable ou d’un notaire réduit à vendre des colifichets à la sauvette ou à « faire la manche », et tous autres exemples qui prouvent que les niveaux d’étude et qualifications professionnelles, même dans des secteurs jadis préservés, n’offrent plus aujourd’hui que des valeurs périmées sur un marché du travail exsangue.

À la faculté de droit de Mirmont le grand thème de récrimination, qui ressort chaque fois que le besoin se fait sentir de stimuler les forces du désordre, est le suivant : les crédits alloués sont insuffisants ; les examens seront invalidés en raison de l’absence de bons enseignants ; les diplômes seront sous-cotés parce que, vous le pensez bien, ils savent, eux, dans le secteur privé que…

Voilà trois ans que de pareilles doléances sont régulièrement proposées aux étudiants, avec grève universitaire à l’appui et cortège de rue pour expliquer les problèmes à la population et tenter de l’émouvoir sur le sort de ses élites. À chaque fois les revendications avortent auprès du rectorat, et la Faculté de Mirmont, comme un bateau ivre devenu le jouet des éléments déchaînés, continue sa course chancelante dans les bourrasques.

À Mirmont la cessation du travail par les étudiants et la paralysie des activités universitaires exercent sur les autorités administratives ou politiques une pression à peu près égale à celle que provoquerait une grève de la faim… d’où leur fortune très variable. Dans l’un et l’autre cas, le succès des réclamations formulées dépend moins des insurgés, et de leur détermination, que de la faiblesse, voire de la complaisance des institutions prises à partie

En cette année 1973, au début du mois de janvier, le jour même de la rentrée, la section de Sciences économiques répandait la nouvelle que la Faculté de droit ne pourrait tourner pendant une période supérieure à deux mois et que les examens passés dans ses murs seraient désavoués à l’échelon national. Il se trouvait des naïfs pour colporter ces bruits et y croire…

L’un d’eux à qui l’on apprenait que la licence en droit dans les années qui viennent ne compterait plus que trois années au lieu de quatre, eut instantanément ce cri du cœur :

– Trois ans ! Mais alors la nôtre va être dévaluée !

L’habitude.

jeudi 16 août 2012

La Somme ecaudienne

Gérard Écaude :

 

Mon ancien condisciple Jean Chamboulive, apprenant que j’avais couché sur le papier quelques souvenirs de nos années de lycée, a eu l'amabilité de me remettre des extraits de la Geste Écaudienne qu’il avait écrite pendant nos années communes de quatrième et de troisième à Boileau.

Quelques mots sur Chamboulive (bien que nous n’ayons jamais été à proprement parler des amis mais seulement des camarades).

L’auteur de la Geste Écaudienne était un garçon souvent imprévisible ; il donnait l’impression d’évoluer dans un monde un peu parallèle qui se serait trouvé hors d’atteinte des règles conventionnelles du lycée dont tous ses efforts tendaient en apparence à le démarquer. Au gré de ses inspirations, et généralement à rebours de ce qu’on attendait de lui, il hésitait entre deux attitudes opposées ; ou bien se mettre en avant pendant un cours avec une insistance intempestive, ou bien se faire oublier quand notre participation active était au contraire sollicitée. Un dérivé d’orgueil et de conscience critique de soi, le poussait à dédaigner toute collectivité à laquelle il appartenait, pour cela même qu’il en faisait partie. Son goût de l’indépendance joint à une tournure d’esprit plutôt conservatrice lui donnait une personnalité difficile à saisir, qui devait le désarçonner lui-même, comme nos maîtres dont il avait à subir l’autorité.

 J’aurai plusieurs écrits de Chamboulive à insérer dans mes chroniques mirmontoises.

La Geste Écaudienne empruntait son nom à notre premier de classe, Gérard Écaude, dont la réussite constante et indiscutée entre la sixième et la troisième avait fini par produire chez la plupart de ses camarades une réaction d’agacement fataliste. Écaude triomphait à chaque composition. Les interrogations de toutes sortes auxquelles, nous autres, n’obtenions que des résultats irréguliers et toujours aléatoires, étaient pour lui autant d’occasions de dominer le classement. Sa supériorité connaissait cependant une limite : les cours d’éducation physique dont les trophées tombaient en d’autres mains. Mais ses parents avaient obtenu de l’en faire dispenser, non que sa santé fût trop fragile mais parce qu’ils pensaient que leur fils gagnerait davantage à pouvoir consacrer les heures de gymnastique et de plein air à l’étude des matières intellectuelles et que sa moyenne serait d'autant meilleure qu’il n’aurait pas à y inclure les notes des disciplines sportives dont le niveau, dans son cas, avait peu de chance de dépasser la mention « passable ».

Écaude était le fils unique de parents déjà âgés ; sa mère tenait au lycée le secrétariat du censeur et le mari enseignait la physique-chimie dans un autre établissement de la ville. Notre camarade offrait tous les stigmates de l’enfant délicat, couvé par un ménage timoré et méticuleux. Potelé, il portait la plupart du temps un manteau matelassé et rebondi dont on sentait qu’il recouvrait une épaisseur de deux ou trois pull-overs enfilés les uns sur les autres. Une volumineuse écharpe venait compléter ce blindage vestimentaire qui le faisait ressembler à un tube de colle cylindrique entêté de son bouchon à vis. Écaude qui pour le fond n’était pas un méchant garçon avait tiré de la liste impressionnante de ses succès scolaires une fatuité heureuse qui lui suffisait à combler toutes les interrogations de la vie. Son énergie était d’ailleurs consacrée pour l’essentiel à ses études car sa suprématie dans les honneurs scolaires, si nul ne songeait à la lui discuter, prenait racine dans un comportement obéissant et besogneux beaucoup plus que dans des facilités d’intelligence dont il aurait été abondamment pourvu.

Tandis que ses camarades discutaient ou jouaient, l’élève Écaude révisait dans la cour de récréation. Il ne se passait pas une interrogation écrite qu’il n’annonçât, après avoir remis sa copie, que cette fois il avait complètement raté, qu’il était resté totalement sec, que sa note serait abominable... et il jouissait ensuite de l’étonnement qu’il croyait avoir provoqué lorsque le professeur, rendant les devoirs, le proclamait sans surprise le meilleure élève de la classe. D’une tenue exemplaire jusqu’à ce que retentît la sonnerie qui signalait la fin de l'heure de cours, Écaude n’en prenait pas moins sa part des accès de turbulence scolaire. Il était de ces élèves raisonnables qui sont toujours prêts dans les moments d’effervescence où la discipline du cours de relâche, à rire sous cape aux dépens du plus faible, qu’il s’agît d’un professeur débordé par un chahut collectif ou d’un cancre rudement moqué par la classe.

Telle était la psychologie, assurément courante, de Gérard Écaude. On aura déjà compris qu’en classe de quatrième, ce lycéen modèle poursuivait sa parabole laborieuse et infantile sans rien dénoter des approches de l’adolescence dont les premières manifestations influençaient déjà la sensibilité et l’esprit de bon nombre de ses camarades.

Chamboulive s’était donc lancé dans la rédaction d’une charge littéraire où il imaginait notre condisciple Écaude au siècle des lumières, et le dépeignait sous les traits du descendant d’une noble lignée, présomptueux et engoué d’Encyclopédie, qui finissait à la fleur de l’âge guillotiné sous la Terreur. Un dessin au stylo à plume signé « David » immortalisait le moment dramatique où le malheureux Gérard d’Écaude, le lointain ancêtre de notre camarade, était décapité en place de Grève sous les clameurs d’une foule de sans-culotte criant « À mort l’aristo ! » et brandissant des têtes sectionnées, fichées sommet d’une forêt de hautes piques. Cette gravure révolutionnaire fut confisquée par Monsieur Corbier pendant un de ses cours de français où elle passait de table en table, dissipant son auditoire ; elle tomba dans les cartons du professeur qui ne la rendit jamais à son auteur.

Comme Écaude avait fini par avoir vent de l’œuvre dont il était tout ensemble l’inspirateur et le personnage principal, il demanda à en prendre connaissance ; Chamboulive, libéral, lui prêta La Geste Écaudienne qui comportait déjà l’essentiel des différentes livraisons qu’il réunit dans sa version définitive. Flatté d’avoir été pris pour sujet d’un travail littéraire, quand même son contenu était satirique, Écaude le communiqua à ses parents qui, d’après ce qu’il rapporta ensuite à l’auteur, avaient beaucoup moins apprécié que lui la tonalité comique de l’ouvrage.

J’extrais de La Geste de Chamboulive la page qui suit : l’auteur y paye un juste tribut au manuel de littérature le Lagarde et Michard où toute une génération d’élèves dont nous étions, puisa ses références intellectuelles, et le plus souvent les clichés de son inculture littéraire.

 

(à suivre)

La Somme ecaudienne (suite)

Un passage du "LAGARDE ET MICHARD" :


 

 

 

                          UN JEUNE ÉCRIVAIN AMBITIEUX 

 


 

 

On oublie souvent qu'avant de mettre sa plume au service du surintendant Fouquet, Jean de La Fontaine, « le plus grand de nos fabulistes » selon l'heureuse expression d’Emile Faguet, chercha protection auprès de la puissante famille Écaude dont les descendants, un demi-siècle plus tard, en 1703, seront anoblis « par rescrit du Roy et lettres patentes du Garde des sceaux ». Le chancelier Gérard Écaude fut alors son mécène. Ce haut magistrat du royaume qui se piquait d'humanités et d'art, sut par des gratifications judicieuses stimuler la veine créatrice du jeune poète dont l'humeur était trop souvent nonchalante. Pour l'en remercier, La Fontaine lui dédiera sa fable bien connue "Le loup et le jambon" où il inscrivit en filigrane, comme un discret hommage, les prénom et nom de son bienfaiteur, que nous signalons ici par des caractères gras.

 

 

 

 

     Le loup et le jambon.

 

 

 

Certain jour, un loup claquedent

Qui cherchait d'aventure

Quelque accorte pâture

Pour soigner sa faim, en rôdant

Se fit l’hôte d'une chaumière.

Là, par grâce, au plafond,

Un plantureux jambon

Fleuronnait la poutre faîtière.

Le larron voudrait s'en saisir,

Escomptant de cet arrérage

Bonne prime et plein avantage.

Il est au point d'y réussir

Lorsque voici dans l'entrefaite,

Qu'armé d'un grand tison

Le maître de maison

S'invite impromptu à la fête.

Le loup doit céder du terrain

Son dos roussi le brûle ;

Il fléchit ; il recule

Et fuit, délaissant son larcin...

Dépité, la mine penaude,

L'animal conclut à regret,

Le poil ardemment élimé :

J'ai rare écot de ma maraude !

 

 

Moralité :

 

Sachons, grands ou petits,

Régler nos appétits

Pour les cas de disette autant que d'abondance.

— Cette leçon vaut bien un fromage, ma panse ?

 

lundi 13 août 2012

Le Mariage de Jacqueline (1974)

 

La cérémonie de mariage de Jacqueline à Coligny-sur-Drée s’est bien passée samedi. Evelyne un peu triste pendant la soirée, sans doute parce qu’elle regrette les bons moments partagés avec son amie Jacqueline dont le mariage, même si le mari est un garçon amical et ouvert, aura pour effet de les éloigner l’une de l’autre ; aussi parce qu’elle-même, à vingt-quatre ans, aimerait se marier, sans que l’occasion s’en soit encore présentée. Elle sent en elle des velléités de fantaisie que contrarie le pragmatisme insipide des gens installés, dont les soucis lui paraissent mesquins et prétentieux ; mais, tout en se jurant de ne jamais leur ressembler, elle rêve au fond de les imiter et de sortir du célibat. La liberté d'être soi-même, si précieuse à vingt ans, déroule devant elle, maintenant que les amis se dispersent et se marient, des perspectives moins riantes dont le champ se resserre avec les années… Bertrand est là, détendu, nageant dans cet optimisme intelligent et naturel dont il savoure les ressources inépuisables. Jean-Adrien très en forme. Il plaisante avec beaucoup d’entrain et même, le lendemain, pendant le retour en voiture, déploiera une verve que je ne lui soupçonnais pas.

Nous dansons, buvons, mangeons jusqu’à trois, quatre heures du matin… Après avoir consommé vins et champagne au buffet, Jean-Adrien suivi d’Evelyne s’est installé au bar du rez-de-chaussée où il a absorbé plusieurs whiskys ; il donne à partir de là des signes non équivoques d’ébriété. Je les rejoins avec Sophie, une étudiante en lettres qui était la voisine de chambre de Jacqueline à l’époque où celle-ci logeait dans les bâtiments de la cité universitaire. Nous retrouvons Bertrand qui est descendu peu avant rejoindre la joyeuse société, lui-même accompagné d’une étudiante en sciences économiques que je connais seulement sous le prénom de Julienne. Jean-Adrien arbore un sourire de vague satisfaction, le torse bombé, les jambes mal assurées ; il lance tout autour de lui des regards brumeux et conquérants et monopolise l’attention générale par son euphorie bavarde, teintée d’agressivité. Il salue notre arrivée en ces termes : « Ça marche pour toi, Louis ? », à la fois ironique et fat, à quoi je réponds brièvement par un « oui » de principe, car il courtise avec une audace d’homme éméché, qui ne trompe pas sur son degré de conscience, une jeune femme dont le mari est sensiblement dans le même état que lui. Elle se défend en riant.

Comme je lui fais remarquer qu’il a sans doute bien bu, il réplique qu’il se sent parfaitement bien et ajoute avec esprit qu’il ne m’interroge pas, lui, sur mes détournements de mineure, allusion à une adolescente de quatorze ans que j’avais invitée un peu plus tôt à danser devant un Jean-Adrien ouvertement goguenard. Déjà pendant la soirée ce thème de plaisanterie était revenu à plusieurs reprises dans sa bouche alors qu’il venait me prendre par le revers de mon veston pour le secouer de bas en haut en commençant généralement par : « Mais tiens-toi droit, Louis ! », symptôme qu’il avait légèrement dépassé la dose. Nous prenons tous un alcool et Jean-Adrien qui estime avoir sauvegardé sa lucidité commande un nouveau whisky. Il ne tarde pas à abandonner la jeune femme à qui il multipliait les avances et va s’attabler sans plus de transition au comptoir du bar auprès du mari pour qui il paraît éprouver une irrésistible amitié. Il reste là jusqu’à la fin de la soirée à comploter de façon décousue avec cette  nouvelle relation et avec le tenancier de l’établissement qui lui sert plusieurs verres jusqu’au moment où, l’heure tardive aidant, nous décidons de quitter les lieux.

Non sans difficulté j’entraîne dehors Jean-Adrien qui veut rester et nous assure qu’il regagnera par ses propres moyens l’appartement de sa sœur où lui, Bertrand, Evelyne et moi, logerons pour la nuit. Nous lui reprochons de vouloir nous lâcher, et lui promettons qu’avant de nous coucher nous avalerons un dernier whisky (en puisant dans la cave de son beau-frère, absent). Chose promise, chose due. Evelyne s’étant chargée de nous véhiculer, nous nous retrouvons peu après à siroter, dans le calme banlieusard de Coligny-sur-Drée, un ultime whisky de clôture.

C’est le moment que choisit Jean-Adrien pour révéler d’un air sombre et soudain découragé : « Eh bien mon pauvre Louis, on n’a pas pu avoir notre chance parmi tous ces pédés ! » Passé le succès d’hilarité de cette proclamation tout de même déconcertante, nous le prions de nous éclairer sur la présence de ces « pédés » dont le rassemblement nous avait échappé. Il s’en explique :

« Le patron !... Si je t’assure, il en est, cent pour cent. Il m’a dit des choses, mais… dégueulasses, tu ne peux pas imaginer. » [On n’a jamais pu savoir ce que recouvraient ces mystérieuses propositions.] Il n’a même pas voulu qu’on paye les consommations, tu as bien remarqué ! [Elles étaient comptées dans les frais du mariage.] Ce type-là, si on avait voulu, il aurait fait n’importe quoi, il se serait mis à genoux devant nous : le pédé intégral. Oui… c’était vraiment écœurant… Et le mari de l’amie de Jacqueline, oui, lui aussi ! C’était la même chose, si, si… (Sur un ton plus sinistre encore :) Il était d’accord avec le patron, ça se sentait. Ah, c’est le vrai dégueulasse celui-là… dégueulasse !… Tiens !... Il l’est aussi, j’en ai bien peur !… D’ailleurs, je dois te remercier, Louis, de m’avoir retiré de ce milieu, parce que c’était, mais alors là - vraiment - dégoûtant… »

Je doute que nous en sachions plus un jour sur le Coligny-sur-Drée secret dont Jean-Adrien nous aura permis –grâce à son don de double vue, à moins qu’il ne se soit contenté plus banalement de voir double – d’entrebâiller une porte dérobée.

vendredi 10 août 2012

Une Etudiante (suite)

Je reviens à la soirée donnée par Jean-Adrien dans la maison de ses parents dont il habitait une partie. C’était la première fois que je rencontrai Marianne. Le reste de la société était, au moment dont je parle, réuni à la cuisine où Jean-Adrien projetait sans doute avec Solange ces rendez-vous, démarches et invites pressantes qu’elle avait coutume, pour le tenir d'autant plus sous sa coupe, de lui imposer sur un mode impérieux, secret et compliqué ; Jacqueline, toujours active et curieuse, devait vaquer de son côté à quelque préparatif du repas. Tandis que les autres s’affairaient, Marianne et moi sirotions des apéritifs dans le bureau où les alcools étaient servis. Je revois la jeune fille, sa longue chevelure ensoleillée sur les épaules, un chemisier à petits carreaux dont la dominante était rouge, une jupe beige, un paletot vert, douce et vive comme elle était alors, délicatement posée dans l’encadrement d’un fauteuil Voltaire tandis que je la considérais depuis le canapé d’en face. L’atmosphère de ce début de soirée était des plus favorables à une discussion détendue, un peu paresseuse. Un morceau de jazz languide et mélancolique nous berçait, extrait de la discothèque de Jean-Adrien qui tirait gloire d’avoir été entendre deux ans plus tôt Ella Fitzgerald au grand théâtre de Mirmont où la chanteuse avait donné son récital devant une salle aux trois quarts vide. Le disque tournait dans le tiroir supérieur du meuble-écritoire dont la partie inférieure abritait les spiritueux. La lumière avait juste ce qu’il fallait de tonalité tamisée pour faciliter les échanges.

Nous avions déjà pris qui du porto, qui du whisky et nous ne savions pas grand-chose l’un de l’autre... J’écoutai celle qu’on m’avait présentée comme étant Marianne, une étudiante de troisième année de droit public, qui m’exposait les méfaits du colonialisme portugais sur lesquels elle venait de se pencher à l’occasion d’un dossier qu’elle avait dû constituer pour la Faculté, ce dont je me fichais pas mal… J’écoutais dans un état de léger engourdissement où les mots propagent leurs ondes propres qui n’ont rien à devoir à leur sens, tout au charme de l’instant et conquis par le tableau à peine réel d’une conférencière de vingt-deux ans expliquant avec une persuasion gracieuse et un rien de frivolité une question de politique internationale sur laquelle il était évident qu’elle n’avait aucune clarté personnelle. J’approuvai, sans prendre la peine de suivre l’enchaînement de ses propos, sensible au phrasé et à la gravité du timbre que relevait un léger chuintement qui constituait moins un défaut de prononciation qu’une inflexion discrètement expansive de la voix. Les modulations du morceau de jazz l’accompagnaient comme un contre-chant dont la musicalité l’emporterait finalement sur le motif de la mélodie principale. J’avais garde de ne pas briser l’harmonie fugace qui baignait cette démonstration superflue mais poétique de droit international public, immobilisée dans mon souvenir comme un bref aperçu d’éternité.

Oui, depuis cette soirée où nous avions fait connaissance, Marianne avait bien changé. Les mésaventures du colonialisme ne formaient plus son sujet de prédilection. Elle était maintenant attelée à une étude sur Les statuts de la Comédie française à laquelle elle accordait à son tour une importance cruciale ; je m’en étais étonné lorsqu’elle m’en parla pour la première fois ; j’avais cru comprendre que son travail portait sur la statuaire de la Comédie française et il me paraissait que le temple de l’art dramatique français ne présentait à ce titre aucun intérêt...

L’enthousiasme tourmenté de Marianne, alliage de difficultés personnelles et d’idées générales dont les premières déterminent les secondes, exige qu’elle ne soit contredite qu’avec douceur et encore, le moins possible. Parce que s’il est loisible de débattre avec une intelligence sans risquer d’y froisser des tissus trop sensibles, le cœur des autres, lui, ne se prête pas au débat – et c’est bien de lui en l’espèce qu’il s’agit !

 

[Marianne peu après fit la connaissance d’un jeune médecin qui terminait son internat à Mirmont ; elle l’épousa dans les mois qui suivirent. Il ne fut plus question de « l’homme de sa vie » qui l’avait fait tant souffrir, ni des colons portugais, ni du fonctionnement du Théâtre Français. Ils ont eu des enfants. Abandonnant les grands horizons du droit international public, Marianne s’est reconvertie dans l’étude de la psychologie qu’elle pratique aujourd'hui au sein d’un établissement d’aide sociale. Elle s’intéresse aussi à la psychanalyse.]

jeudi 9 août 2012

Une Etudiante

Depuis quelques temps Marianne change d’humeur. Alors que nous l'avions connue coquette et conciliante comme une jeune fille qui cherche normalement à plaire, voilà qu’une tendance nouvelle se déclare chez elle : prompte à s’enflammer pour des abstractions, elle s’exprime avec véhémence sur des sujets qui, il y a trois semaines encore, l’auraient laissée totalement indifférente. Son ardeur à la dispute est en lien direct avec la situation de quarantaine sentimentale où elle languit, et elle s’accentue au fur et à mesure que son attente est déçue. Sans doute la solitude exalte-t-elle l’imagination ; d’autant plus, pour Marianne, qu’elle se double d’un espoir de réconciliation qui tarde à s’accomplir. C’est en tout cas le désappointement qui domine en elle, le sentiment d’être maltraitée par la vie ; et la perte de confiance en soi qu’engendre ce constat d’échec la rend souvent agressive, elle qui, quand tout allait bien, avait un caractère sociable et accommodant.

Ses propos sur des thèmes aussi rebattus que l’égalité sociale, la condition féminine, les libertés publiques etc., inévitables entre étudiants en droit, révèlent, qu’elle soit d’accord avec nous ou d’un avis opposé, l’émoi ombrageux qui sert d’aiguillon à ses impétueuses convictions. Le besoin de revendiquer qu'elle fixe parfois sur des objets infimes, n’efface cependant pas toujours ses élans insouciants d’autrefois. Marianne retrouve quelque chose de ses réactions d’antan quand ses éclats de voix lui ont permis d’exprimer son mal intérieur, et, grâce à l’énergie dépensée, l’ont provisoirement apaisée.

Par bonheur, le dogmatisme humanitaire n’a pas encore totalement pris possession de la nature étourdie et légère de Marianne, et il me semble de l’intérêt de tous, comme du sien en particulier, qu’il n’y parvienne jamais.

Simplement, depuis que l’étudiant en médecine, Viard, dont elle partageait épisodiquement l’existence et qui finançait sans doute un certain nombre de ses loisirs – elle l’appelait couramment « l’homme de ma vie » – depuis que ce camarade lui a préféré une autre compagnie féminine, Marianne confond son état d’abandon avec tout ce qui subit de par le monde un sort d’iniquité comparable, et articule, comme un truchement à sa propre défense, le plaidoyer des opprimés de tous bords, de son ton de voix maintenant fervent et plaintif. Quiconque s'apprête à la contredire, se trouve moralement dans son tort avant même d’avoir proféré une syllabe. Elle mêle à ses doléances un sentiment de scandale qui imprègne la totalité de son être et, mezzo voce, semblable à un écho assourdi, le gémissement d’une tristesse dont elle vit, sans les comprendre, les états désenchantés. Après un temps de recueillement nécessaire, elle repart de l’avant, enchaînant les formules qui émaillent depuis peu ses propos : « mais enfin », « hé bien, non alors », « je ne sais pas, moi, mais c’est pas possible… », « bon bin zut, c’est vrai quoi », « mais ça ne peut pas rester comme ça », des « je ne sais pas, non ? » ardents qui évoquent les locutions invariables dont usent les enfants lorsqu’un malheur les atteint.

Pour Marianne, le monde entier doit être refait ; et en l’absence d’une solution pratique ou d’un projet précis, le meilleur moyen d’y parvenir est encore, selon une formule aujourd'hui à l'honneur, de tout flanquer bas de l’édifice social. « Ce sera toujours ça. » Une solution aussi radicale, qui exclut délibérément l’éventualité d’un remède pire que le mal, dissimule à peine la volonté paresseuse de confier la réformation de sa vie à un bouleversement extérieur, qui la dispenserait de toute initiative et de tout effort de mise en œuvre ; une aventure en forme de déflagration qu’il suffirait à Marianne d'appeler de ses vœux pour repartir d'un meilleur pied. Ses protestations qui sont une façon de porter le deuil de sa liaison défunte, s’expriment à travers le bagage des fiches de lecture, exposés, nomenclatures et bibliographies que l’instruction publique lui a inculquées. Elle a fait l’achat d’un chemisier noir et d’un imperméable de la même couleur où elle transpose inconsciemment son veuvage. Les vérités apprises par Marianne, dont l’absolu s’imprime sur les réseaux les plus ténus de sa sensibilité féminine, prêteraient à sourire s’il n’était pas inquiétant, comme il l'est pour chacun de nous, de voir sa personnalité confondre l’empire qu’elle s’adjuge sur soi, avec le gouvernement du monde.

Je me souviens d’une soirée au début de l’année 1973, en février je crois, chez notre ami Jean-Adrien. Celui-ci nous recevait avec sa vieille maîtresse, Solange, qui avait à l’époque cinquante-trois ans et veillait jalousement sur lui ; celle-ci, dès qu’elle le put, fit aux étudiantes qui participaient à cette soirée la confidence de certains détails on ne peut plus indiscrets de sa vie intime dont l’étalage avait pour but de les convaincre de ses droits d’exclusivité sur l’objet aimé, âgé de près de trente ans de moins qu’elle et, à ce titre, pour elle difficilement remplaçable.

Une scène, à ce propos, me revient en mémoire ; elle a pour décor un restaurant de Mirmont, où nous nous étions retrouvés entre amis de la Faculté de Droit, parmi lesquels Jean-Adrien et sa pétulante Solange. Kellouche était là, comme d'autres étudiants habitués des lieux, et, nous voyant attablés, s’était approché pour échanger quelques mots avec nous et rompre un instant avec les ratiocinations politiques qui emplissaient d’ordinaire tout son esprit. Après un échange de banalités, il avait avisé la présence de Solange. Intrigué par la vue de cette femme dont les formes mûrissantes tranchaient sur la fraîcheur de son entourage, il comprit à certains signes qu’elle était plus étroitement attachée à son voisin de table, Jean-Adrien, avec lequel elle échangeait des marques de familiarité ostensibles. Malgré le caractère affiché de leur entente, Kellouche se trompa sur la nature des liens qui les unissaient. Désignant Jean-Adrien du doigt, il interpella Solange avec une curiosité sympathique mais gaffeuse et lui demanda, pour l'amusement des autres convives : « C’est votre fils, Madame ? »

(à suivre)

lundi 6 août 2012

Professeur BOUIN (suite)

Monsieur Bouin, un peu ébranlé, reprend :

– Je travaille beaucoup ces temps-ci, j’ai accepté une trop grande variété de cours qui n’ont rien à voir avec ma spécialité [le droit administratif] et dont j'aborde la matière pour la première fois… Cela me donne bien du mal et la qualité de mon expression pâtit évidemment de cet état de surmenage car  je suis malheureusement trop chargé. Ainsi, moi,  dès lors que je me mets à dire « difficile » au lieu de « différent », je sais que c’est parti et que les erreurs vont se succéder les unes les autres. C'est terrible… et pourtant je me force à aller jusqu’au bout, parfois même – c’est un reproche qu’on peut me faire – je dépasse l’heure… Le programme est si vaste !

– C’est normal, fais-je pour l’approuver ; la terminologie en droit est souvent très complexe.

Mais Bouin craint, dans son hésitant souci de perfection, que cette dernière remarque n’épingle en lui une tendance à se complaire dans un pédantisme inutilement abscons. Il exprime sa gêne d’une brusque inclinaison des sourcils. M’étant engagé, et ne pouvant faire machine arrière, je poursuis ma démonstration :

– Rien que des mots comme « cocontractant » ou « cofidéjusseur » ou « pollicitation » expliquent  qu’on puisse trébucher en les prononçant.

– Ou encore « anticonstitutionnellement » place finement Florentin.

Et comme Bouin revient à ses lapsus, inquiet de  connaître l’effet qu’ils produisent sur son auditoire, Florentin lui dit, croyant dissiper ses appréhensions :

– Il ne faut pas croire que les étudiants soient tous capables de relever les erreurs que contiennent les cours ou les polycopiés… beaucoup en sont très loin.

En dépit de cette observation réconfortante, le sujet n'est pas épuisé ; la conversation s’étire et traîne en longueur, Bouin ne se décidant toujours pas à y mettre un terme, faute de savoir de quelle façon prendre congé sans risquer une inconvenance. Finalement, lassés de cette discussion décousue, nous invoquons, pour pouvoir nous retirer, les obligations d’un emploi du temps fictif. Lorsque nous le quittons, Monsieur Bouin, plus que jamais empêtré de lui-même, se pousse précipitamment contre le mur, en arrière, pour nous laisser le passage.

Gilles Gros, quant à lui, nous avait devancés depuis quelques temps déjà au prétexte que ses responsabilités de moniteur de bibliothèque ou ses recherches érudites l’appelaient ailleurs, et il nous avait prestement plantés là.

 

Une autre fois, Monsieur Bouin, au sortir de son cours de droit administratif, m’entreprend sans préavis, juste au moment où je tente de m’éclipser de l’amphithéâtre. L’intérêt dont il m’honore tire sa cause du besoin urgent qu'il ressent de se donner une contenance : il est en effet tout gêné d’avoir dû se retirer de l’amphithéâtre sur une remarque aigre faite l’instant d’avant à son public, et veut démontrer, en accaparant le premier venu, qu’il sait aussi nouer des rapports de confiance avec ses étudiants. La chance veut que le premier venu en l’occurrence, ce soit moi.

Il m’arrête en me tenant de but en blanc les propos suivants :

– C’est que, vous comprenez, je ne voudrais pas qu’on m’accusât comme on l’a fait pour certains de mes collègues, de pratiquer uniquement l’exégèse de l’article 700 […et des poussières] du code administratif.

Je ne cache pas mon étonnement à le voir fondre sur moi et m’agripper de cette manière imprévue. Son trouble s’en accroît et il prend le parti de continuer à monologuer à mon adresse, sans me regarder.

Comme je ne comprends rien à son parler entortillé, j’interviens au hasard avec des oui, bien sûr, évidemment que j’essaye de rendre le moins affirmatifs possible pour le cas où mon approbation irait à rebours de ce qu’il entend démontrer.

Je profite d’une respiration de sa part, pour réfréner son éloquence savante et lui transmettre le bon souvenir d’un ami de mes parents qui a eu le privilège d’être son condisciple à Sciences Po où Bouin avait fait un crochet avant de se diriger vers l’agrégation en droit. Ce dernier, plus intimidé de devoir quitter les abstractions pédagogiques que rassuré par la possibilité de traiter un sujet banal, esquisse deux ou trois mots de circonstance avant de se réfugier dans le labyrinthe d’une phrase interminable sur : les années qui sont parfois si proches, parfois si lointaines… (Je simplifie beaucoup.)

Fatigué de cette conversation à bâtons rompus qui devient d’autant plus laborieuse qu’elle tend à signifier quelque chose, je profite du premier silence un peu prolongé pour saluer le professeur Bouin, toutjours incapable de clore une conversation, même vis-à-vis de l'élève subalterne que je suis.

dimanche 5 août 2012

Professeur BOUIN (1970)

 

Vers deux heures, Florentin et moi, rencontrons Gilles Gros, le fils du procureur général, qui sort de la bibliothèque de Droit. Florentin qui ne l’a pas reconnu à cause des lunettes que Gros porte uniquement pour ses travaux écrits et ses lectures, le salue d’un cérémonieux « Bonjour Monsieur ». Nous faisons parler Gilles de notre condisciple Marie-Pascale Lambert afin de savoir s’il a appris qu'elle s'était mariée. (Florentin vient de rencontrer la jeune fille qui l'a quitté en lui disant « je vais rejoindre mon mari » après une bizarre conversation au cours de laquelle elle déclarait avoir récemment perdu un enfant. Or le témoignage d’une amie de Marie-Pascale, en plus de ce que je connais personnellement de sa famille et de son mode de vie, contredit absolument ses paroles et nous la soupçonnons d’être folle.) Je précise à Gros que ma question s’inspire d’une rumeur absurde qui court la Faculté, à laquelle je me garde bien sûr d’accorder le moindre crédit.

– Ce que tu me dis ne me surprend pas répond Gilles, sans autrement s’attarder à mes réserves ; j’ai moi-même entendu Marie-Pascale appeler une fois un type « mon ex-mari » en lui disant bonjour ; et ce type lui avait répondu « Bonjour mon ex-femme »… Comme Marie-Pascale est tout sauf le genre de fille à étaler ses anciens flirts, on peut fort bien penser qu’elle a été effectivement mariée. C’est, certes, seulement une supposition… Mais mariée, cela me paraît tout à fait possible. D’ailleurs elle n’est pas si jeune : elle a vingt-deux ans !

– Tant que ça ? dis-je.

– C’est mon âge, reprend Gilles mi-figue mi-raisin. En tout cas, elle n’est qu’en seconde année de licence ; et pour une fille qui a une constitution solide et n’a certainement pas eu de gros problèmes de santé, on comprend mal qu’elle ait pris sans une raison particulière, un retard si important dans ses études…

Un beau raisonnement qui nous paraît irréfutable, à Florentin et moi, surtout que Gros, pour en accentuer encore le côté persuasif, se présente aujourd’hui sous un jour spécialement répugnant : un veston gris à chevrons taché de graisse, trop étroit et dont les manches trop courtes laissent dépasser les manchettes élimées d’une chemise jaunie, plus râpée par l’usage que par le lavage. Le négligé de sa tenue jure d’autant plus  avec l’attaché-case qu’il tient au bout du bras, comme l’accessoire emblématique du juriste compétent dont il porte l’estampille.

Nous remarquons, Florentin et moi, que Gros, à force de réfréner et de contraindre sa diction bégayante, parle maintenant avec une sorte d’accent chantant qui constitue pour ce breton bretonnant un luxe méridional saugrenu…

(Nous verrons plus tard que la conversation que je viens de rapporter, si on la considère à la lumière des évènements plus récents, relève de ce mystère insolite qui imprègne certaines des circonstances en apparence insignifiantes de la vie quotidienne. [voir ci-après : La Famille Gros])

Nos propos sont interrompus par la venue du professeur Bouin qui s’avance vers nous pour échanger quelques mots avec Gilles. Celui-ci, grâce à sa réputation d’étudiant de valeur dont la carrière juridique apparaît d'avance couronnée de lauriers, tient dans la Faculté de droit de Mirmont un rang intermédiaire entre le corps enseignant et l’obscure population des étudiants sans avenir. Aussi a-t-il la faveur des professeurs qui lui confient certaines tâches de monitorat (exposés venant compléter tel ou tel cours magistral, aide aux débutants dans la bibliothèque). Après lui avoir délivré son message, Bouin, pour s’éviter de prendre congé le premier, se voit obligé d’engager une conversation avec nous trois, Gros, Florentin et moi. Il se dandine timidement d’un pied sur l’autre, mal assuré, s’exprimant à mi-voix, souvent sans trouver à terminer ses phrases. Il fixe anxieusement son interlocuteur de toute la puissance de ses yeux de myope.

La conversation s’engage sur la grippe à propos de laquelle le professeur lance une boutade qu’il veut spirituelle :

– J’ai été à Hong Kong l’année dernière mais je n’en ai pas ramené la grippe – ni des stupéfiants d’ailleurs !

Florentin et moi saisissons l’occasion de rire poliment à cette saillie qui amuse surtout son auteur.

– Ah ? Il y a du  trafic de drogue là-bas ?

– C’est une façon de se payer de la guerre des Boxers plaisante sentencieusement Florentin à qui Bouin et Gros font remarquer de conserve qu’il confond la guerre des Boxers avec celle des Boers. Le professeur Bouin trouve alors le moment approprié de me demander, comme s’excusant :

– N’avez-vous pas remarqué que ce matin je n’ai cessé d’accumuler les lapsus pendant mon cours ?

En effet, la cacophonie de Bouin, dans la matinée, n’était pas passée inaperçue de l’amphithéâtre et Florentin et moi nous en étions amusés comme l’ensemble de l’assistance.

Nous balbutions une réponse évasive, un peu démontés par la naïveté de la question. Pour le tranquilliser, Florentin ajoute que, sous l'influence de la fatigue, chacun de nos professeurs a eu, un jour ou l’autre, des maladresses d’expression ou des confusions de mots à se reprocher.

– Par exemple, Monsieur Munier, l’an passé, avait cette difficulté. En fin d’après-midi, il buttait sur ses phrases quand elles étaient un peu développées ; il était souvent obligé de se reprendre.

La révélation étonne tout le monde, et il y a de quoi ! Florentin, faisant lui-même une confusion, a cité par erreur, au lieu du nom de Monsieur Régnier, obscur tâcheron du droit des finances publiques dont il veut évoquer les défaillances de langage, le nom de l’illustre professeur Munier, civiliste réputé, célèbre à la Faculté pour la netteté de son élocution et un don oratoire toujours prêt à accentuer sa virtuosité.

(à suivre)