dimanche 23 septembre 2012

La Famille Gros

Samedi dernier s’est déroulé le mariage Gros. Gilles épousait Marie-Pascale Lambert, fille d’un militaire rendu à la vie civile après la guerre d’Algérie dont il n’a pas accepté l'épilogue. Marie-Pascale est une fille décidée, énergique, à la voix forte et grave, longtemps militante acharnée de la Fédération Nationale des Etudiants Français (F.N.E.F.) classée à droite dans le monde étudiant. Elle a arrêté le droit après avoir raté sa deuxième année de licence et depuis n’a pas repris d’études. Elle et Gilles se sont rencontrés au cours d’une soirée dansante avant de se fréquenter principalement dans le cadre de la Faculté. À l’époque où il n’était pas question de sentiments entre eux, Gilles ne tarissait pas de plaisanteries sur elle : « Hier Patrick et moi, nous avons accompagné Marie-Pascale à la réception que donnaient les Dumont. Nous l’avons fait danser chacun notre tour. Avec une cavalière de ce calibre, je vais te dire : on n’est pas trop de deux ! » Allusion à la constitution solide de la jeune fille. Gilles colportait avec satisfaction les mauvaises notes de celle-ci, qu’il assortissait de commentaires pointilleux : « Ça ne m’étonne pas. Marie-Pascale n’est ab-so-lu-ment pas faite pour le droit. Elle n’a pas la tournure d’esprit qui convient ! » C’était finalement la traiter de sotte et Gilles qui n’imaginait pas de société plus évoluée sur terre que la gent juridique dont il se promettait d’être le fleuron, était bien le dernier à s’abuser sur la portée des appréciations défavorables dont il l’honorait.

Il y avait quelques années de cela [voir plus haut « Monsieur Bouin »] Marie-Pascale qui était encore étudiante à la Faculté de Mirmont s’était targuée auprès de Florentin d’avoir perdu un enfant ou, je ne sais plus bien, d’en avoir eu un mort-né. Elle prétendait à cause de cela être dans le trentième dessous… Etonnés de ces confidences, et doutant de leur véracité, nous avions été nous renseigner auprès de Gilles en personne qui, sans avoir à cette époque d’intimité marquée avec Marie-Pascale, la comptait tout de même parmi ses bonnes relations étudiantes. Lui, courtisait avec plus ou moins de bonheur une étudiante de la Faculté de lettres, une blonde aux cheveux longs qui, pour le peu que je l’aperçus, et de loin, avait l’air plutôt jolie. « Non, cette histoire est très possible » nous répondit Gilles du ton sentencieux qu’il adoptait pour les sujets sérieux ou simplement délicats depuis qu’il s’était mis à donner des cours de droit à l’Ecole de Commerce qui jouxtait le campus. Il avait entendu une fois Marie-Pascale lancer « Bonjour mon ex-mari ! » à un garçon qu’elle croisait dans un couloir de la Faculté – et cette apostrophe lui semblait faire la preuve des déboires maternels dont se plaignait aujourd’hui l'intéressée.

Après avoir consulté l’oracle, nous n’étions guère plus avancés dans notre enquête ; si ce n’est que, pour répandre sur elle-même des contes scabreux, Mademoiselle Lambert, qu’elle fût sincère ou qu’elle voulût mystifier son entourage, justifiait le diagnostic très circonspect que nous posions sur ses ressources d’équilibre. D’ailleurs, si son autorité, si la force de ses convictions politiques et son verbe assuré, semblaient les atouts d’une personnalité solide et résistante, il lui arrivait dans certaines circonstances de se livrer à des démonstrations de nervosité qui trahissaient une nature beaucoup plus fragile. Ainsi était-elle célèbre à la Faculté pour ses crises de larmes et ses accès de désespoir lorsqu’elle passait ses examens oraux.

La dernière fois que je la vis avant son mariage avec Gilles, c’était précisément à l’occasion de la session de rattrapage d’octobre 1970. Pour qu’elle fût moins impressionnée, son frère était venu lui tenir compagnie tandis qu’elle attendait d’être appelée par l’examinateur devant qui elle allait plancher. Gilles rôdait dans les parages sans que je pusse constater que ses liens avec la malheureuse candidate avaient changé de registre. Trois mois plus tard j’apprenais, non sans surprise, leurs fiançailles.

La seule chose qui mérite d’être rapportée au sujet de la famille de Marie-Pascale est la liaison que sa respectable mère, Madame Lambert, entretenait au vu et au su des bonnes bonnes âmes de Mirmont avec un ancien professeur de lettres du lycée Boileau, du nom de Loupiac, réputé pour sa grande dureté envers ses élèves et ses opinions royalistes ultramontaines, déjà rares à l’époque. Des yeux très déficients l’avaient forcé, avant l’âge de la retraite, à interrompre ses activités d’enseignant. Souvent convié à partager les repas du ménage Lambert, il avait fait la connaissance de l’épouse dans les chœurs de l’Eglise Sainte Cécile ; la rumeur publique lui reprochait une forme de galanterie un peu surannée, qui répondait peut-être simplement au besoin qu'il avait de se ménager un appui pour suppléer sa vision très basse, moyennant quoi il donnait le bras à sa collègue de chorale lorsqu’ils revenaient ensemble de leurs répétitions de chant. Le quartier Sainte Cécile, avec la bienveillance qui caractérise la curiosité publique, en avait déduit qu’il existait entre eux un commerce adultère. Monsieur Loupiac n’en était pas moins présent au mariage de Marie-Pascale et de Gilles auquel on le vit s’associer sans souci du qu’en-dira-t-on.

(à suivre)