samedi 16 novembre 2013

Le Cahier Chamboulive (suite n°VII)

Notre hôte partit en apparence très satisfait malgré le sourire de sombre ironie dont il me gratifia quand je l’assurais du plaisir que nous avions eu à le recevoir. Son analyse de la partition musicale était toujours la même ; il nous reprocha d’avoir écrit nos préfaces au passé, ce qui les rendait lourdes. « C’est comme Flaubert dans Salammbô, les gars. » Cardon parvint même à choquer notre critique en lui citant une phrase de Staline qui considérait normal qu’un soldat, après avoir parcouru quatre mille kilomètres, allât se délasser avec une femme.

Les vacances de Pâques terminées, les cours reprirent sans évènement marquant jusqu’à mon épreuve de musique du baccalauréat. Les mots involontaires de Monsieur Rousseau continuaient à fleurir :

« J’étais content de moi, les gars… j’avais joué mon morceau à peu près juste. » nous racontait-il en évoquant ses examens. Cette réussite avait de quoi nous étonner car je me rappelle avoir entendu Monsieur Rousseau trébucher à quatre reprises sur « Le Beau Danube Bleu » qu’il tentait vainement de reproduire à l’oreille sur son violon.

Comme nous parlions de chansons, je me pris à citer « J’ai Deux Amours », de Vincent Scotto.

Monsieur Rousseau :

- J’ai deux amours… mais c’est rien, ça, écoute (il pianote la mélodie) c’est une formule ; des chansons comme ça, je t’en compose dix par jours, mon vieux !

Desclous, faisant chorus :

- Naturellement !

Monsieur Rousseau :

- Ah, parce que, bien sûr, tu en ferais dix par jour, toi !

Le profit que nous retirions des cours facultatifs était limité. La méthode pédagogique du maître consistait à nous commenter indéfiniment ses pochettes de disque et à faire hurler un électrophone au maniement duquel il avait beaucoup de mal à s’adapter.

Parlant d’une de ses classes turbulentes :

- La prochaine fois, je leur fais écouter la Symphonie Fantastique en entier, ça leur apprendra !

Lors du cours qui précéda immédiatement le Bac-musique, Monsieur Rousseau désirant de plus en plus se débarrasser de Desclous, Florentin et moi, nous déclara ne plus pouvoir à l’avenir nous réunir le vendredi soir, comme l’habitude en avait été prise. Il regroupait ses deux cours facultatifs le mardi soir, à une heure qu’il savait nous être très incommode. Comme nous indiquions que ces nouvelles dispositions ne pouvaient nous convenir,

- Qu’est-ce que vous voulez les gars, nous dit-il, c’est la coutume !... la coutume, eh oui !

Ce devait même être une coutume diablement savoureuse à voir la mimique satisfaite de notre professeur au moment où il nous rappelait l’existence de cette tradition.

Bien que ne nous abusant point sur la valeur du motif qu’il nous opposait, nous sortîmes l’air simplement préoccupé, tandis que Monsieur Rousseau nous poursuivait d’un « allez, au revoir les gars ! » pour une fois presque gouailleur. Mécontents de la façon dont notre professeur entendait se débarrasser de nous, nous fîmes le serment de le forcer à nous reprendre.

L’épreuve musicale du bac se déroula sans encombre, et le 18 sur 20 que j’en rapportai honora fort Monsieur Rousseau qui crut devoir le rattacher à ses mérites. Le lendemain, Desclous, Florentin et moi allions lui rendre visite. Je commençai :

- Nous nous sommes renseignés, Monsieur, (c’était faux) et nous avons appris que les cours facultatifs n’avaient pas été regroupés, l’année dernière… Or vous nous avez dit que c’était la coutume.

- Oui, mais la coutume, avec moi, c’est d’être poli, les gars !… Non mais, je ne vais tout de même pas être à vos pieds après ce que vous m’avez fait. Mais quoi encore ! Je n’ai pas oublié, vous savez !

- Vous nous aviez promis de ne plus nous en reparler…

- Voilà, je vais me gêner maintenant ! Avec un gars qui, l’année dernière a fichu l’orchestre par terre.

La mauvaise foi de Monsieur Rousseau à mon égard était si flagrante que nous ne prîmes pas la peine de la relever et nous contentâmes d’observer un silence d’étonnement incrédule. Je fis valoir timidement qu’il était regrettable que notre professeur, malgré les ressentiments qu’il exprimait, fût venu à la maison et qu’il eût paru sceller ainsi la réconciliation  alors qu’il n’en était rien.

Réponse du maître :

- Tu sais très bien que si je suis venu chez toi, ce n’était pas pour toi, Chamboulive. C’était pour Desclous.

Desclous jeta alors une remarque insidieuse.

- Et la musique moderne, on ne la fera pas, Monsieur ? On devait la faire avec vous.

- Eh bien, non, mon vieux, je ne peux pas.

Sur quoi Desclous demeurait ostensiblement sceptique.

- Ah, et puis écoutez les gars, si vous n’êtes pas contents, c’est le même prix. Je fais mon cours le mardi, c’est tout ! Allez, au revoir.

Dans le courant de la semaine qui suivit, le maître, très sombre, accrocha Desclous dans un couloir et lui déclara reprendre ses cours du vendredi soir. « Tu diras ça à tes camarades. » Je ne sais ce qui avait plié sa résistance ; peut-être la direction du lycée tenait-elle à le voir maintenir son enseignement facultatif ?…

(à suivre)

Le Cahier Chamboulive (suite n°VIII)

Là où Monsieur Rousseau n’eut pas de chance, c’est qu’à peine avait-il recommencé ses cours, qu’éclataient les évènements de mai 68. Après avoir capitulé, il nous fit un cours qui resta sans suite cette année-là ; la politique s’en mêlant, nous délaissâmes le lycée et il ne nous revit plus dans les semaines qui nous séparaient encore des grandes vacances.

Pour lors, la date du B.E.P.C. approchait et si cette échéance nous paraissait importante, la raison en était que Monsieur Rousseau, lors de la « scène des aveux », nous avait parlé du coup de téléphone qu’il avait reçu d’un mystérieux correspondant « au moment du B.E.P.C. ». Il voulait bien entendu faire allusion au fameux monologue dit du plumard. Desclous, les Valois, Cardon et moi, attachés par caractère aux solennités, ne pûmes nous empêcher de commémorer ce fait mémorable.

L’anniversaire tomba un jeudi, si j’ai bonne mémoire, et pour être sûr que Monsieur Rousseau saisisse le sens de cette célébration, Cardon s’était chargé de lui faire parvenir une correspondance préparatoire et explicative dont voici le schéma :

 

mardi : B.E.P.C. ***

(A.C.)

 

mercredi : B.E.P.C. **

(A.C.)

 

jeudi (matin) : B.E.P.C. *

(A.C.)

 

Le mystérieux A.C. qui signait ces messages cryptés n’était autre qu’André Claveau dont on verra le rôle dans cette aventure. Grâce aux trois courriers successifs, déposés dans sa boîte aux lettres, nous étions sûrs qu’il ne décollerait pas du téléphone de tout le jeudi après-midi… et bien lui en prit car les appels sur sa ligne ne manquèrent pas.

Réunis chez les Valois, Desclous, Cardon et moi, nous nous efforçâmes de donner à la journée un caractère historique qui pût lui survivre.

Au premier coup de téléphone, Desclous préposé à la manipulation de l’électrophone et Florentin au maniement du disque sur le plateau, nous diffusions à destination de notre correspondant la charmante chanson d’André Claveau, « Bon Anniversaire ». Au bout du fil, Monsieur Rousseau commençait par un Allô ? qui restait sans réponse puis, au début du disque, émettait un « Ah, ah, c’est donc ça ! » explicitement ironique. Le disque fini, Monsieur Rousseau espérant entendre l’un de nous se trahir, restait à l’écoute ; nous repassions une seconde fois « Bon Anniversaire » et notre interlocuteur, lassé, raccrochait.

Au hasard de nos recherches dans la pile des disques de la famille Valois, nous découvrions la chanson du Grand Méchant Loup, extraite du dessin animé « Les trois petits cochons » de Walt Disney. La mélodie est sautillante, chantée dans un registre enfantin sur des paroles volontairement naïves.

 

Qui craint le grand méchant loup

C’est p’têt’ vous, c’est pas nous,

…………………………………..

Nous n’allons plus l’rencontrer,

………………….. c’est bien fait etc.


Ce morceau cadrait admirablement avec la situation, et Monsieur Rousseau en eut son content : dans sa version normale en quarante-cinq tours,  dans  une tessiture suraiguë en soixante-dix-huit et dans des basses caverneuses en trente-trois tours jusqu’à ce qu’il raccrochât après quelques instants de silence. Sans doute y eut-il ensuite un appel téléphonique au cours duquel aucune des parties en présence ne prononça le moindre mot, chacun étalonnant les capacités de résistance de l’adversaire… Nous étions tout réjouis de la fête, et du lustre donné à notre anniversaire.

A dater de ce jour il nous arrivait, lorsque nous étions désœuvrés et dans les dispositions adéquates, d’adresser des coups de téléphone muets à Monsieur Rousseau qui, à chaque fois, répondait par un « Allô ? » engageant et correct. Nous en étions donc là de nos inventions lorsqu’au début du mois de juin 1968 notre professeur contre-attaqua par ce que nous appelâmes ensuite le « coup de l’inter », une ruse où il manifesta l’étendue de sa malice tandis que Cardon confirmait face à lui son imperturbable sang-froid.

Voilà l’affaire. Pour clore un après-midi déjà émaillé de deux ou trois coups de téléphones muets, Cardon s’était décidé à en lancer un dernier. Nous opérions dans des cas semblables soit au taxiphone de la gare, soit à celui du Rex, une salle de cinéma qui avait l’avantage de se trouver tout à proximité de l’appartement de mes parents. L’appareil y était détraqué et, si l’on appuyait sur la touche « annuler », il rendait les pièces de monnaie après communication, propriété qui n’était pas sans intérêt pour nous lorsque nous l’utilisions pour des échanges véritables sans nous limiter à des appels silencieux. Desclous et moi nous attendions Cardon à quelques mètres de la cabine où celui-ci s’était engouffré. Quand il nous rejoignit, il nous raconta qu’il avait composé le numéro ordinaire de Monsieur Rousseau et que, contrairement à son attente, une voix de femme s’était adressée à lui pour lui dire « Allô, Monsieur, ici l’inter… Allô, ici l’inter. » Il en fallait plus pour démonter l’impassible Cardon qui, comme il nous le rapporta, avait alors raccroché flegmatiquement, sans proférer la moindre syllabe. Il s’agissait à l’évidence de l’épouse de notre correspondant et c’est son mari sans doute qui avait dû inventer l’habile stratagème… Nous en étions d’autant plus persuadés, que Cardon nous assura que son interlocutrice avait un ton d’actrice qui en rajoute, et pas du tout la voix d’une femme occupée à répéter continument à longueur de journée « Allô, ici l’inter ».

(à suivre)

Le Cahier Chamboulive (suite n°IX)

Le temps de remonter à la maison, nous rédigions le billet suivant :

 

« Monsieur,  

                  

Pas mal le coup de l’inter…

 

Mais pourquoi m’avoir interpellé d’un « Monsieur » quand je n’avais pas encore ouvert la bouche ? Il paraît en effet difficile, même pour une employée de l’inter téléphonique, de connaître le sexe de son interlocuteur avant de l’avoir entendu proférer un son.

 

Félicitations tout de même pour l’effort accompli ! Ne vous découragez pas !

 

P.S. : Fameuse, votre imitation de voix féminine.

 

A.C. »

 

Une fois de plus le scribe fut Cardon qui se chargea également de déposer le message dans la boîte aux lettres de Monsieur Rousseau. Ce fut notre dernier haut fait pour l’année scolaire 1967/1968. Il nous arriva bien à onze heures du soir d’aller chanter « Bon Anniversaire » et « Le Grand Méchant Loup », Florentin et moi, sous les fenêtres du maître, mais ses capacités de sommeil étaient telles que nous ne sommes pas sûrs qu’il nous ait entendus.

Enfin sur les conseils de Desclous, je téléphonai à Monsieur Rousseau, cette fois-ci en me nommant, pour le remercier de ma note en musique qui seule, prétendais-je, m’avait permis d’avoir mon bac. Je n’obtins aucune réponse. Nous avions agi de la sorte car nous savions que Monsieur Rousseau n’avait qu’une hantise : me voir redoubler mon année de terminale, et devoir supporter ma présence à ses cours l’année suivante. Aussi, un jour où il nous écoutait, m’étais-je amusé à l’effrayer en déclarant tout de go à Desclous que je n’aurais jamais mon bac… Notre professeur, espérant s’être trompé sur le sens de mes paroles, me demanda, l’air indifférent, « Qu’est-ce que tu dis, Chamboulive ? » Je lui expliquai que pour de multiples raisons je n’avais pratiquement aucune chance de remporter le titre de bachelier à la fin de l’année. « Mais non, voyons, ce n’est pas si difficile que cela… Et puis tu es intelligent, tu travailles. Pourquoi ne réussirais-tu pas ? Mais si, tu l’auras, allez, tu verras… (haussant le ton :) Je te dis que tu l’auras ! » Malgré ces assurances réconfortantes, j’avais conservé une expression défaitiste. Monsieur Rousseau, moins convaincu qu’il n’aurait voulu, voyait poindre avec effroi une nouvelle année douloureuse. Il est probable qu’il fut de ceux auxquels mon succès à l’examen fut le plus agréable. Je lui devais bien cette satisfaction.

Les grandes vacances, spécialement pluvieuses pour ceux qui s’en souviennent, passèrent sans apporter d’autre élément au dossier Bouchou/Poussy et Cie.

 

 

Année 1968/1969 :

 

Ce n’est que peu de temps avant la rentrée scolaire que Monsieur Rousseau reprit de l’actualité. Desclous avait pendant les vacances envoyé à la Bourse de la Vocation quelques unes de ses compositions. Il lui fallait un « témoin » qui pût répondre de lui ; aussitôt il avait pensé à Monsieur Rousseau. Il était donc préférable que celui-ci fût informé de sa désignation avant de recevoir des organisateurs du concours un courrier auquel il n’aurait rien compris. Desclous téléphona donc à son mentor pour lui expliquer la situation et, afin de se montrer d’autant plus persuasif, lut aussi naturellement qu’il le put, un texte que nous avions écrit tous les deux ensemble. Monsieur Rousseau, contrairement à nos appréhensions, se montra très bonhomme et répondit à l’aspirant compositeur sur le mode : « mais oui, mon p’tit gars,… bien sûr… allez, à bientôt ! »

Quelques jours ne s’étaient pas écoulés, que Desclous retrouvait le maître au lycée dans des dispositions tout autres que celles qu’il escomptait. Monsieur Rousseau éluda la question de la reprise des cours, demanda ce que je devenais et précisa : « Parce que Chamboulive a recommencé ses c… à la fin de l’année. » Les entrevues qui suivirent n’apportèrent rien de plus positif à la situation ; Monsieur Rousseau faisait tout pour proposer des heures qui ne convinssent pas à Florentin et à Desclous, et feignait de prendre leurs dénégations pour un refus de suivre son enseignement, ce qui lui donnait en outre le luxe d’être vexé. Mais il s’y prenait si maladroitement qu’il ne cessait de se contredire, de s’emmêler dans le réseau de son emploi du temps, dans les motifs mensongers qu’il alléguait pour se prétendre indisponible. Il était manifeste que professeur Bouchou renâclait à reconstituer autour de lui l’équipe inventive qui l’avait tant distrait l’année précédente.

(à suivre)

samedi 2 novembre 2013

Le Cahier Chamboulive (suite n°III)

Nul parmi nous, bien sûr, ne savait de quoi il parlait. Ce jour-là nous fîmes une dictée musicale pour les motifs que je vais éclaircir.

Rousseau : « Aujourd’hui, les gars, nous allons faire une dictée. »

Moi : « Je n’ai pas de quoi la faire, Monsieur, il me manque du papier. »

Rousseau : « Mais ton cahier où tu prends tes notes… »

Moi : « Ce sont des feuilles volantes, elles n’ont pas de portées. »

Rousseau : « Eh bien, demande une feuille de papier à musique à l’un de tes camarades… D’ailleurs, tu me montreras tes notes tout à l’heure. Pourquoi ?... Non mais, pour voir comment tu les prends, hé, hé… »

Ombre du soupçon, je te sentis ce jour-là planer sur mon chef ! Je montrais néanmoins mes notes à la fin de l’heure de cours. Elles étaient prises convenablement et mon écriture, plutôt régulière, ne pouvait en aucune manière se confondre avec le graphisme remuant et accidenté de notre camarade Cardon. Desclous fit bruyamment remarquer la qualité de mon travail et Rousseau, louchant sur le paquet de feuilles de mon classeur d’où il escomptait quelque indice, fut forcé d’acquiescer, l’esprit manifestement ailleurs.

Il me revient maintenant en mémoire, qu’en septembre, avant la rentrée des classes ou au  moment de celle-ci, notre camarade Cardon avait seul, de sa propre initiative, téléphoné à Monsieur Rousseau en endossant la personnalité de Bouchou. Il était tombé sur Madame Rousseau qui n’était apparemment pas au courant du précédent épisode ; elle proposa à Cardon de transmettre son message à son époux. Mais Cardon, après avoir décliné sa fausse identité, déclara que ce n’était pas la peine, et raccrocha.

Une quinzaine de jours devait s’être écoulée quand nous nous réunîmes à nouveau chez Desclous à La Taille et décidâmes d’envoyer une lettre à Monsieur Rousseau ; nous la rédigeâmes à cinq. Telle en fut à peu près la teneur :


 

« Cher Monsieur,

 

Devant le succès sans cesse accru de notre publication Poussy, et vous comptant parmi ses plus fidèles lecteurs, nous vous adressons aujourd’hui le bulletin qui vous permettra de vous abonner à notre revue.


 Formule à remplir :

Je, soussigné(e)……………………………………………… …………..domicilié(e) à…………………n°………rue………………………..déclare m’abonner pour 1 000 F versés entre les mains de Maître Bouchou, notaire, à la publication semestrielle Poussy, et à renouveler mon abonnement pendant dix années consécutives. Pour cela je suis décidé à « ne pas y aller par le dos de la cuiller » comme disait Penderecki. [Expression imagée de Monsieur Rousseau.]

En outre votre abonnement vous donne droit de participer gratuitement à notre grand concours « Faut pas Poussy » dont le règlement est énoncé ci-dessous.

Vous ne pourrez vous y conformer qu’après constat par Maître Bouchou, huissier de justice et frère du précédent, de votre virginité… [fin du verso de la lettre, le reste se poursuivant au verso :] …de casier judiciaire.


Règlement :

1)  Le niveau du baccalauréat est exigé pour nos épreuves. À défaut une agrégation de grammaire pourra suffire.

2)   Les réponses doivent nous parvenir au plus tard le plus tôt possible.

3)   [oublié]

 

Question :

Dans notre récent numéro Poussy de Lammermoor combien avez-vous pu relever d’inexactitudes concernant la situation intérieure de la Silésie en 1334 ?

 

Question subsidiaire :

Joignez à votre envoi la somme qui vous paraît le mieux adaptée aux circonstances.

 

Notre adresse :

5 rue de Pousse-pousse iranien PARIS XVIe. »


 

Tapée à la machine à écrire par Florentin, cette lettre fut remise à Rousseau par les bons soins de Cardon dans le courant de la semaine qui suivit. Nous avions fait les frais d’une enveloppe dont l’expéditeur se donnait pour la Société de Musique Contemporaine afin de retenir l’attention de notre correspondant dont les goûts musicaux s’arrêtaient à Bizet.

Les cours qui suivirent se déroulèrent dans une atmosphère de guérilla continue dont je ne ferai que rapporter les principales péripéties. Les allusions tombaient drues :

- Vous connaissez la Société de Musique Contemporaine, les gars ? Elle me propose 10 000 nouveaux francs.

- C’est énorme ! Acceptez-les !

- Non, eh non, c’est qu’elle me propose de les payer justement. Qu’est-ce que vous en pensez, les gars ?

Aussi :

- Mon peintre préféré c’est Bouch…er.

Nous opposions au flot continuel de ces discrètes évocations des mines inexpressives qui nous permettaient d’éviter les explications scabreuses.

(à suivre)

 

Le Cahier Chamboulive (suite n°IV)

Quelques semaines avant Noël, profitant de l’atmosphère de confiance mutuelle qui continuait à régner entre notre professeur et nous, nous lui montrâmes la partition d’Atala, l’opéra dont Desclous avait écrit la musique et les frères Valois, Cardon et moi, le livret.

Ne comprenant rien à l’intrigue imaginée par Chateaubriand, Monsieur Rousseau commença par nous reprocher de ne pas avoir choisi Orphée pour sujet ; ça du moins, c’était une histoire d’opéra… Ensuite il se pencha sur la partition dont il se mit à siffloter une des parties. Il était tombé, comme par hasard, sur la ligne des timbales qui rythmaient sur deux notes, pendant la durée de quatre pages, le chant guerrier de la tribu des Natchez. La sentence du maître fut que tout cela procédait de « réelles dispositions musicales » et que le livret qui comportait des vers de six pieds « avait la forme de ceux de Bizet. »

Les vacances de Noël survinrent sans autre évènement marquant ; Desclous et moi, adressâmes chacun une carte de vœux à Monsieur Rousseau, et, le jour où je postai la mienne à Paris, un mot signé Bouchou, rédigé de la main de Cardon, était expédié depuis Mirmont à notre professeur.

Nous en eûmes un léger écho.

- Dites, les gars, j’ai reçu une carte pendant les vacances mais je ne suis pas parvenu à lire la signature ; elle n’est pas de l’un de vous, par hasard ?

Moi : Vous avez reçu la mienne, Monsieur ?

- Mais, oui, j’ai reçu la tienne, mon petit gars !

Florentin, comme s’excusant : Moi, je n’ai pas pu vous en envoyer parce que...

- Non mais bien sûr, je comprends… allons !

D’ailleurs, autant Desclous et moi avions mauvaise presse auprès de Monsieur Rousseau, autant Florentin qui se forgeait l’apparence d’une étourderie naïve, lui paraissait innocent des menées dont nous pouvions être coupables. Si notre professeur continuait d’exhiber en notre présence une expression subtile et ironique, il subissait en réalité de fréquents accès d’abattement ou d’impatience à l’idée d’une enquête qui n’en finissait pas. À la fin de l’entretien,

- À vendredi, nous dit-il, (avec intention) si je ne suis pas malade.

Desclous :

- Bien sûr.

- Ah, parce que tu voudrais que je sois malade, peut-être ?

Le dernier vendredi avant ce que nous appelâmes plus tard la scène des aveux, Monsieur Rousseau nous tendit un piège dont on appréciera le machiavélisme. Nous montrant un manuscrit ancien, remarquablement calligraphié :

- On peut dire qu’ils se donnaient du mal, ces gars-là. Tiens, il s’appelait Léopold, celui qui a recopié ça… Léopold… Hé hé, justement, c’est mon second prénom, même qu’il y a des gens qui m’appellent toujours Léopold… y en a même qui me l’écrivent. Moi, chaque fois que je reçois un courrier adressé à « Monsieur Léopold Rousseau » ça me fout en rogne, les gars… oui, ça me fout en rogne !

Et le pauvre homme faisait tous ses efforts pour paraître exaspéré à l’évocation de ces épitres impertinentes qui lui attribuaient un prénom honni, mais son visage trahissait la joie rayonnante de nous coincer dans un avenir proche. L’intérêt avec lequel nous l’écoutions en l’assurant que sa réaction de contrariété était bien compréhensible, lui semblait de bon augure pour la réussite de son stratagème. Mais il ne reçut pourtant jamais aucun pli adressé à Monsieur Léopold…

Je pense que c’est cet échec qui redoubla sa mauvaise humeur. De fait, le mardi suivant, lorsque Desclous, Florentin et moi, nous allâmes le trouver pour lui demander de nous prêter une partition de la Walkyrie, sa réponse fut négative.

(Attitude déprimée et grave :)

- Non, les gars, il m’arrive ces temps-ci des choses très désagréables… vous voyez ce que je veux dire… je ne vous prêterai plus rien jusqu’à ce que les coupables soient découverts. Allez… Toi, Desclous, reste !

Il garda Desclous avec lui et lui demanda de mener une enquête discrète sur des canulars dont il était la victime. Il l’assura qu’il était à deux doigts d’en découvrir les auteurs. « Après-demain j’aurai la preuve qui me manque. » Enfin, il lançait à Desclous : « Les mots passent, les écrits restent » et « Professeur Bouchou n’est pas si bête qu’on pense. »

Notre camarade nous rejoignit assez inquiet et sut nous faire partager son anxiété malgré cette histoire de preuve qui semblait relever d’un leurre éhonté. Cardon que je prévins pendant le cours d’histoire suivant, la trouva bien bonne et ne se sentit nullement menacé par la découverte éventuelle du pot aux roses.

Le cours facultatif de musique du vendredi suivant se passa sans heurts mais, comme nous nous apprêtions à nous retirer, Monsieur Rousseau retint Desclous auprès de lui. J’attendis dans le couloir avec Florentin qui me tenait compagnie.

Au bout de quelques minutes passées à m’interroger sur la façon dont les choses allaient évoluer, la porte de la salle de musique s’entrebâilla et la tête de Monsieur Rousseau se découpa dans l’ombre :

- Chamboulive, viens donc un peu !

J’entrai et vis Desclous effondré, sanglotant avec une ardeur qui ne me parut pas entièrement simulée.

J’adoptai pour ma part une expression navrée, relevée d’un brin d’étonnement qui ne gâtait rien.

- Tu vois où il en est ton camarade, me dit Rousseau d’un air féroce ; alors, tu n’as rien à me dire ?

- Vous savez maintenant ce que vous vouliez savoir ; je pense que je n’ai plus grand chose à vous apprendre, répondis-je.

(à suivre)

Le Cahier Chamboulive (suite n°V)

Nous nous expliquâmes donc, Desclous les yeux humides de contrition, moi rapportant les faits avec autant de flou que je le pouvais et Monsieur Rousseau jubilant d’avoir confondu les coupables.

Nous comprîmes rapidement, à voir la satisfaction de notre professeur, que nous ne risquions pas grand-chose à le renseigner et qu’une fois sa curiosité assouvie, il s’en tiendrait aux satisfactions d’amour propre que lui procureraient nos aveux, sans plus chercher à exercer de représailles contre nous.

L’assurance nous revint. Emporté par les évènements et contraint de prendre une contenance, j’avais, depuis le début de l’entrevue, forcé mon attitude dans le sens de l’étourderie, comme si la portée de mes actes n’avait pas affleuré ma conscience. C’était d’ailleurs l’idée très exacte que Monsieur Rousseau se faisait de moi ; il ne fut donc pas surpris de ma conduite. M’efforçant de trouver un ton naturel, je discutais de l’affaire avec lui, comme s’il se fût agi d’une histoire qui ne m’aurait pas concerné ; je le complimentai sur la manière perspicace dont il avait fait progresser son enquête – en réalité bien incomplète –, l’approuvai avec sollicitude quand il nous déclarait avoir eu du mal à nous soupçonner, et lui demandai quelques détails sur ses investigations.

Desclous, dans son coin, tâchait de se faire oublier et me laissait le soin de me débrouiller. À toutes fins, ignorant les intentions de notre accusateur, j’avais commencé dans le registre « je me reconnais seul coupable, j’assume l’entière responsabilité des faits, si l’un de nous doit être sanctionné etc. ». Je tâchai de le distraire en donnant à ma confession un tour aussi envahissant que possible dans le but de détourner son attention des charges qu’il avait réunies contre nous.

Nous apprîmes que ce qui l’avait blessé, ce n’était pas les lettres, « des blagues d’étudiants, des plaisanteries, encore que pas toujours de très bon goût, d’ailleurs ! », mais le coup de téléphone où nous l’engagions à regagner “son plumard”. Cette exhortation l’avait apparemment beaucoup affecté ; il avait enregistré la communication et se doutait que c’était ma voix (j’aurais bien voulu savoir comment…) Ensuite la lettre d’abonnement à Poussy avait confirmé ses doutes : il y avait reconnu mon style et ma manière de penser, ce dont je m’étonnai puisque nous avions été cinq à la rédiger de concert.

- Mais si, Chamboulive, il y en a peu qui soient capables d’écrire une lettre comme ça dans le lycée.

Et de conclure :

- Vous vous croyez malins, les gars, mais vous l’êtes trop !

Nous nous excusions. Je lui reprochai d’avoir attaché trop d’importance à un coup de téléphone où nous disions n’importe quoi.

- Non, mais attrape-moi pendant que tu y es ! Regarde ton camarade, il regrette, lui. (S’adressant soudain à Desclous :) Ah, et puis, cesse de pleurnicher, veux-tu !

Monsieur Rousseau nous raconta encore comment ayant traité un jour un de ses élèves de « petit crétin », il reçut peu après une communication téléphonique dont la teneur était celle-ci : petit imbécile. Il avait fait le rapprochement et avait pu pincer le coupable. Nous nous émerveillions. Enfin, stimulé peut-être par notre repentir, il éprouva de son côté l’envie de jouir de sa minute de grandeur d’âme :

- Allons, je passe l’éponge, je sais bien que vous n’êtes pas des adultes. On n’en reparlera plus. Mais vous savez, les gars, moi qui me donne du mal pour vous, je me trouve bien drôlement récompensé !

Nous le remerciâmes avec effusion et rejoignîmes Florentin qui nous attendait patiemment dehors. Desclous nous mit au courant de ce qui s’était passé avant mon arrivée ; Monsieur Rousseau l’avait d’abord assez désagréablement impressionné en lui demandant la profession de son père puis lui avait reparlé de l’affaire avant de lui déclarer :

- Tu ne vois pas qui fait tout ça ?

- Non.

- Eh bien, moi, si : c’est toi.

Desclous avait alors jugé utile d’avouer sur le mode larmoyant, et Rousseau lui avait alors demandé :

- Et Chamboulive ?

Ma complète implication dans les faits incriminés avait alors été confirmée par Desclous, et Rousseau, l’air furibond, s’était écrié avant de m’appeler :

- Chamboulive, un bon petit gars encore celui-là !

Somme toute, le professeur Bouchou avait bien manœuvré et sa méthode psychologique se révélait au point. Mais il nous semblait que, pour notre part, nous ne nous en étions pas si mal tirés ; en passant des aveux oraux, sans témoins, dans l’espace confiné de sa salle de classe, nous n’avions fourni à notre professeur aucun élément qu’il ne possédât déjà. Cependant, en considération de son indulgence, nous nous promîmes de faire amende honorable et de cesser nos mauvais tours. Quelques jours plus tard Florentin, histoire de voir, était allé se dénoncer comme coupable d’avoir tapé une lettre à la machine à écrire et Monsieur Rousseau, de moins bonne humeur qu’on aurait pu s’y attendre, avait répondu :

- Non, mais toi ça n’a aucune importance ; ceux qui m’intéressent, ce sont les deux autres. D’ailleurs on en reparlera la prochaine fois.

(à suivre)

Le Cahier Chamboulive (suite n°VI)

Cette dernière annonce, après la promesse solennelle de tout passer sous silence, nous refroidit quelque peu. Si Monsieur Rousseau ne nous reparla jamais directement de l’affaire, il était évident qu’il se mordait les doigts de n’avoir pas mieux exploité sa victoire en saisissant l’occasion de nous neutraliser un bon coup. C’est pourquoi pendant les cours qui suivirent jusqu’à la fin du deuxième trimestre, il ne manqua pas un prétexte de nous faire d’amères réprimandes, invoquant pour cela les raisons le plus futiles et les inventant même au besoin suivant son humeur. Il prétendait, par exemple, me voir ricaner sans arrêt, « alors que tes camarades sont sérieux, eux » ajoutait-il hypocritement en désignant Desclous qu’il voyait se dissiper tout autant que moi.

Une fois, Desclous alla présenter au début du cours la partition d’un concerto pour flûte qu’il venait de composer à mon intention et à celle de Florentin. Rousseau, rigidement assis à sa table, refusa de nous entendre l’interpréter. « Non, les gars, je n’ai pas le temps. » Desclous insista un peu. « Allons, non, non, je commence le cours » reprit Rousseau, toujours fixe. Je vins alors à la rescousse. « C’est dommage, nous l’avions préparé pour vous ! » Monsieur Rousseau, qui n’attendait qu’une réflexion de ce genre, en profita pour déclamer rageusement une tirade vengeresse, certainement préparée de longue date : c’était formidable tout de même ces jeunes qui se croyaient tout permis, ces gars qui voulaient que tout leur revienne, et qui se prenaient pour le centre du monde etc. !

Nous laissions se déverser la hargne professorale en y opposant une prudente soumission. Monsieur Rousseau, à bout de souffle et d’arguments, conclut enfin par un « Allons-y » pessimiste qui lui servait immanquablement d’entrée en matière dans ses moments de dépression. À peine avait-il commencé son introduction, qu’estimant n’avoir pas suffisamment frappé, il se lançait dans un nouveau discours qui débutait par ces mots : « Ah, et puis ne faites pas cette tête-là… » alors que notre attitude était celle d’une obéissance résignée.

Pour nous ennuyer, Monsieur Rousseau avait essayé de nous faire faire des dictées musicales ; mais nous les lui avions vite rendues insupportables par notre indiscipline et grâce surtout à Desclous qui n’arrêtait pas de se plaindre de ce que le piano fût désaccordé, trouvait notes et rythmes avant tout le monde et se mettait en valeur avec une vantardise bruyante qui agaçait notre professeur. Nous autres, Florentin et moi, ne cessions de nous extasier devant les exploits de Desclous et Monsieur Rousseau en était si contrarié qu’il renonça bien vite à ce genre d’exercice.

En même temps qu’approchaient les vacances de Pâques, sonnait le premier anniversaire des débuts de notre opéra Atala dont le poème d’ouverture avait été composé dans la nuit du 8 au 9 mars de l’année précédente ; nous désirions fêter ce moment historique par une audition d’extraits musicaux et littéraires de cette œuvre lyrique. Mais devant quel auditoire ? Je ne sais plus qui conçut l’idée d’inviter notre professeur… Mais nous ne fûmes pas peu étonnés quand Desclous nous apprit que Monsieur Rousseau était disposé à venir nous écouter. Son agrément était d’autant moins facile à obtenir que la réunion devait se tenir chez moi qui n’étais pas précisément en odeur de sainteté.

Le jeudi de la réception survint. Nous avions préparé Cardon, les Valois et moi, une sorte de conférence-audition pendant laquelle Monsieur Rousseau devait entendre les principaux numéros de la partition, et la lecture des différents articles, sonnets, préface et postface que nous avions écrits en complément du livret d’Atala. Un bref rappel des conditions dans lesquelles nous avions travaillé venait compléter le tout, ainsi qu’une étude du roman de Chateaubriand. Pour ce qui concernait la partie musicale, l’exposé des thèmes était fait par un trio de flûtes à bec constitué de Desclous, moi et Florentin ; les airs à proprement parler étaient exécutés à l’accordéon par Desclous qui maniait cet instrument avec maîtrise.

Monsieur Rousseau n’était pas au courant des talents d’accordéoniste de notre camarade ; Desclous était là-dessus des plus discrets, le « piano du pauvre » étant à l’époque, à cause de son répertoire léger et des limites de son jeu harmonique, unanimement dédaigné par les musiciens sérieux. Pour cette raison, le jour où nous avions une première fois présenté, au lycée, notre opéra à Monsieur Rousseau, Desclous avait interprété les extraits de sa partition au  piano et à l’accordina, un instrument à vent conçu pour l’étude de l’accordéon dont il reconstituait le clavier. Nous avions expliqué à notre auditeur qu’il s’agissait d’un instrument de déchiffrage pour les exercices à la clarinette…

Donc, le jeudi tant attendu était arrivé. Monsieur Rousseau fit son apparition à quatre heures ; nous avions eu le temps de rôder le spectacle qui nous paraissait au point. Nous l’installâmes confortablement dans le salon où il se trouva très gêné d’être le seul à manger tandis que nous faisions notre numéro ; il ne toucha pas au gâteau préparé pour lui. Nos manières prévenantes auxquelles il n’était pas habitué, l’embarrassaient.

Comme je l’ai dit plus haut, l’exécution de la partie musicale était due à l’accordéon de Desclous, dont nous avions fait un enregistrement, ce qui nous permettait de réduire à un magnétophone le matériel nécessaire à notre audition. Comme Desclous s’excusait de ne pouvoir lui offrir mieux en matière d’exécution orchestrale, Monsieur Rousseau, croyant entendre l’accordina sur la bande magnétique, approuva :

- Bien sûr !… Tiens, on dirait de l’accordéon, ton truc.

La fin de cette séance fut plutôt précipitée, notre invité étant obligé de regagner rapidement ses pénates, « sinon je vais me faire disputer, les gars. »

Il nous remercia avec une politesse cérémonieuse.

Desclous :

- Vous pouvez garder votre programme, Monsieur.

Rousseau :

- Mais je pense bien, cela me fera un souvenir…

(à suivre)

vendredi 18 octobre 2013

Le Cahier Chamboulive (suite n°II)

Cette scène se passait vers la mi-juin 1967. Peu après, l’orchestre se produisit et parvint à limiter les dégâts. À l’entracte j’allai féliciter Monsieur Rousseau qui jubilait, l’air triomphant. Mais le réveil fut dur… Pendant le cours facultatif de la semaine suivante notre professeur de musique, exhalant sa rancœur devant Desclous et Quentin, se déclara furieux contre l’orchestre auquel il reprochait d’avoir joué entièrement faux et de l’avoir couvert de ridicule. Le secret de ce brusque revirement était simple, le concert avait été enregistré et l’enregistrement, très imparfait, avait douché un peu trop vivement l’enthousiasme de la veille. Rousseau, en colère, envoya contre son électrophone un coup de pied de haut style avant de déclarer qu’il eût été préférable de me confier la partie soliste du menuet de L’Arlésienne à la place du fils Lemaire. J’ignore sur quoi se fondait son opinion car il ne m’avait jamais entendu jouer la moindre note. Ma dégradation de premier flûtiste au rang de deuxième flûte avait pratiquement coïncidé avec la fondation de l’orchestre et, m’étant trouvé depuis cantonné à un rôle mineur pour ne pas dire parasitaire, je n’aurais pu de toute façon, quand même l’eussè-je voulu, faire la démonstration de mes talents.

Les vacances survinrent ; nous consacrâmes alors un après-midi à nous rappeler au bon souvenir de notre professeur de musique. C’est Desclous qui attaqua au téléphone avec un : « Allo Monsieur Rousseau ? Ici Voltaire. » Desclous devait s’inspirer d’un texte que nous avions rédigé à deux. Mais cette fois-ci notre correspondant raccrocha rapidement ainsi qu’au  coup suivant où Desclous voulait se faire passer pour Madame Bouchou. Je le relayai. Rien ne répondit à mon appel. Je poursuivis, ne sachant trop si l’on m’écoutait à l’autre bout du fil ou si l’on avait déjà raccroché, et improvisai par jeu une tirade dans le style des films de détective américains « alors on se tait, on ne dit plus rien ? » « nous allons vous faire parler », « vous allez vous mettre à table » etc. Je conclus ce monologue par une phrase dont les répercussions furent lointaines : « regagnez donc votre plumard, c’est ce que vous avez de mieux à faire. »

Pendant les grandes vacances j’envoyai une carte postale à Monsieur Rousseau qui, très touché de ce geste, m’en remercia à plusieurs reprises à la rentrée.

 

 

 

Année scolaire 1967/1968 :

 

 

Les cours facultatifs reprirent en septembre 1967 ; nous nous y inscrivîmes, Desclous et moi. Quentin Valois qui les suivait l’année précédente, n’était plus là, ayant entre-temps quitté le lycée pour un autre établissement de la grande banlieue mirmontoise ; mais son frère Florentin le remplaçait.

Les premier cours se passèrent dans une ambiance de gaieté qui me rendit bientôt importun à Monsieur Rousseau. Celui-ci continuait à accumuler les mots d’esprit involontaires :

- La première fois que j’ai eu dix-huit ans...

- Chaque fois qu’on me la raconte, cette histoire-là, je suis toujours étonné !

Nous remarquions en outre que dans les formations de chambre où il avait joué, Monsieur Rousseau avait toujours été second violon ; compte tenu de ce que nous savions de ses talents d’instrumentiste, cette précision qu’il nous apportait de lui-même sur les constantes de sa carrière musicale, n’était pas faite pour nous surprendre.

Mais un jour nous brisâmes de la façon la plus imprévue la routine paisible de nos cours de musique. Dans un recoin de son armoire à disques, notre professeur avait déposé une brochure en bandes dessinées intitulée Poussy qui provenait sans doute d’un de ses élèves auquel il l’avait confisquée. Desclous se chargea de subtiliser l’opuscule sans concevoir sur le coup aucun projet pour son utilisation future. Le jeudi qui suivait Poussy avait donc émigré à La Taille, chez Desclous qui nous y recevait, Cardon, les frères Valois et moi. Nous résolûmes de rendre à son dépositaire le petit volume dont Desclous s’était emparé, moins son contenu que nous fîmes sauter d’un coup de lame de rasoir ; il ne restait donc plus que la couverture jaune. L’un de nous eut alors l’idée de remplacer les feuilles supprimées par une épaisseur équivalente de papier hygiénique sur lequel, après l’avoir collé, Cardon écrivit sous une dictée commune : « À Monsieur Rousseau, bien hygiéniquement, Bouchou ».

Nous avions désigné Cardon pour cette tâche parce que son écriture ne risquait pas de tomber dans d’autres circonstances sous les yeux du destinataire de notre envoi. Bien empaqueté, le volume ainsi revu et corrigé fut placé le soir même dans la boîte aux lettres de Monsieur Rousseau qui dut prendre à sa lecture un plaisir extrême. Le cours suivant Monsieur Rousseau fit en sorte de placer un :

- Tiens, qu’est-ce que j’ai fait de mon petit livre jaune ? Les gars, vous ne l’auriez pas vu par hasard ?

(à suivre)

samedi 5 octobre 2013

Le Cahier Chamboulive (suite n°I)

Desclous et moi ne manquions pas de sujets de réjouissance pendant les interminables répétitions. L’orchestre du lycée était lourd, inconsistant et indiscipliné ; le chef s’époumonait à marquer la mesure. L’amateurisme dont procédait sa direction musicale, et les traits de sa personnalité, nous donnaient matière à des citations rituelles que nous aurions pu aussi bien extraire du scénario ou des répliques d’un film  fameux. 

 Par exemple, nous avions commencé par étudier la Marche des fiançailles de Lohengrin qui, pour une raison restée inconnue, avait été ensuite retranchée du programme. Monsieur Rousseau à qui les tâches d’orchestration ne faisaient pas peur, avait estimé de bon aloi d’y ajouter un motif mozartien de son invention, confié à la clarinette ; cette ornementation XVIIIe siècle imprimait à « la musique de l’avenir » de Wagner un cachet badin aussi éthéré qu’insolite. Desclous le phrasait avec application en agrémentant sa partie de quelques trilles et appogiatures improvisés, dont notre chef d’orchestre ne manquait pas de le féliciter.   

Lorsque notre répertoire se fut stabilisé, nous eûmes pour distraction de recueillir les pensées et réparties les plus savoureuses de Monsieur Rousseau : 

 

Celui-ci surprenant une fausse note de la trompette :

 

- Aï ! Lecomte, tu vas me rejouer les dernières notes. (Aux autres :) Allons, chut !... ça arrive à tout le monde, voyons... c’est peut-être même pas lui, d’ailleurs. (Puis sans transition au trompettiste, lui montrant les notes sur sa partition :) Regarde ce que tu as fait... 

 

Au pianiste :

 

- C’est vrai que tu joues, toi, malheureusement ! Ou plutôt heureusement… je suis toujours prêt à plaindre tout le monde ! 

 

Aux violons :

 

- Les violons, vous êtes bien accordés ? C’est vrai qu’ils ne sont que deux, les malheureux. 

 

Au premier flûtiste (dont la mère était violoncelliste dans notre formation et avait droit aux égards empressés et flatteurs de Monsieur Rousseau) :

 

- Tu fais ce que tu veux, je te suis... (Une fois le morceau commencé – c’était le menuet de L’Arlésienne –, au bout de quelques mesures :) Ne presse pas surtout ! 

 

À l’orchestre :

 

- Et là, fortissimo ! Vous appuyez... Ce sera le moyen de montrer qu’on a fini. 

 

À propos du menuet de L’Arlésienne, toujours :

 

- C’est joli ce p’tit truc-là... c’est l’horizon qui fout le camp... 

 

Bref, nous tâchions de nous amuser sous la direction d’un chef gesticulant, qui tonitruait les pianos qu’il voulait nous voir respecter, noyés anonymement dans ce qui ressemblait le plus souvent à une cohue ou une débandade… C’est pourquoi, un soir où nous étions réunis, Florentin, Quentin et moi chez Cardon, l’idée nous vint, sur la proposition de ce dernier, de mystifier notre professeur de musique. Chacun le connaissait. Quentin avait suivi pendant l’année ses cours facultatifs ; Florentin l’avait vu à l’œuvre pendant les répétitions auxquelles nous l’avions amené pour qu’il les enregistre sur son magnétophone ; quant à Cardon, il avait été son élève en troisième.

Nous téléphonâmes donc à Monsieur Rousseau aux environs de dix heures du soir ; cette heure avancée n’était pas choisie au hasard car notre correspondant, au détour d’une conversation, avait eu l’imprudence de nous confier, à Desclous et à moi, « qu’est-ce que vous voulez, j’ai trop de travail… Je me couche à dix heures le soir. » Et il avait insisté en forçant sa voix sur « dix heures » comme s’il s’était agi d’un horaire surhumain, ce qui nous avait paru saugrenu.

En affectant un fort accent du terroir, je me présentai au bout du fil comme étant Monsieur Bouchou, épelai mon nom : B. O. U. C. H. O. U., officier en retraite, et donnai mon adresse. J’expliquai que je désirais fonder un orchestre de chambre amateur et qu’il me faudrait quelqu’un de solide pour guider cette formation débutante. Comme il était violoniste, et qu’il manquait justement un second violon, j’avais pensé à faire appel à Monsieur Rousseau dont la réputation était parvenue jusqu’à mes oreilles.

Mon interlocuteur avait certainement été tiré de son sommeil car malgré une voix qu’il s’efforçait de garder digne, il manifestait une certaine difficulté à suivre mes propos ; il ne se méfia cependant pas de cet appel tardif puisqu’il m’écouta tout du long, nota le nom et les coordonnées de son prétendu correspondant et ne se permit aucun ricanement, contrairement à son habitude lorsqu’il subodorait quelque chose de louche. Il répondit seulement qu’il était très occupé - eh oui ! - et qu’il reprendrait lui-même contact.

Nous ne sûmes jamais quelles avaient été les conséquences de ce premier coup de fil. Monsieur Rousseau s’était-il déplacé du côté de l’église Sainte Gudule où nous avions localisé la demeure de Bouchou, militaire et mélomane ? Quoi qu’il en fût, le spectral Bouchou était né.

(à suivre)

jeudi 26 septembre 2013

Le Cahier Chamboulive

[J’ai déjà parlé plus haut de mon camarade Jean Chamboulive. À l’époque où nous étions étudiants, il apprit par des amis communs que j’avais pris en notes certains souvenirs de nos années de lycée. Aussi, au moment de quitter la Faculté de Mirmont, me remit-il un cahier d’écolier dans lequel il avait de son côté retranscrit les épisodes successifs d’une longue chaîne de démêlés dont le protagoniste principal était Monsieur Rousseau qui nous enseignait la musique au lycée Boileau. Chamboulive et certains de nos camarades s’étaient livrés aux dépens de ce professeur à une suite de plaisanteries auxquelles l’auteur du « cahier » ne se cachait pas d’avoir activement participé. Quand il m’apporta son ouvrage, Chamboulive me fit comprendre que, vues avec distance, il n’était plus très fier de ses facéties de collégien, d’autant que Monsieur Rousseau s’était en définitive révélé assez compréhensif, voire indulgent à l’égard des farceurs. Mais, comme il me le fit valoir, la jeunesse se sent un tel compte à régler avec une société installée qui l’assujettit à sa loi et l’opprime dans son besoin d’expansion, qu’elle est disposée à s’acharner en guise de représailles contre tout représentant de la caste supérieure dont elle subit le despotisme, du moment qu’elle le sent assez faible pour hésiter à se défendre. Chamboulive ne se trompait pas sur ce point. Il estimait pourtant que le récit des péripéties de la geste Bouchou et consorts, tel qu’il l’avait naïvement consigné, rendait un son juste, révélateur de la tournure d’esprit des lycéens dont il était, et que s’y découvraient quelques aspects pittoresques de l’administration de notre vieux “bahut” qui, sans lui, risquaient de sombrer dans l’oubli. Il me donna donc toute licence de tirer de son rapport les éléments qui me sembleraient utiles. J’ai usé de sa permission et l’en remercie, tout en me gardant bien d’usurper la paternité de son œuvre. Je collige donc sous le nom de Cahier Chamboulive les pages qui suivent, comme une partie intégrante des actes du lycée Boileau dont le présent recueil se fixe de conserver la trace.]

 

 

 

Le cahier de CHAMBOULIVE était ainsi rédigé :

 

 

« Je me décide à dresser un bref rapport de ce qu’on pourrait appeler “l’Affaire Bouchou, Poussy et Compagnie”. On y prendra connaissance des mésaventures de Monsieur Rousseau, professeur de musique au lycée Boileau, qui eut l’heur (ou le malheur) de compter parmi ses élèves les plus distingués des membres du Cénacle de la Renaissance Littéraire dont la séance inaugurale, tenue dans un café de la Place du Majorat de Mirmont pendant l’hiver 1967, coïncida avec l’assemblée générale extraordinaire clôturant les activités de ce même aréopage. On y constatera que la fumisterie des hydropathes n’est pas morte en France avec l’enterrement de la butte Montmartre ; et l’on y verra exposés les prolégomènes d’une éthique de la bonne humeur opposée à la tristesse des ambitions besogneuses dont le lycée nous désignait les lointains maussades comme un horizon radieux.

 

 

 

Année scolaire 1966/1967 :

 

 

Au troisième trimestre de l’année 1966/1967, Dominique Desclous et moi étions respectivement en classe de seconde et de première ; nous avions intégré l’orchestre du lycée Boileau, conduit par notre professeur de musique Monsieur Rousseau, qui devait exécuter quelques unes des pages majeures de l’Arlésienne de Bizet en accompagnement d’une pièce de Goldoni représentée par la troupe théâtrale de Boileau.

Première flûte à l’origine, j’avais très rapidement rétrogradé au rang de deuxième flûte à la suite de l’arrivée du fils d’un professeur de mathématiques, un nommé Lemaire, dont il fallait ménager la susceptibilité. L’emploi de seconde flûte représentait une partie extraordinairement peu fournie qui me laissait libre de mes loisirs au sein de l’orchestre. Mon camarade Desclous tenait le pupitre de première clarinette et, pour m’éviter un désœuvrement complet, avait mis à ma disposition, dans le mouvement lent de la suite de Bizet, la partition de la seconde clarinette, ce qui faisait dire à Rousseau :

- Chamboulive, tu joues bien les “à défaut” du basson ?

Monsieur Rousseau, que j’avais eu comme professeur pendant mes classes de quatrième et de troisième avant de le retrouver en seconde alors qu’il constituait une formation de flûtes à bec qui fut aussitôt dissoute quand elle lui eut permis de remporter, Dieu sait par quelle brigue, une médaille d’un quelconque mérite musical, Monsieur Rousseau, dis-je, était un personnage haut en couleur : de taille plutôt petite, nanti d’un appendice nasal proéminent, l’air facilement soupçonneux, fourbe à l’occasion, maniant une ironie appuyée lorsqu’il voulait faire preuve de finesse, il multipliait les gaffes et se perdait le plus souvent dans les courbes enchevêtrées de sa diplomatie. Obséquieux à l’égard de ses supérieurs comme de ses collègues, il adoptait vis-à-vis de ses élèves une autorité empreinte de paternalisme dont l’efficacité restait à démontrer car ses cours étaient fréquemment perturbés par des chahuts. Les inflexions de voix d’un paysan de théâtre, moins le roulement de rrrr..., venaient compléter cette figure de pédagogue.

(à suivre)

dimanche 18 août 2013

L'abbé Galipeau (suite n°VI)

Je n’avais pas assez estimé la susceptibilité de l’abbé. Cette mise au point n’était pas de celles dont il conseillait la pratique (par exemple entre un mari et une femme dans des séances hebdomadaires qui leur permettent de se concerter sur l’évolution du ménage, ou encore dans le cadre de forums périodiques destinés à faciliter les échanges des parents avec les enfants sur les grandes options du foyer…)

Bien que l’auteur de cette lettre n’eût que dix-huit ans, ce qui en relativisait la portée au sein d’une société en ébullition où tout un chacun avait, par principe, le droit de prendre librement la parole, la missive fit sur notre aumônier l’effet que produirait une bombe au beau milieu d’un congrès pacifiste.

(Je reviens en quelques mots sur Blandin. Ce garçon était le rejeton d’une famille très croyante ; sa mère, veuve depuis quelques années, fut atterrée de voir le bouleversement qu’avait opéré en lui son année de philosophie. Deux billes brillantes en guise d’yeux dans une physionomie ingrate, l’air de guetter toujours on ne sait quoi, le sourire évocateur d’un rictus batracien, les cheveux courts et hirsutes, Blandin était un garçon malingre et nerveux. Très bon élève, il monta à Paris préparer l’Ecole Normale Supérieure de la rue d’Ulm. Il y consacra son temps à lire et à penser au bénéfice de la Révolution. Victime d’un accident de la route il y a peu, il a perdu un œil et a failli devenir aveugle. A partir de cet évènement les voies de la providence lui ont fait recouvrer la foi catholique qu’il avait perdue, et l’ont écarté du militantisme politique qui l’absorbait. Il enseigne depuis la philosophie, ou peut-être l’histoire-géographie, à l’institution religieuse Sainte Cécile de Mirmont.)

Je connus le retentissement de mon courrier adressé à notre aumônier, par mon camarade Mercier qui m’accosta un jour à la Faculté de droit par un : « Il paraît que tu as écrit une lettre à Galipeau », à quoi il s’empressa d’ajouter : « il était furieux… » Puis il me cita une réflexion de l’abbé selon laquelle j’étais bien parti pour occuper une place de choix dans le répertoire encyclopédique de l’ignominie. J’eus vent encore de mon brûlot épistolaire par Camille Germont qui, sur le rapport de son frère Adrien, familier de l’abbé Galipeau, jugeait en hochant la tête : « Quand même tu y as été fort ! » Tout cela me donna une idée des réactions provoquées par ma lettre de justification dont je n’eus jamais d’échos plus directs.

Il me reste pourtant un dernier fait à relater.

Ma sœur Alice, plusieurs années après, tomba par hasard dans la sacristie de Sainte Marthe sur un individu replet, en blouson, portant un col roulé et une volumineuse écharpe autour du cou, qu’on lui désigna comme étant l’abbé Galipeau. Reconnaissant le nom de mon ancien aumônier, elle s’en approcha, se présenta à lui et lui demanda s’il n’avait pas eu son frère Louis comme élève au lycée Boileau. « Oui, je connais ! » maugréa l’abbé pour toute réponse, en replongeant le nez dans son bréviaire. L’entretien était clos. Alice comprit que l'ecclésiastique ne lui donnerait pas de congé plus civil, et se contenta de tourner discrètement les talons. Une chose paraissait certaine, l’abbé Galipeau, malgré le temps passé, n’avait toujours pas digéré notre échange de correspondance… Peut-être y a-t-il repensé longtemps encore avec rancœur…

Notre entrevue de 1968 fut la dernière. Un jour j’appris que la mort l'avait délivré des tourments de la condition humaine à laquelle il était si peu fait, et que la providence, clémente comme elle l’est envers le plus grand nombre, n’avait pas repoussé trop loin l’heure de l'en affranchir. Déjà vieilli, l’abbé Galipeau avait cessé ses fonctions d’aumônier de lycée ; il exerçait son sacerdoce dans une paroisse bourgeoise à l’extérieur de Mirmont, dont il était le curé.

Avait-il changé depuis Boileau ? S’était-il enfin endurci contre les épreuves de la vie cléricale ?

Je ne saurais le dire. Mais aujourd’hui, lorsque je m'efforce de le retrouver en pensée, comment l'imaginerais-je autrement que rendu à sa vocation éternelle, et jouissant pour toujours des félicités d’un monde bienheureux où ni rumeur, ni dépêche, ni pli ne vous parvient jamais des vivants ?

jeudi 15 août 2013

L'abbé Galipeau (suite n°V)

J’enchaînai – et c’était là le nœud le plus délicat de mes explications – par l’insuccès de son ministère. Je m’étonnai qu’il eût déploré les évènements de mai 1968 alors que la casuistique morale qu’il nous enseignait (le libre examen de conscience, la recherche de l’épanouissement personnel, le mépris des conventions, le refus des devoirs s’ils ne s’imposent pas comme un besoin, l'obligation de se "remettre en cause"…) annonçaient les grands thèmes de la contestation qui avait agité les esprits pendant ce mois de mai explosif. Lui et ses collègues prêtres, quand ils étaient imbus de principes analogues, avaient sarclé le terreau dans lequel les révolutionnaires, dont la plupart récusaient jusqu’à l’idée d’une religion, n’avaient plus eu qu’à semer le grain et à le récolter ; ils avaient beau jeu à présent de larmoyer devant la subversion qu’ils avaient eux-mêmes favorisée en amendant les vérités professées par l’Eglise.

J’énumérais à titre d’exemple les élèves assidus de l’abbé qui, au cours de la seule année 1967/1968, avaient insensiblement évolué du catholicisme à visée sociale jusqu’au matérialisme dialectique le plus intègre. Je ne me contentais pas d’une synthèse toujours sujette à discussion ; je dressai la liste des noms. Si ce recensement ne devait rien apprendre à mon correspondant qui ne pouvait ignorer la conversion de ses anciens fidèles, du moins cette manière détaillée me dédouanerait-elle du grief d'avoir procédé par voie de généralisation à partir d'un ou deux cas isolés. Je m’attardais sur l’exemple de Blandin dont je traçais un bref historique.

De famille catholique, Blandin était un garçon très croyant et pratiquant. Au début de notre année de philosophie il ne se cachait pas d’être un Galipeauphile convaincu. Je crois me souvenir qu’il avait fait avec notre aumônier un camp de Corrèze. Il chantait ses louanges avec un enthousiasme sincère, professait une grande estime pour sa personne et ses conceptions. En octobre, novembre il conservait cette même position, avec un raisonnement directement sorti de la boîte à surprises de l’abbé. « Moi je ne suis pas de gauche ; mais j’admire les gens qui sont en même temps catholiques et de gauche, déclarait notre camarade ; je trouve ça, vois-tu, vraiment courageux ! » En janvier, Blandin prenait déjà du recul par rapport à notre aumônier ; il en venait à le traiter comme un type sympathique mais en retard sur à peu près tous les courants novateurs de son temps. Quand il y faisait allusion dans une société d’esprits aussi évolués que le sien, c’était avec le rire entendu qu’on réserve au simplet du village. Il avait réalisé son rêve, jugé cependant inaccessible quelques semaines auparavant, de devenir « catholique de gauche »... Deux mois plus tard, en mars, Blandin appartenait cette fois à la gauche tout court, et même à l’extrême bord de celle-ci, la gauche révolutionnaire et athée. Le pauvre abbé Galipeau ne bénéficiait plus pour lui d’aucun prestige, et si son nom, par surprise, tombait dans la conversation, son cas était aussitôt réglé par quelques commentaires acerbes et méprisants, sans autres formes de procès. Je rappelais dans ma lettre à l’abbé que notre professeur de philosophie, Vincent Cantet, n’avait pu si bien marquer de son sceau notre classe de terminale que grâce au concours actif des jeunes catholiques qui composaient son public : ceux-ci n’avaient aucune raison de refuser leurs généreux suffrages à un communisme révolutionnaire d’essence castriste ou maoïste dont les premières réalisations prophétisaient une ère de bonheur universel. Je soulignais encore à l’intention de l’abbé Galipeau que parmi les garçons inscrits à ses cours d’éducation religieuse, les lycéens qui avaient pris de la distance avec son enseignement étaient les mêmes qui s’étaient ensuite gardés des dogmes de la contestation soixante-huitarde : les Delabre, Cardon et quelques autres.

Il avait obtenu ainsi, concluais-je, le résultat paradoxal de s’être aliéné ses anciens fidèles devenus hostiles à la cause de l’Eglise, et, les ayant désavoués, de donner raison à ceux de ses anciens élèves qui n’avaient jamais reçu son enseignement qu’avec les plus grandes réserves. J’achevai mon épitre en l’assurant de mes respectueux sentiments et en le priant de ne voir dans les pages qui précédaient que la volonté de me justifier envers lui dès lors qu’il avait mis mes intentions en doute.

(à suivre)

lundi 12 août 2013

L'abbé Galipeau (suite n°IV)

Le grand œuvre de l’abbé Galipeau était la création d’un foyer installé à deux pas de Boileau, dans un quartier pauvre et insalubre. Aucun désagrément à cette occasion ne lui fut épargné ; le financement de l’opération était précaire ; les étudiants africains qui y louaient des chambres à un prix avantageux, se reprochaient leur appartenance à des ethnies différentes ; la salle du bas avec la table de ping-pong attirait les gamins du voisinage. Les lycéens venaient y sécher les cours et y traînassaient dans un climat de liberté prédélinquante. Echappant à la surveillance du lycée et du cercle familial, ils y apprenaient à fumer et à s'injurier. Au premier étage les plus âgés venaient lire Le Monde et les grands hebdomadaires de la presse politique. On ne pouvait y placer un tronc en vue d’une collecte philanthropique (pour soutenir les populations du nord-Vietnam ou remédier à la famine dans tel pays sous-développé…) sans le retrouver fracturé ou au moins allégé de son contenu, lequel servait alors à alimenter la caisse des juke-boxes et des flippers des bars les plus proches.

Quand j’eus décroché mon bac, l’abbé Galipeau m’envoya une lettre dactylographiée dans laquelle il formait le vœu qu’à l’approche de ma vie d’adulte, je reste fidèle à la voie qu’il s’était efforcé de nous enseigner. Nous étions au mois de juillet 1968. Il soulignait dans son courrier que, bien qu’ayant remarqué mon « hostilité » à son égard, hostilité, précisait-il, que je n’avais cessé de lui marquer, il se faisait néanmoins une obligation de prendre congé de moi en me prodiguant ses encouragements. Le terme d’« hostilité » m'imputait, avec une feinte indulgence, l’exclusive responsabilité d’un manque d’affinités ou d’une opposition qui pouvaient avoir eu des motifs plus sérieux qu’une animosité irréfléchie ou systématique de ma part ; cette façon de s'exprimer me déplut. Je n’avais, il est vrai, jamais ressenti beaucoup de sympathie pour la personne de notre aumônier ; mais, quant à ses idées, même s'il  m’était arrivé de m’en écarter, le doute ou le désaccord qu’elles m’inspiraient ne provenaient certainement pas d’une inimitié instinctive que j’aurais cultivée contre l’homme. J’étais prêt à lui reconnaître les circonstances atténuantes du scrupule, des bonnes intentions et du désir de bien faire, mais il ne m’était pas possible, malgré tous mes efforts, de l’honorer de l’admiration amicale qu’il attendait du rayonnement de son ministère, aussi respectable fût-il. Je répondis pendant l’été par une carte postale qui lui annonçait une lettre pour plus tard.

En octobre ou novembre 1968, il m’arrivait d’être présent au lycée Boileau à l’heure de la sortie pour y retrouver mes amis Florentin et Desclous qui y faisaient leur terminale ; pour moi, j’attendais la rentrée de la faculté de droit, qui tardait à la suite des désordres de mai. Je tombai ainsi nez à nez avec l’abbé Galipeau un jour où je me tenais aux abords immédiats du grand portail du lycée. J’étais assez honteux, je dois l’avouer, de ne pas lui avoir écrit comme je m’y étais engagé, conscient que je n’avais d’autre excuse à invoquer que ma paresse. Notre aumônier se montra néanmoins aimable et, pour paraître attacher quelque prix à ma personne, me rappela qu’il espérait toujours la lettre en réponse que je lui avais promise.

Ce mot il le reçut peu après, aux environs de Noël, et le retentissement qu’il eut sur lui dépassa la mesure prévisible. Mon propos pourtant n’avait pas été de le heurter mais simplement de lui fournir les explications qu’il souhaitait. Je ne puis citer littéralement les termes de l’explosive missive, dont je n’ai pas conservé de copie, mais sa teneur était à peu près celle-ci :

 J’indiquai en premier lieu à mon correspondant que le vocable « hostilité » m’était apparu inapproprié sous sa plume, pour caractériser de simples divergences d’opinions ou de sensibilité, et j'ajoutai me prévaloir de la liberté d’expression tant prônée par les catholiques pour exposer en quoi mes points de vue différaient des siens. Je m’empressai d’user du mot « dialogue » auquel l’abbé, féru de colloques, de séminaires et de tables rondes, ne pouvait que trouver un caractère agréable et familier. Passé cette introduction, j’attaquai le sujet. Je notai la stérilité des discussions entre catholiques, leur fatuité, leur parti pris d’élévation plaqué sur des préoccupations résolument profanes ; le mépris qui en ressortait pour toute vocation mystique, présentée désormais comme la négation de la personne et le résidu de la crédulité ; l’abandon des grandes directions de la vie spirituelle dictées par la grâce.

Faire de l’observance religieuse le vade-mecum de la contemplation de soi, l’orienter vers une méthode de décontraction mentale doublée d’une doctrine paresseuse et conciliante du conservatisme en politique, c’était, expliquai-je, refouler le testament chrétien au statut d’une quelconque philosophie d’entraide sociale, d’un dispensaire de soins antidépressifs ou d’un réseau d’assistance publique. Préférer les moyens humains à la « cité céleste » promise par les Ecritures, c’était édifier la Babel dont la chute avait été de tout temps prédite... Telle était à peu près mon entrée en matière. L’abbé Galipeau, tourné en esprit vers les choses de la terre auxquelles - il faut lui rendre cette justice - il ne comprenait à peu près rien, aimait, dans le respect concret d'un monde en ascension, s’élever contre la citation, d’ailleurs largement passée de mode, de la parole du Christ : « Mon royaume n’est pas de ce monde ». Si, s’exclamait-il, justement, le royaume des chrétiens est de ce monde !... Pensée hardie que ratifiait l'opinion générale et, particulièrement, celle d’Albert Camus dont nul n'aurait songé à discuter l'autorité.

(à suivre)

mercredi 7 août 2013

L'Abbé Galipeau (suite n°III)

Sur le coup, en effet, l’étonnement les avait empêchés de réagir. Mais une semaine plus tard, ils sommaient l’abbé de se rétracter. Celui-ci ne se souvenait plus des paroles qu’il avait proférées pour soutenir son argumentation et se crut l’objet d’une calomnieuse cabale. En règle générale, il supportait très difficilement la contradiction. Outré de notre insistance, il quitta la salle de classe et suspendit les cours d’instruction religieuse qui ne devaient pratiquement plus reprendre avant la fin de l’année scolaire (1966/1967). Personne ne s’en plaignit et il n’y eut que Cardon pour émettre quelques réserves sur l’issue de la controverse. Pacifique de caractère et éduqué dans le respect scrupuleux de l’institution ecclésiastique, notre camarade finit par affirmer de bonne foi que Galipeau n’avait jamais dit rien qui approchât les propos que nous lui prêtions. Lui, qui au début avait adhéré sans réserve au tollé général, racontait ensuite l’épisode avec une indulgence amusée ; sans doute le point de vue de ses parents dont il suivait aveuglément les avis, était-il pour quelque chose dans cette interprétation rassise et conciliante des démêlés de l’abbé.

Pendant l’année de terminale, fatigués des truismes humanitaires qui s’y débitaient, nous fûmes plusieurs à cesser de fréquenter les cours d’instruction religieuse. Ce fut le cas de presque tous les élèves qui conservaient encore une vague idée d’une religion axée sur la piété et le recueillement. En revanche nos camarades marxistes et athées, forts de leur premier bagage de philosophie, s’y pressaient pour y affûter leurs armes de dialecticiens novices dans des joutes doctrinales imposées à l’abbé Galipeau qui dut passer à cet exercice de bien désagréables moments.

L’abbé Galipeau était dévoué comme le voulait son état, mais, prompt à la déception et au découragement, il réservait ses qualités de dynamisme et de compréhension à un petit groupe assez resserré de jeunes catéchumènes dont les parents, engagés dans l’action catholique ou le scoutisme, formaient une société aux mœurs bourgeoises en même temps que discrètement militante. C’est lui qui organisait la communion solennelle du lycée Boileau dans une chapelle habituellement désaffectée dont l'arcature gothique menaçait ruine. L’entreprise n’était pas mince. Pour la retraite de trois jours qui précédait la cérémonie, un autre prêtre venait le seconder. Je me souviens que ce prêtre dont j’ai oublié le nom fut des tous premiers, dans les années 60, à tomber le vêtement sacerdotal et les insignes qui étaient censés en tenir lieu. Chargé de diriger notre retraite, il commença de la sorte son sermon d’ouverture :

– Je sais que la plupart d’entre vous n’irez plus à la messe d’ici quelques mois, voire dès le lendemain de votre profession de foi ! Alors, si vous voulez sortir, parce que tout cela ne vous intéresse pas, je vous engage à le faire et à vous en aller, car c’est le moment !

Je me suis toujours interrogé sur le bienfait pratique ou sur le profit moral qu’un directeur de retraite pouvait attendre d’une entrée en matière destinée à épurer l’assistance en l’invitant à  se retirer massivement… Le prosélytisme chrétien des origines était bien passé de mode ! Dans la France bouleversée de l’après-guerre, le clergé s’était vite convaincu que le « petit reste » annoncé par les écritures ne serait jamais aussi vite rassemblé qu’à coup de sélection naturelle, en laissant s’éteindre le peuple des croyants, jugé trop tiède et globalement trop peu éclairé dans sa foi. Sous ce rapport l’abbé Galipeau s’occupait de « recollections » qu’il consacrait à des thèmes de réflexions aussi urgents que l’interdiction par la censure du film de Rivette, La Religieuse (Problème : a-t-on le droit de censurer ? Solution : oh non !) Il organisait pour les grandes vacances des « camps de Corrèze » qui s’implantaient dans des fermes et avaient la prétention d’éduquer les paysans par l’exemple. Les jeunes campeurs participaient à leurs activités agricoles et s’employaient, par leur serviabilité et leur bonne humeur, à leur présenter l’image la plus édifiante possible du christianisme.

Le surplus des activités pies du groupe s’échelonnait sur la méditation des évangiles, les colloques et les distractions. Assez rapidement les filles furent invitées à partager les joies de cette existence communautaire et il est probable que l’esprit général, assez austère dans son principe, s’en soit trouvé modifié. Adrien Germont avait participé à plusieurs de ces camps et, ancien adhérent des Jeunesses étudiantes chrétiennes, était prédestiné à les apprécier.

– Les gens qu’on y rencontre sont vraiment très intéressants me disait-il en parlant des habitants de la campagne, sûr que cette appréciation contredirait mes idées les plus assurées.

Lui-même appliquait par là le premier commandement de la nouvelle doctrine chrétienne qui prétendait découvrir à tout propos des gens « passionnants », « riches », « profonds », « authentiques », surtout dans les lieux où ce type de créatures n’a pas la réputation d’abonder. Ils multipliaient les diagnostics admiratifs, comme le visiteur du zoo s’ébahit de voir les singes réussir des tours qu’il croyait accessibles au seul génie humain. Les singularités d’un individu étranger à la société à laquelle ils appartenaient, dès lors qu’ils s’arrogeaient le mérite d’avoir découvert sa retraite, les persuadait d’avoir débusqué une personnalité sans précédent, avec laquelle il ne leur restait plus qu’à nouer « des rapports enrichissants », profitables à leur propre perfectionnement.

(à suivre)

mardi 6 août 2013

L'Abbé Galipeau (suite n°II)

Le père Cottret était tellement poursuivi par les représentations de la luxure qu’il les évoquait le plus souvent dans un langage abrupt, pour ne pas dire brutal. S’il évitait l’argot le plus ordurier, il y mettait néanmoins si peu de formes qu’il avait été obligé, l'année précédente, de quitter l’institution Sainte Marthe de Mirmont dont il avait scandalisé la population féminine. Les collégiennes de cet établissement, effarouchées par la franchise de son vocabulaire et par la netteté de ses visions, s’étaient plaintes auprès de leurs parents et avaient réussi à le faire flanquer à la porte. On peut supposer qu’un public de filles dont certaines étaient déjà adolescentes, avait tout pour exaspérer les paroles de l’abbé Cottret et le rendre d’autant plus incisif : il fit tant et si bien qu’il s’attira l’étiquette sans doute exagérée de « corrupteur de la jeunesse ».

Je demeure persuadé qu’au secret de lui-même, cette appellation le flattait car il ne se privait pas de raconter sa mésaventure qui, dans un certain sens, attestait la vigueur, sinon l’efficacité, de sa pédagogie (comme on dit d’une création intellectuelle qu’on ne peut y rester insensible : ou on aime ou on déteste !) La réputation sulfureuse dont il se parait si volontiers, lui reconnaissait comme un lien lointain avec cette île Cythéréenne à laquelle il lui était impossible d’accoster. Le renom d’incitateur à la débauche que la pudique maison Sainte Marthe lui avait décerné, lui conférait un droit à ces terres du dévergondage qui aimantaient sur elles tous les fluides de  son imagination. Son attitude provocante, il la justifiait auprès de nous en arguant de son mépris des formules hypocrites, et de la nécessité de débusquer de front les tentations de la chair. Son esprit était si naturellement tourné vers ces sujets qu’étant un jour tombé par hasard sur un quatrain obscène composé par un de nos camarades dans le registre scatologique qui correspondait à notre jeune âge, il lui attribua une signification libidineuse que son auteur aurait été bien incapable de concevoir, et fit grand bruit pour s’offusquer de cette « saleté » avec une grimace horrifiée dont aucun de nous ne comprit la raison. Une autre fois, il reçut pour un entretien particulier deux de nos camarades, Duval et Gamblin, qui avaient demandé à le voir en privé pour lui soumettre des cas de conscience imaginaires. Les dilemmes auxquels les intéressés se prétendaient confrontés, s’ils n’avaient été inventés pour les besoins de la cause, auraient révélé de leur part une vie affective bizarrement aventureuse pour des lycéens menant la vie uniforme des populations sédentaires de Boileau. Le père Cottret leur prodigua quelques conseils judicieux après avoir écouté leur confession avec indulgence. Sur quoi, quand il les croisait ensuite dans le lycée, il leur faisait un grand signe de la main en les honorant d’une complicité réjouie et en claironnant à leur adresse un roboratif : « Bonjour, jeunesse ! »

C’était au fond un homme bon ; il devait être assez malheureux des mouvements antinomiques qui se disputaient sa nature, mais avait le mérite, peu fréquent après tout, de ne s’en prendre à nul autre qu’à soi.

L’abbé Galipeau n’avait pas à affronter les mêmes difficultés. Il partageait le service de l’aumônerie du lycée avec le père Cottret, sans exprimer de tourment intérieur, en s’appuyant tout bonnement sur les fiches imprimées qui traitaient à notre intention du Sens chrétien du corps. Il ne semblait pas que cette question se posât à lui autrement qu’en termes abstraits, pour les besoins de son enseignement. Quelques données banales de psychologie féminine – les filles attachent plus d’importance que les garçons à la célébration des fêtes et des anniversaires et quand elles font des cadeaux, elles les choisissent non pas en fonction de leurs préférences propres mais pour satisfaire les goûts de celui à qui elles les offrent –, quelques consignes pratiques pour la mise au point d’un programme matrimonial axé sur la prière et l’échange, voilà ce qu’il nous en est resté… Nous avions surtout compris que nos parents n’avaient pas eu de chance d’avoir des fils alors que des filles, ornées d’une fibre humaine qui nous manquait, les eussent véritablement comblés. Malgré les rudiments de caractérologie dont notre catéchisme faisait bon usage, le divorce et les déchirements familiaux qui marquèrent ensuite l’ensemble de notre génération, prouvèrent à leur manière que nous avions eu quelque raison de nous méfier de la compétence des prêtres pour régler dans ses manifestations quotidiennes l’entente de nos futurs ménages.

Malgré le peu de sympathie que l’abbé Galipeau nous inspirait, nous étions quelques fidèles à suivre toujours ses cours d’instruction religieuse en première ; mais au dernier trimestre de l’année scolaire un incident, anodin en apparence, mit le feu aux poudres : notre aumônier, poussé dans ses derniers retranchements, avait déclaré dans le feu d’une discussion qui nous opposait à lui que, devant Dieu, de Gaulle et Hitler, pour avoir chacun provoqué des morts injustes, étaient aussi coupables l’un que l’autre. (C’était la grande époque des controverses catholiques sur la peine de mort.) Peut-être le Créateur, au moment du jugement dernier, formulera-t-il une sentence plus nuancée que ne le prévoyait notre aumônier. Peut-être départagera-t-il les deux hommes historiques que l’abbé Galipeau, aiguillonné par le démon de la dispute, croyait devoir renvoyer dos à dos… Au vrai, personne ne peut savoir quel verdict le Bon Dieu, révulsé par la peine de mort, pourrait être amené à prononcer dans un cas de ce genre… Mais le constat d’une culpabilité partagée par moitié entre le führer et le héros du 18 juin, n’était pas du goût de nos camarades gaullistes qui s’offusquèrent de voir diffamer leur grand homme, et, médusés, attendirent le cours suivant avant de faire officiellement un éclat.

(à suivre)

lundi 5 août 2013

L'Abbé Galipeau (suite n°I)

En classe de seconde ou de première, l’abbé Galipeau avait centré une partie de son enseignement sur la question, devenue capitale aux yeux des pédagogues catholiques des années 60, du Sens chrétien du corps. On imagine sur ce sujet les réactions d’un public de jeunes gens en pleine adolescence… Les plaisanteries grasses fusaient, les ricanements s’étouffaient derrière les classeurs, les pantomimes de mauvais goût se répondaient d’un coin à l’autre de la salle de classe. L’abbé qui ne pouvait pas ne pas se rendre compte de ces dispositions d’esprit guillerettes, prenait une mine de martyr exténué, comme si nos facéties n’avaient eu d’autre visée que de le larder de mille traits au plus sensible de son être.

Nous sentant mal jugés, et persuadés que l’angle chrétien adopté par nos fiches de catéchisme pour l’étude des sens relevait d’une grotesque incongruité, nous continuions à nous relâcher de plus belle. L’entrainement ne nous faisait pas défaut. Les années précédentes nous avions déjà longuement abordé le problème du flirt avec le père Cottret, un jésuite qui témoignait en cette matière d’une curiosité plus insistante qu’il n’était indispensable. Sanguin, avec la constitution solide d'un paysan, l’abbé Cottret avait une nature violente qui s’accommodait sans doute difficilement du célibat. Tout nous inclinait à croire qu’il disputait là-dessus une lutte âpre dont l’enjeu incertain mobilisait beaucoup de ses forces et de ses facultés de réflexion. Lui-même était un homme simple, d’une rusticité ingénue, qui ne soupçonnait pas que ses considérations sur l’amour, cent fois répétées, trahissaient plus le trouble où il était plongé que l’élévation du moraliste dont il s’appropriait parfois la sévérité de langage. S’il ne s’interdisait pas de parler, selon ses propres termes, de « cochonneries » d’une façon plus ou moins mesurée, c’était invariablement pour en dénoncer les désordres et les dangers. Il revenait avec persévérance sur le sujet, en employant des mots crus qui devaient, pensait-il, lui donner l’allure d’un spécialiste chevronné ; il cherchait aussi, en affichant une rudesse sans détour, à provoquer nos confidences pour en apprendre davantage dans un domaine où son savoir était probablement beaucoup moins étendu qu’il le laissait entendre.

Lancé sur la pente d’une imagination ardente, il échouait à se contrôler et, comme à plaisir, multipliait les maladresses. Il prônait entre filles et garçons une amitié vigoureuse et sans détour. Comme son collègue l’abbé Galipeau, il condamnait la façon indiscrète et lascive dont certains « jeunes » dansaient le slow… Il évoquait avec courroux deux amoureux qu’il croisait chaque matin dans une rue proche de son domicile, en train de s’embrasser « sur les lèvres » et qui « mêlaient leurs langues ». Par quelle ruse de Sioux le digne prêtre était-il parvenu à s’assurer de ce dernier détail qui lui paraissait – comme à la plupart d’entre nous d’ailleurs – le sommet de la dégoûtation ? Nous n’avons pas songé à le lui demander mais, quoi que la science des comportements amoureux dût y perdre, sans doute aurait-il mieux fait pour notre édification de détourner chaque matin pudiquement le regard.

Il nous raconta une autre fois que sa cousine, « une forte fille, bien portante et carrément plantée », après avoir témoigné de la gêne et être devenue « rouge comme une pivoine » - ce dont il s'était bien sûr rendu compte - l’avait finalement « plaqué contre l’armoire » qui se dressait dans la chambre où elle lui avait demandé de la suivre. Un courant de silencieuse exultation parcourut nos bancs à l’énoncé de ces roides préliminaires ; nous nous attendions à la classique scène d’amour entre cousins dans l’obscurité d’un placard dérobé. Mais la belle n’avait recouru à cette diplomatique entrée en matière que pour annoncer ses fiançailles à son cousin. À quoi le malheureux collatéral, bloqué entre elle et l’armoire, avait répondu que ce sont des choses bien naturelles dont il ne faut pas avoir honte, mais qu’il faut au contraire être fier de ses sentiments lorsqu'ils sont purs etc.

Le thème épineux de l’amitié garçons/filles fut fatalement lancé sur le tapis. L’amitié peut-elle naître, entre un garçon et une fille, sans ensuite se transformer et céder la place à un sentiment plus intime, plus tendre ? Le débat n’était pas près d’être clôturé car la majorité d’entre nous n’avait jamais eu l'occasion d'expérimenter ces subtiles nuances affectives ; et, pour rendre l’échange de vues plus insoluble encore, nul ne proposait de définition de l’amitié qui eût permis de s’assurer qu’au moins nous parlions de la même chose. La réponse de ceux d’entre nous qui s’étaient forgé une opinion, était généralement négative… Non, entretenir de simples relations amicales avec une fille n’était pas possible… Mais Gérard Écaude, l’irréductible premier de la classe qui considérait la vie sobrement et sans malice à travers ses lunettes pour myope, prit le parti opposé :

– Pendant les vacances je jouais régulièrement avec des amis et leur sœur était avec nous. Nous nous entendions tous très bien. C’est comme si nous avions été juste entre garçons.

– Et quel âge avait cette fille ? demanda le père Cottret, intrigué de voir sa théorie battue en brèche.

– Dix, onze ans précisa Écaude qui, lui, en avait quatorze et dans cette circonstance n’avait pas grand mérite à être resté maître de ses pulsions, d’autant qu’il était à peine pubère…

(à suivre)

dimanche 4 août 2013

L'Abbé Galipeau

L’abbé Galipeau était aumônier au lycée Boileau dans les années 60 et au début des années 70. Ses vues progressistes enchâssées dans l’exercice conventionnel de la prêtrise, faisaient de son ministère un reflet du conformisme catholique de cette époque. Il mérite à ce titre que j'en dise quelques mots.

C’était un homme encore jeune, de complexion un peu grasse sans être gros, avec une tête ronde surmontée d’une brosse qui lui donnait une expression à la fois naïve et soucieuse. À défaut de caractéristiques originales, la dominante de sa personnalité tenait à la fadeur d’une allure mal définie dont la description, par manque de substance, se résume à un constat objectif de l’humeur, de la corpulence et de la tranche d’âge. Débordé par sa tâche, l’abbé Galipeau promenait dans les couloirs du lycée Boileau dont il était l’hôte à peine toléré par un corps enseignant généralement hostile à la religion, ou au mieux indifférent, une solitude désabusée qui ne plaidait pas en faveur des joies du sacerdoce. Les cours d’« éducation religieuse » qu’il donnait aux lycéens de tous niveaux étaient trop nombreux et le fatiguaient ; on sentait en lui une résistance physique rapidement à bout. Il lui manquait les ressources d’une autorité naturelle qui seule, en l’absence d’un appareil disciplinaire capable de le soutenir, aurait pu calmer les gamins turbulents auxquels il devait enseigner les rudiments de l’histoire sainte et les principaux articles de la foi catholique. Il parlait doucement, d’une voix transparente qui n’accrochait pas, faute d’intonations et de timbre ; il ne savait pas trouver la note franche et directe avec laquelle atteindre la sensibilité, souvent fruste, des garçons qui constituaient son auditoire.

Le ton viril, la fermeté cordiale, la plaisanterie un peu désinvolte qui l’auraient fait accepter, n’étaient pas dans sa nature. La cuirasse lui faisait pareillement défaut ; au lieu de prendre les facéties de ses élèves pour ce qu’elles étaient – l’expression d’un besoin de dépense physique difficile à réfréner tout au long d'une journée de cours – il les interprétait comme un désaveu personnel et y découvrait autant de vexations préméditées à son endroit. Sans doute lui-même avait-il été en son temps un enfant délicat et paisible qui peinait aujourd’hui à se reconnaître dans les phases fébriles dont ses classes de catéchisme lui donnaient cycliquement le spectacle. Il résultait de cette méprise une incompréhension mutuelle. L’abbé Galipeau avait beau nous appeler par le prénom et nous tutoyer, procédé rarissime au lycée, aucune confiance, aucune sympathie n’arrivait à naître à son contact, brouillé par sa timidité et les blessures d’un amour propre toujours piqué.

En classe de sixième et de cinquième nous devions apprendre sous sa direction les éléments d’un catéchisme naturaliste qui lorgnait délibérément du côté de la doctrine sociale. Rien n’était plus rébarbatif pour un enfant (contrairement à l’idée que s’en faisaient les auteurs) que ces volumes sentencieux où les préceptes des Ecritures étaient de bout en bout réquisitionnés pour illustrer, dans leur application positive, les gestes mécaniques d’une réalité rendue sous son jour le plus tristement ordinaire. Arides lectures qui prétendaient restituer aux enfants un décor familier, tout rempli de chenapans dépenaillés, de vieilles femmes usées et d’ouvriers en bleu de travail tapant le carton devant un litre de rouge ; où le tableau de la banlieue industrielle tenait lieu de condensé d’humanité, exaltée avec une hypocrite bienveillance qui se gardait de déceler les lèpres, les dartres, les faussetés morales que la pénurie matérielle abrite aussi bien que l’abondance des nantis. Ces brochures pieuses qui exhibaient la condition des miséreux comme une représentation de l’esprit de pauvreté louangé par les évangiles, n’avaient pas pour propos de combattre la gêne ou l’indigence absolue. En fait, on ne les aurait pas autrement conçues si elles avaient eu pour but d’ancrer dans le cerveau des enfants le poncif idéalisé de la vulgarité entendue comme une référence de probité et peut-être même haussée au rang d'une valeur esthétique à célébrer. C’était la « télé », le « ciné », les « copains », le samedi après-midi, le café, la table en formica, le père qui revient de l’usine, tout un canevas de la vie simple et quotidienne sur la trame duquel les éditions catholiques brochaient la légende dorée des vertus journalières et chrétiennes des années 60. L’anoblissement de cette banalité palpable, qui revêtait les apparences d’une vérité révélée, débouchait sur des pétitions politiques dont la réussite, comme la suite le démontrerait, n’avait rien à attendre de l’homélie religieuse et des commandements de la foi...

Voilà à quoi ressemblait la littérature pieuse dont nous étions abreuvés à l'âge de dix ans : elle menait à un culte des réalités premières qui devait suffire à combler les inquiétudes spirituelles que nous ressentirions, une fois adultes, et à nous apprendre, contre tout risque de repliement intérieur, les vertus dominantes du pragmatisme social.

Il va sans dire que l’abbé Galipeau ne remportait pas grand succès avec ses histoires de voyous et de commères. Ces anecdotes, rendues par sa voix, faisaient penser, dans la nuance opalescente de son verbe incolore, à une page de Bruant lue par la paroissienne d'un quartier bourgeois. Issu d’une famille aisée, entré dans le clergé après quelques années d’exercice de la profession d’avocat, son intelligence ne le portait ni à l’audace, ni à l’invention ; mais, docile par tempérament, acquis aux voies nouvelles où l’Eglise s’orientait alors, il acceptait sans censure l'imploration du progrès et des nécessités du monde dont le motif envahissait la conscience chrétienne et bientôt y ferait figure de dogme unique. Les grands thèmes couramment abordés étaient alors : Pour ou contre la peine de mort ? (il était contre) ; L’Eglise doit-elle adopter des positions politiques ? (il était pour) ; La foi existe-t-elle ? (personne, répondait-il ne peut se flatter de la posséder, les plus grands saints ont constamment douté) ; On ne peut juger les hommes sur la couleur de leur peau (étant entendu qu’un indigène africain était excusable d’avoir des préjugés ethniques là où le blanc n'avait pas d'excuse, puisque, qui en doutait ?, les blancs étaient plus civilisés que les noirs.) Les relations garçons/filles (Elles seront franches et fécondes en discussions tour à tour joyeuses et réfléchies. Elles se fixeront un objectif surtout utilitaire, à défaut duquel un catholique aurait l'impression de perdre son temps : confronter les points de vue masculin et féminin et les enrichir réciproquement dans ce qui composera une « expérience positive » et prémonitoire de l'union des deux sexes dans le mariage.)

(à suivre)