mercredi 31 octobre 2012

La Famille Gros (suite n°III)

Tout à ses soucis d’amoureux contrarié, Gilles éprouvait le besoin de se confier : j’eus droit au récit cent fois répété et commenté de ses tumultueuses amours. J’écoutai avec patience l’insipide roman de la fausse conquête de Marie-Sophie et le relevé emphatique des qualités, des dons et des agréments de l’enchanteresse. Aucun épisode, si minime fût-il, ne me fut épargné. Lorsque la situation s’affirma pour ce qu’elle était, c'est-à-dire sans issue, Gilles qui était au fond un pragmatique, détourna assez vite ses vues sentimentales sur un nouvel objet.

Depuis quelques temps il donnait des cours particuliers de droit à la fille du premier président Ervel, Denise, qui entrait en troisième année de licence. Elle était petite avec un nez pointu et légèrement courbé, grassouillette. Timide, affable, elle vivait ainsi que son frère Rémy en conflit permanent avec leur père qui passait communément pour un caractère faux, exigeant et borné.

D’origine modeste, Monsieur Ervel attribuait sa réussite à la seule ténacité d’une nature entreprenante dont il se reconnaissait le mérite exclusif. La chance lui avait souri en lui permettant d’épouser une femme dotée d’un patrimoine confortable. Cette bonne fortune, si on la rapprochait de l’absence de séduction de l’heureux gratifié, dégageait comme un mystère qui en définitive plaidait pour lui. Son allure corpulente et son regard torve dénotaient un je ne sais quoi évoquant le bazar, la brocante, la salle des ventes ou toute autre institution mercantile dédiée à l’économie de troc et de marchandage. Pourtant, il avait conquis le cœur d’une fille de la meilleure bourgeoisie d’Angoulême, qui pouvait certainement, à l’époque où il l’avait rencontrée, prétendre à une union plus honorifique. À côté de ses qualités insoupçonnées dont Madame Ervel avait su percer le secret bien gardé au temps de leurs fiançailles déjà lointaines, son ascension spectaculaire avait développé en lui une espèce de folie des grandeurs – un goût du faste professionnel qui jurait avec les apparences modestes et discrètes que se donnait encore la magistrature dans les années soixante. Tout cela, mixé sans grande cohérence avec un vieux fonds de christianisme social-démocrate dans la note de son sud-ouest natal… Pour la moindre de ses sorties en voiture, le premier président requérait de la gendarmerie une escorte motorisée qui devait lui ouvrir la voie comme à un chef de village africain briguant le trône impérial. Reportant ses ambitions sur ses deux enfants dont il attendait le meilleur, il leur promettait les récompenses les plus extravagantes s’ils réussissaient leurs examens et, dans ce but, les astreignait à un régime de révisions forcené.

Denise était sotte. Au début Gilles ne se gênait pas pour en convenir. « Je ne vois vraiment pas, disait-il, ce qu’elle fait en Faculté ! » « Sa réussite à son examen est une injustice » commentait-il d'un air sévère. Il lui reconnaissait très peu de facilités aussi bien dans le domaine particulier du droit que pour le reste. Par la suite, quand il commença à s’intéresser à elle, Gilles mit l’accent sur sa gentillesse et évita de parler de ses capacités intellectuelles. De même le frère, Rémy Ervel, qui au départ se voyait accoler un tas d’épithètes peu flatteuses dont « terne », « c... », « sinistre » étaient les plus mesurées, fut brutalement promu au rang de garçon très fin, discret, charmant et capable d’être très drôle, qui gagne beaucoup à être connu.

La bizarrerie de ce retournement de situation est qu’il nous nuisit, à ma sœur Alice et à moi. Notre présence n’avait cependant rien d’embarrassant pour les Gros puisque nous ne nous autorisions jamais à sonner chez eux et qu’ainsi ils pouvaient espacer ou cesser nos relations à volonté en s’abstenant simplement de venir nous voir. Or non seulement il fut clair à partir de la mi-décembre que Gilles n’éprouvait plus que du déplaisir à nous rencontrer, mais encore au lieu de rompre de lui-même, il fit tout pour que les choses devinssent impossibles entre nous.

Quinze jours à peine avant les premier signes de notre disgrâce, Gilles m’avait solennellement assuré une fois de plus qu’il me tenait pour son « meilleur ami », que désormais et pour la première fois il avait « un ami en Faculté » et que notre amitié était faite pour défier le cours des années. Je n’en réclamais pas tant ; ces démonstrations chaleureuses avaient pour moi quelque chose d’outré, et il m'était difficile d'y répondre par des protestations aussi vives ; je ne plaçais pas Gilles, loin de là, en première place de mes amitiés et, faute d’affinités fondées sur des similitudes de caractère ou de goûts, nos relations ne me paraissaient pas destinées à sortir du domaine d'une bonne camaraderie.

Je me rappelle la scène comme si elle datait d’hier : Gilles sur le palier, devant la porte d’entrée de l’appartement de ses parents, m’assaillant de ses serments d’affection et d’estime ; moi en contrebas, déjà engagé dans l’escalier, balbutiant des remerciements pour les compliments qu’il me décernait. Ma défaveur, pour ne pas dire la roche Tarpéienne attenante à ce Capitole d'amitié fanfaronne, était imminente… Inconséquence ou malignité ? J’opte pour la seconde explication qui ne fait que confirmer la mauvaise habitude qu’avait Gilles Gros, dans les grandes occasions, de faire coïncider ronds de jambe – pour le cas où il lui serait nécessaire de faire machine arrière – et croche-pied...

Cette tortueuse stratégie atteignit son paroxysme lors de la réception à laquelle Alice et moi fûmes conviés en janvier suivant pour tirer les rois dans l’appartement des Gros. Le frère et la sœur Ervel étaient également de la fête. Pendant deux heures, pas une fois, hormis un bonjour distrait, Gilles ne me fit l’aumône d’une parole. Il couvait en revanche Rémy Ervel de prévenances, riait à gorge déployée de ses moindres ébauches de plaisanterie, le flattait suivant le principe d’enrobement qui formait le fond de sa tactique de séduction à l’endroit de sa sœur Denise. Alice fut traitée à peu près comme je l’étais, à cette différence près qu’elle avait droit, elle, à la conversation insistante et allusive de Patrick.

Et pourtant, le soin et l’invention que Gilles avait mis à ourdir son piège ne lui apportèrent pas le succès qu’il escomptait de cet après-midi mondain.

Depuis quelques temps il tâchait, sous couleur de copinage sans arrière-pensée, de s’octroyer progressivement les privautés qui le mèneraient à renverser les ultimes défenses de l’honnête Denise. Les cours particuliers de droit servaient à cela ; il en était revenu une fois, exhibant avec fierté une jarretelle qu’il avait par jeu dérobée à la demoiselle. Il attendait beaucoup de la galette des rois et du cérémonial qui l’accompagne, pour remporter une nouvelle victoire sur la pudeur de Denise ; et certainement notre présence, à Alice et à moi, n’avait-elle d’autre raison que de fournir un décor de bon aloi aux assauts du galant : il ne fallait pas effaroucher la jeune fille qui n’avait rien d’une polissonne ; elle ne devait pas subodorer les intentions de son suborneur dont elle aurait eu à se méfier si l’invitation s’était circonscrite à un cadre trop intime. Le plan de Gilles, à l’image de son auteur, brillait par sa simplicité tout ensemble primaire et désinvolte. Il s’arrangerait pour que Denise ait la fève et, en la couronnant reine, l’inviterait à se choisir un roi. Il ne doutait pas que la belle jetât alors son dévolu sur lui puisqu’il était, de toute la société, le seul élément masculin qu’elle connût vraiment, à l'exception de son frère Rémy. Fort de leur élection commune, il pourrait lui arracher le baiser traditionnel du sacre royal. À partir de là, s’insinuer par des taquineries dans la familiarité de sa reine serait pour lui un jeu d’enfant. Denise distinguée par le sort, Gilles n’aurait plus, pour la flatter, qu’à en faire le point de mire de la réunion avant d'enlever, en la pressant d'agaceries et de prévenances, les derniers bastions de sa pruderie. Telles étaient les intentions de l'adroit Gilles Gros.

(à suivre)

samedi 13 octobre 2012

La Famille Gros (suite n°II)

 

Comme leur père, Gilles et Patrick étaient gaullistes sans restriction, par respect de l’homme en place. Mais leurs opinions, raidies peut-être par les excès soixante-huitards, les apparentaient bien davantage à l’extrême-droite qu’à un gaullisme dont le divorce avec la droite traditionnelle était consommé depuis l’enterrement de l’Algérie française. Les fils Gros, il faut le leur reconnaître, échappaient à la peur qui s'empara d'une partie de la bourgeoisie lorsque les émeutes estudiantines, au lieu de s’en tenir à quelques escarmouches avec la police parisienne, se généralisèrent par tout le pays. Le procureur général leur père, n’avait pas la même grandeur d’âme ; craignant un assaut des forces révolutionnaires mirmontoises dont la menace était pourtant fort improbable et surtout promise à l’échec, il avait fiévreusement installé au Palais de justice où il occupait un logement de fonctions une escouade de policiers chargée de veiller en permanence sur la sécurité du précieux bâtiment et de ses hôtes.

Les bourgeois installés, transis par le désordre ambiant, perdaient de vue que les jeunes gens exaltés, chevelus et barbus, qui dressaient des barricades et dépavaient la chaussée étaient leurs fils, naguère encore imberbes, élevés dans la facilité, le confort et l’indifférence. L'école de médiocrité égoïste où ils avaient formé leur progéniture aurait dû les rassurer sur l’efficacité et le courage des révolutionnaires de l’heure. La liaison intellectuels-travailleurs ne présentait, pour elle, guère plus de dangers ; les communistes historiques répugnaient à se reconnaître dans un élan de révolte qui s’était amorcé sans eux ; ils y trouvaient, levé sous la conduite d’une poignée d’idéologues hirsutes, mais toujours arrogant, le rebut jouisseur et indiscipliné d'une classe bourgeoise honnie.

Au retour des vacances d’été, particulièrement pluvieuses, la météorologie avait douché les enthousiasmes et ramené l’espérance d’un grand soir à un étiage plus raisonnable. Nous retrouvâmes Gilles et Patrick. Dans les semaines qui précédèrent la rentrée universitaire dont la date avait été retardée par le report des examens de juin à septembre ou octobre, nous reprîmes avec eux nos habitudes du printemps. Les frères Gros venaient nous chercher à la maison ou nous donnaient rendez-vous pour prendre un pot en notre compagnie ; par discrétion et compte tenu du rang de leur père, nous ne nous autorisions pas la réciproque et attendions donc qu'ils se manifestent auprès de nous.

Voulez-vous vous faire une juste idée de la bonne ou mauvaise tenue d’une personne de votre entourage ? De sa finesse ? Installez-la devant un écran et, du coin de l’œil, observez ses réactions : elles vous renseigneront très exactement sur son éducation et son degré d’instruction ; et, pour peu que le film s’y prête, vous aurez un aperçu des thèmes plus ou moins raffinés qui suscitent son amusement, voire son hilarité.

Eh bien, je fis cette expérience quand nous sortîmes une fois au cinéma avec les Gros. Nous avions été voir le film Les Canons de Navarone qui datait de quelques années et repassait à l’Alhambra de Mirmont avant les exclusivités de la  nouvelle saison.

Avec ce sans-gêne tapageur qui procédait de la haute opinion qu’ils avaient de leur supériorité native, Gilles et Patrick ne concevaient pas de se conduire avec tact et modestie pendant un spectacle ; il fallait que leur voisinage profite de la moindre de leurs impressions ou s’amuse de leurs saillies dont eux-mêmes étaient les tout premiers à savourer le sel. Les fils Gros furent comblés par la vision de ce film, qui, si j'en ai gardé un juste souvenir, ne se détachait pas de la moyenne des superproductions héroïco-guerrières couramment réalisées à l’époque. Mais l’épisode de l'histoire que Gilles apprécia le plus fut une tirade dont toutes les propositions étaient ponctuées par la locution « ce (cette, ces) putain(s) de… ». « Et alors, quand nous approchâmes de ces p… de canons pointés sur cette p… de falaise avec ces p… d’obus qui menaçaient notre p… de sous-marin etc. ». Il y en avait au bas mot pour une bonne minute d’éloquence, carrée entièrement sur ce procédé. Gilles, envahi d'une joie irrépressible, s'étranglait de rire dans son siège, pouffant et hurlant à chaque nouveau p… qui venait émailler cet inénarrable discours. On mesurera d'autant mieux la force d'une aussi franche exultation, si l'on sait que Gilles dont la liesse "bon public" s’épanchait avec si peu de retenue, avait déjà assisté à une séance du même film dans les jours qui précédaient, et qu’il dégustait par conséquent pour la deuxième fois ce succulent morceau de bravoure resté grâce à lui définitivement gravé dans ma mémoire. Moins par prosélytisme de cinéphile que pour profiter d’un havre discret propice à d’amoureux desseins, il avait en effet une semaine plus tôt entraîné à ce spectacle martial la charmante Marie-Sophie Michalon à laquelle un tendre intérêt le liait alors.

Pendant le dernier trimestre de l’année 1968, Gilles fut surtout attentif à ses affaires de cœur. Il était très épris de Marie-Sophie Michalon. Celle-ci était la fille d’un ancien conseiller à la Cour d’appel de Mirmont qui, nommé en avancement à la Cour d’appel d’Ambieux un an ou deux auparavant, avait jusque là différé de déplacer les siens sur le lieu de sa nouvelle affectation. C’est justement à cette époque, en septembre 1968, que le foyer du président Michalon quitta Mirmont pour rallier la nouvelle destination paternelle. Gilles fréquentait Marie-Sophie depuis plusieurs mois et prévoyait de l’épouser. Lorsqu’elle partit il écrivit plusieurs lettres expédiées à l’adresse de la pension où la jeune fille suivait sa scolarité mais n’obtint aucune nouvelle en retour. L'objet aimé ne répondait pas. Il voulut se persuader au début que sa correspondance avait été interceptée par Madame Michalon, la mère, et que le silence de Marie-Sophie avait pour cause l’impossibilité où se trouvait la pauvre enfant, en l’absence d’un argent de poche suffisant, d’acheter des timbres et une enveloppe qui lui eussent permis de rassurer son soupirant sur la constance des sentiments qu’elle lui portait... L'épilogue fut tout autre. Je crois me souvenir que Marie-Sophie finit par sortir de sa réserve ; elle se procura les moyens nécessaires pour écrire une missive à Gilles dans laquelle, sans prétendre le ménager, elle lui signifia son congé de manière littérale. [Nous retrouverons les amours de Gilles et de Marie-Sophie plus amplement évoquées dans : La famille Michalon]

(à suivre)

 

samedi 6 octobre 2012

La Famille Gros (suite n°I)

Mais revenons-en à Gilles et Patrick Gros ; ils étaient les fils du procureur général de Mirmont dont mon père était un collègue proche ; je n’eus de relations régulières avec eux que pendant l’année 1968 et fort peu ensuite. Ma sœur Alice était entrée en contact avec Patrick à l’occasion des épreuves du bac qu’ils avaient passées ensemble en 1967. Leur camaraderie fut de courte durée à ce moment-là car le nouveau bachelier se mit rapidement en tête de conquérir la jeune lauréate. Ses manœuvres se soldèrent par une claque qu’il essuya pendant une séance de cinéma pour avoir essayé de l’embrasser à la faveur de l’obscurité. Grandement dépité, Patrick alla confier son désarroi à sa maman qui ne put mieux faire, je suppose, que d’inviter son grand fils à modérer désormais ses ardeurs et à se montrer plus circonspect avec les jeunes filles.

Pendant les grandes vacances qui suivirent, Patrick envoya plusieurs lettres ou cartes postales à Alice sur lesquelles il recopiait en guise d’épanchements sentimentaux des poèmes piochés dans le Lagarde et Michard dont il avait gardé le volume du XIXe siècle en souvenir de ses récents exploits scolaires. Les élégies les plus sensibles de Victor Hugo, de Musset, Vigny et consorts y passèrent. Mais les rapports entre l’auteur de ces missives enflammées et leur gracieuse dédicataire se gâtèrent définitivement quand, dans les premiers mois de ses études de chimie-biologie à la Faculté de Mirmont, Alice fit la connaissance d’un étudiant, René, à qui elle devait bientôt vouer une préférence ostensible. Jamais en effet Patrick et Gilles, ce dernier par sympathie pour son frère, ne purent supporter la vue du trop heureux rival.

Patrick, il faut le dire, n’avait rien d’un séducteur. Il était rond, le crâne dégarni par une calvitie précoce, le faciès rebondi, luisant comme une boule de billard et facilement perlé de sueur. Quand il s’esclaffait, il poussait un petit rire aigu. Il n’avait à son actif aucun don d’intelligence ou d’esprit qui lui permît de combler, par un talent un tant soit peu remarquable, l’insuffisance de ses attraits physiques. Indépendamment du retard qu’il avait pris dans ses études, il paraissait tellement vieux pour son âge que ses condisciples de première année de pharmacie crurent voir en lui, à la rentrée d’octobre, un assistant ou un professeur déjà rassis. C’était, pour le définir brièvement, un garçon indolent, terne et, au moral, un égoïste plutôt inoffensif.

Plus intéressante, plus détestable aussi, était la personnalité de Gilles. Le seul aspect attachant de cette âme trompeuse, tenait à la sollicitude dont il entourait son frère Patrick. Les deux garçons se séparaient rarement et Gilles prenait toujours garde à ce que Patrick ne se sentît jamais inférieur à lui, et qu’aucune réflexion ou plaisanterie ne vînt le blesser ou susciter le rire à ses dépens. Cette surveillance que le cadet exerçait discrètement sur l’aîné, moins vif et moins délié que lui, prenait le tour d’une vigilance zélée qui reste ce que j’ai vu  de plus saillant en matière d’entente fraternelle - un registre après tout pas si courant ; peut-être aussi parce que l’amitié que Gilles portait à son frère paraissait si isolée des autres traits de sa personnalité, malveillante et rusée, que ce contraste lui donnait l’apparence d’un mérite exceptionnel… Il est vrai qu’elle procédait d’un esprit de communion familiale où l’ascendance bretonne conjuguait à la fierté héréditaire du clan le culte unique des valeurs protectionnistes de la lignée Gros...

Dans cette optique, Gilles et Patrick n’étaient jamais à court de dithyrambes pour vanter les hauts faits de leur sœur aînée dont l’humeur trépidante et le langage très dru satisfaisaient pleinement leur besoin d’admiration mutuelle. Ils citaient avec gourmandise les répliques et les postures viriles de cette walkyrie du pays armoricain. Ils n'étaient pas moins entichés des prouesses de leurs neveux qui, à les entendre, cumulaient en roueries et en grossièreté toute l'inventivité qu’une mauvaise éducation peut insuffler à de jeunes garçons. Et leur estime allait jusqu’à leur beau-frère qui semblait pourtant cantonné au rôle plus effacé d’adulateur docile de la tribu Gros. Cet esprit de coterie, relevé de vagues songeries sur l’indépendance de la « petite Bretagne » comme on l’appelait jadis, secrétait chez les Gros une unité familiale dont les horizons les plus lointains les protégeaient du vertige de l’infiniment grand et se renfermaient définitivement dans les limites côtières du Finistère.

La stature de Gilles était tout autre que celle de Patrick. Sec, de taille moyenne, légèrement bègue, Gilles était vif et, sans sortir d’une tonalité facile, drôle s'il s’en donnait la peine. Ses grimaces et les rosseries empoisonnées dont il gratifiait les absents suscitaient les rires. Il soulignait de ses yeux écarquillés et de ses oreilles décollées des mimiques qui ne demandaient qu’à faire mouche, pourvu qu’il ne les répétât pas trop. Sans doute lui manquait-il, pour dépasser le comique de la corpo étudiante et de la cantine universitaire, une finesse dont sa souche celtique ne semblait guère l’avoir pourvu. Fermé aux émotions artistiques et aux tourments spirituels, il avait pour lui une intelligence critique aiguë. Encore cette pente à critiquer, comme il arrive chez les personnes dont l’esprit n’a reçu qu’un vernis de culture, était-elle plus acérée que réellement pertinente ; la justesse de l’observation s’y effaçait souvent derrière le plaisir de dénigrer, parfois par simple moquerie, parfois pour étancher un fiel personnel. C’est ce fond médisant, voire teinté de rancune, mais allègre dans son expression, qui donnait à ses propos un tour enjoué et pétillant d’où sortait le meilleur de son humour.

Autant Gilles débridait sa verve délatrice dans l’intimité, autant il était prudent, acquiesçant, cauteleux et réservé dans ses opinions quand il avait à faire à une autorité supérieure ou à un égal susceptible de lui rendre occasionnellement service.

Je commençai à fréquenter les Gros à la fin du mois d’avril 1968. À la suite d’une saute d’humeur dont ils étaient coutumiers, ils avaient un beau jour sonné chez nous pour renouer avec ma sœur Alice et nous emmener à la foire-exposition qui occupait l’esplanade boisée de Mirmont, en face de la gare. Dans la foulée intervenaient les évènements de Mai. La liberté que nous devions aux grèves à répétition nous permit de nous retrouver régulièrement à la maison ou dans les cafés de la ville. À défaut d’une ouverture au dialogue dont on a prétendu abusivement qu’elle aurait marqué cette époque bénie, les sujets de discussion ne manquaient pas en mai. Nous goûtions avec les Gros le réconfort de respirer à l'écart du lycée et du campus universitaire où les contestataires régnaient sans partage, exerçant le monopole des remontrances, des semonces et des invectives et poursuivant d’une manière systématique l’incrimination de tout ce qui n’adhérait pas étroitement à l’argumentaire bolcho.

(à suivre)