samedi 29 juin 2013

Monsieur Cantet (suite n°VII)

 

   Pour donner une idée de son esprit, de sa juvénilité d’alors et de son caractère, voici en vrac un florilège des réflexions de Monsieur Cantet : 

« Les autorités devraient interdire la pratique des sports » (coupables de détourner leurs adeptes des vrais problèmes.)

Lorsqu’en avril 1968 se déroulèrent les épreuves de gymnastique pour le bac, Monsieur Cantet récupéra une classe spectrale qui n’était plus composée que de dispensés hâves et étiques auxquels il refusa de faire cours. Il invita les malheureux à s’occuper de travaux personnels pendant les deux heures de classe de philosophie prévues ce jour-là, et leur signifia avec humeur qu’il n’entrait pas dans ses fonctions « d’enseigner à un parterre de rachitiques ».

« Serge Gainsbourg est le seul de nos contemporain dont on est sûr qu’il ait du génie [à propos de sa chanson Initiales B.B.] ».

« La chanson Les Sucettes [de Gainsbourg] est construite comme une fugue de Bach ».

« C’est une erreur de parler de musique descriptive ; la musique n’a pas de contenu littéral ; elle est incapable d’exprimer des sentiments, spécialement la joie ou la tristesse ».

« Le Noir [qui traduit ses états d’âme par des danses rituelles] est tout corps ».

« Vous croyez que ça m’amuse de vous faire cours sur Kant ? »

« Freud avait remarqué que la locution : petite boîte évoquait implicitement l’idée de relations charnelles. Une fois, une de ses amies qui travaillait à sa couseuse lui demanda de lui apporter une petite boîte dont elle avait besoin pour continuer son ouvrage. Freud rit et la quitta précipitamment en lui disant : - Non, non, merci, Madame ! ».

 Ah ! Le merveilleux spectacle qu’Antonin Artaud, poète inspiré et maudit, frappant à coups redoublés sur un bidon de fer… (L’un de nous courrouça Monsieur Cantet en observant : « Les voisins ont dû apprécier ! »)

 Ah ! L’admirable morceau de cinéma que la partie de tennis imaginaire de Blow Up, le film d’Antonioni !...

« Le rapprochement entre marxistes et chrétiens ?… c’est Christianisme et Banania ».

« Les Etats Unis comprennent plus d’habitants que le Vietnam ; dans ces conditions, la mort d’un vietnamien compte nécessairement plus que celle d’un américain ». 

Avisant l’un de ses élèves qui lisait pendant son cours l’avant-propos de notre manuel de philosophie : « Vous lisez en classe le livre de ces marchands de soupe ?... et la préface en plus ! » 

J’arrête là la nomenclature des pensées les plus saillantes de notre professeur, celles en tout cas dont j’ai gardé le souvenir.

À je ne sais plus quelle période de l’année 1969, Cardon, un soir, tomba par hasard à Paris sur Vincent Cantet, avec qui il prit un pot au drugstore des Champs Elysées, mais sans apprendre rien de précis sur ce qu’il était devenu.

Trois ans plus tard, nous nous trouvions, mon vieux camarade de classe Noël Delabre et moi, à la librairie La Pochothèque de Mirmont qui venait d’ouvrir ses portes. Tandis que nous inspections les rayonnages du magasin pour y découvrir les dernières nouveautés, j’avisai un livre de la collection 10/18 qui proposait en deux tomes les minutes d’un colloque consacré à la pensée de Sören Kierkegaard. Sans intention arrêtée, je jetai un regard sur le dos du livre où figurait le nom des philosophes ayant participé à ce débat. Je remarquai celui de Vincent Cantet ; aussitôt j’appelai Delabre qui se montra vivement intéressé. Nous nous mîmes en devoir de repérer et de lire les communications de notre ancien professeur pour tâcher d’en extraire les saveurs déjà un peu oubliées de nos cours de philosophie de jadis. L’ouvrage se présentait comme un procès-verbal rébarbatif d’actes, gloses et apostilles de haute sapience, dont la formulation hermétique décourageait toute intrusion du vulgaire, invité sans ménagement à chercher ailleurs des aliments pour sa réflexion. Les tirades et dialogues qui émaillaient les échanges du docte aréopage portaient sur des points de métaphysique abscons, exprimés dans un amphigouri impénétrable. Les interventions de Monsieur Cantet ne dérogeaient pas à la règle. Dans l’une d’elles il développait l’idée que l'œuvre du philosophe danois se concentrait tout entière autour d’« un trou » dont l’attraction centripète, comparable, si j’ai bien compris, à la force d’aspiration d’une bonde d’évier, présentait une importance primordiale pour qui voulait saisir, dans son dynamisme interne, le génie du Concept de l’Angoisse et du Traité du Désespoir. Nous restâmes d’abord interdits, avec le sentiment de ne pas comprendre... Puis l’incongruité de cette triviale appellation de « trou », rapprochée de la culture de bon ton dont le lycée Boileau s’était flatté d’orner nos esprits, nous ramena par contraste à l’époque où nous étions collégiens. Nous partîmes tous deux d’un fou-rire irréfléchi et invincible qui causa l’étonnement du libraire, peu habitué à voir des clients rire aux larmes lorsqu’ils consultaient les livres de son rayon Idées.

Tel fut pour nous le dernier avatar, posthume en quelque sorte, de notre mentor en philosophie, prématurément emporté par la tourmente de mai 68.

(à suivre)

 

lundi 24 juin 2013

Monsieur Cantet (suite n°VI)

Je repense aux élèves prometteurs de notre année de philosophie… Les noms me reviennent en mémoire de nos camarades qui eurent la mauvaise fortune de lever des options contraires à leurs chances d’avenir, emportés par les mirages vite évanouis de 68, engagés à rebours de leur nature et de leurs aptitudes dans des chemins remplis d'ornières, loin des avenues ombragées et fleuries dont le lycée leur garantissait le tracé rectiligne.

Ce fut le cas de Blandin, par exemple ; étudiant en sociologie, devenu travailleur social au sein de l’équipe « ville nouvelle » de la Cité des Moulins [voir ci-après : L’Abbé Galipeau]… de Dominique Durémy, également. Lui, n’était pas issu de notre classe de terminale mais sa métamorphose témoignait d’une influence analogue à celle que nous avions subie. Ce garçon avait en son temps compté parmi les grands espoirs de Boileau ; la variété et la souplesse de ses dons lui avaient valu de cumuler à la fin de son année de première deux prix de concours général dans la foulée desquels il s’était rendu à Paris pour y poursuivre ses études au sein d'un des meilleurs lycées de la métropole, évidemment empressé d’accueillir un élément aussi précieux. La légende qui lui survivait à Boileau était celle d’un garçon très doué, modeste et suffisamment étourdi pour s’être présenté un jour au lycée en pantoufles alors qu’il pensait avoir mis ses chaussures. En mai 68 on l’avait revu aux portes de notre lycée où il était venu épauler ses condisciples des années passées ; libéré des cours du lycée Henri IV dont les activités étaient momentanément en suspens, il était revenu occuper ses loisirs forcés à Mirmont, auprès des siens. Son humeur, jadis paisible et rêveuse, était devenue impatiente ; il s’exprimait, comme ses compagnons de lutte, d’un ton âpre et emporté qu’on n'aurait pas supposé chez lui. Durant les années qui suivirent, Durémy, entré dans le champ clos des conflits parisiens, se mêla d’obscures campagnes idéologiques et de controverses abstruses, argumentant par ses harangues et ses écrits les oppositions toujours à vif d’une mouvance estudiantine dont les prétentions velléitaires allaient d’affrontements en ostracismes. Passé cette période de luttes idéologiques, il fut finalement trop content d’obtenir une maîtrise d'Histoire que vint compléter un diplôme de bibliothécaire… Jaillet, lui aussi, faisait partie des têtes pensantes de la classe de philosophie ; il monta sur Paris pour y mener, dans des conditions que j’ignore, une vie dissipée. Les principes que nous avions entendu enseigner pendant notre dernière année de scolarité, régie par un programme d’abstractions étanches à toute immixtion du critérium moral, étaient bien peu faits pour le défendre des tentations qui l'assaillirent alors. Un de nos anciens camarades m’apprit plus tard que le malheureux Jaillet, avili et dégoûté par le spectacle de sa propre déchéance, avait fini par abréger volontairement ses jours.

À ma connaissance, aucun observateur politique n’est parvenu à dégager les raisons pour lesquelles la bourrasque de mai 1968 éclata précisément à cette date, et non pas six mois ou deux ans plus tard, ni pourquoi elle s’interrompit au bout de quelques semaines, ne laissant après elle qu’un état d’esprit dont elle était moins le creuset que l'épiphénomène. Bien sûr les réformes se précipitaient alors dans le domaine des mœurs, des lois et des pratiques religieuses... L’émergence sur le marché économique d’une génération nantie et avide de jouir des libertés mises à sa portée, expliquait l’ascendant un moment exercé par le dogme d’un bouleversement radical fondé sur la suprématie des valeurs individuelles, mais n’en donnait pourtant pas la clef. Cette tendance allait en tout cas marquer durablement, de son empreinte collective, la vague des jeunes soixante-huitards dont la vie adulte, docile aux sirènes de l’air du temps et de l’opinion générale, évoluerait par la suite sous le signe de la passivité et de la capitulation. Justifié par des circonstances ambiantes dont il n’était lui-même qu’un produit un peu plus complexe que les autres, Vincent Cantet, par son enseignement mais aussi par le modernisme de son allure, avait vanté à ses élèves l'aire d’un universalisme idéal que très peu étaient de taille à comprendre et moins encore capables de maîtriser. Il avait tenu auprès de nous le rôle du professeur Bouteiller de Barres, qui convainc les meilleurs sujets de la classe de philosophie du lycée de Nancy d'oublier leur nature de jeunes lorrains pour les espaces kantiens d’un radical-socialisme sans ancrage.

Vincent Cantet disparut de notre existence aussi soudainement qu'il y était entré, semblable à une figure de music-hall ou de théâtre restée indistincte pendant toute la représentation, qui s'effacerait derrière le rideau de scène ou dans l'obscurité d'une rampe éteinte sans avoir livré rien d'elle-même à la curiosité et à l'affection de son public.

(à suivre)

samedi 15 juin 2013

Monsieur Cantet (suite n°V)

À partir du 13 mai 1968, le lycée restait ouvert mais tous les cours étaient suspendus, faute d’élèves pour les suivre. Monsieur Cantet fit une ultime et brève apparition pour prendre congé de nous et solliciter une dernière fois nos services de colporteurs placiers ès-affiquets, quinquets et verroteries de la révolution prolétarienne... Les lycéens erraient dans les couloirs et investissaient les salles de classe désertes du lycée où les discussions fleurissaient sur les sujets du jour ; un piquet de grève spontané, dont la composition se modifiait perpétuellement en fonction des allées et venues des uns et des autres, tenait ses assises devant le grand portail de la cour d’honneur du lycée. Le temps était au beau fixe, le ciel perpétuellement bleu. Des camarades que nous avions connus placides et conciliants, s’exténuaient en discours enflammés où revenaient les mots d’infrastructure, de rapports des forces productives, d’aliénation, de travailleurs et d’exploitation de l’homme par l’homme, menaçant de représailles tout auditeur dont l’adhésion manquait de chaleur. Comme des spectres, les professeurs communistes rôdaient autour d’eux, désœuvrés, affectant une ouverture d’esprit sympathique aux idées de leurs élèves de la veille, mais hostiles au fond à un réveil révolutionnaire qui ne devait rien aux directives de l’Union soviétique et se faisait même un mérite de larder de critiques sévères les réalisations du kremlin.

J’évoquerai à ce propos le souvenir d’un camarade, Colin, dont l’humeur égale, le plus souvent enjouée, était celle d’un garçon amical et facile à contenter. Il vibrait pour le sport et chérissait le football qui absorbait le plus clair de ses loisirs. Jamais on ne l'aurait imaginé en proie à une passion vindicative ou cédant à une réaction nerveuse qui n’aurait pas eu pour cause les scores décevants d’une équipe de footballeurs, la sélection aberrante des joueurs ou la partialité d’un arbitre. L’enseignement métaphysique que nous recevions depuis huit mois, paraissait couler sur lui sans laisser plus d’imprégnation que l’eau de source sur la roche. Il était le fils du directeur d’une agence bancaire qui n’ambitionnait certainement pas de vivre en guerre ouverte contre la société. Or, la grève générale une fois décrétée, Colin, pour des raisons mystérieuses, versa dans le fanatisme ambiant avec une ferveur inattendue de sa part ; sans doute son besoin de dépense physique, que suffisaient à satisfaire d’ordinaire ses exercices sportifs, avait-il trouvé un exutoire plus efficace encore dans les décharges violentes de l’exaltation politique… Tout échange de vues qui tendait à modérer ses nouvelles convictions se terminait par des anathèmes ou des insultes.

Passé cette phase de trépignements et de paroxysme, je revis Colin redevenu lui-même en septembre 68 ; il vendait des livres scolaires d’occasion, juché derrière un éventaire qui occupait la moitié du trottoir de la rue Victor Hugo, le long de la façade de la librairie Millaud. Cette enseigne était à Mirmont synonyme de livres et de papèterie. Il me fit signe. Sa jovialité d’avant les évènements était de retour. Il m’expliqua en quelques mots qu’il avait pris un emploi de vendeur saisonnier pour se faire un pécule à l’aide duquel il comptait s’acheter une voiture. Puis, s’étant avisé que ses projets actuels s’accordaient mal avec les emballements révolutionnaires de la saison précédente, il me fit comprendre qu’il pesait maintenant avec recul cette période de transes juvéniles, et clôtura le sujet d’un air entendu et débonnaire en remarquant que, quant à la révolution étudiante, de toute façon, « ça ne pouvait pas marcher ».

Les grands perdants de 68 furent ceux de nos camarades qui misaient avec le plus de sincérité ou d’acharnement sur un bouleversement social dont ils se proposaient de former l’avant-garde. Beaucoup d’entre eux comptaient parmi les élèves qui s’étaient distingués pendant leur année de philosophie. Tandis que Monsieur Cantet, après s’être incarné devant nous comme une entité transcendante et fugitive, poursuivait en toute sûreté sa trajectoire dorée sur les hautes cimes de l’Instruction publique, eux appliquèrent naïvement les principes de rébellion qu’il nous avait légués et, comme oints d’une grâce céleste, se refusèrent à intégrer les institutions d’enseignement dont les filières traditionnelles s’adressaient pourtant à des intelligences comme la leur, diligentes et moutonnières. Notre camarade Plichon donna l’exemple le plus navrant de ce sacrifice absurde, consenti par dévotion aux consignes édéniques du Supérieur Inconnu. Pendant les années 1969, 1970 on l'apercevait dans les rues de Mirmont, traînant et se dandinant de sa démarche lourde et maladroite, l’air oisif. Une fille l’accompagnait parfois, que son laisser-aller, ses formes boulottes et son physique ingrat signalaient comme une prosélyte gauchiste. Lui-même déambulait vêtu d’un bleu de travail crasseux, sa grosse tête dodelinant au rythme de son pas indolent, dépeignée et mal rasée ; reflétant une hébétude sans joie. Il avait commencé sa licence de philosophie à la Faculté de Mirmont et s’était immergé dans un milieu étudiant où l’apathie tenait lieu de révolte contre un état de choses jugé insupportable, et où chacun attendait dans l'accablement l’émergence d’un bien universel qui lui permettrait sans autre effort d’atteindre le bonheur. Avant de sombrer dans cette errance sans but, Plichon avait été, de sa sixième au baccalauréat, l’un des meilleurs sujets de Boileau… Qui est encore là pour s'en souvenir aujourd'hui ?

« C’est vrai… ? Vous n’avez jamais consommé de la drogue ? » nous avait demandé dans les derniers temps Monsieur Cantet sur le ton d’une sollicitude indulgente dont on use envers un enfant attardé dans le but de l'éveiller à des réalités qu'il ne soupçonne pas. Cette leçon d’émancipation, pour implicite qu'elle fût, n'avait sans doute pas été perdue pour le scrupuleux Plichon.

(à suivre)

samedi 8 juin 2013

Monsieur Cantet (suite n°IV)

À qui l’interrogeait sur ce qu’il ferait après le bac, Lemesle répondait tout de go : l’E.N.A., l’Ecole Nationale d’Administration dont la réputation à la fin des années 60 était illustre… Les talents naturels qui inclinaient Lemesle à ambitionner cette scolarité glorieuse seront suffisamment illustrés par l’anecdote suivante : Notre professeur de français-latin, Monsieur Larose, eut une fois l’idée d’interroger notre camarade sur ce qu’il pensait de la pièce Ubu roi. Larose comme Lemesle était d'une suffisance sans limite. Un trait décrira notre professeur de lettres : attaché à administrer en toute occasion la preuve de son purisme d’expert en beau langage, Monsieur Larose, lorsqu’il parlait, marquait toutes les liaisons entre les mots, même celles qu’il est d’usage d’éluder à cause de leur caractère disgracieux, et prononçait les e muets, ce qui donnait, par exemple, « Les pensé-eu de Pascal ». Larose avait reconnu d’emblée en Lemesle son digne émule et lui témoignait pour cette raison une estime de connaisseur et presque l’affection d’un coreligionnaire. C’est ainsi qu’il avait estimé utile de recueillir publiquement l’avis de notre camarade sur l’œuvre phare d’Alfred Jarry, en l’invitant pendant un cours à exposer ses goûts littéraires. Sans prendre la peine de se lever, Lesmesle avait répondu depuis sa place que, s’il avait effectivement lu l’Ubu Roi de Jarry, il préférait en l’état réserver son opinion, faute d’avoir pris connaissance des commentaires critiques écrits sur la pièce, dont la lecture seule lui permettrait de se forger une opinion. L’à propos et le sérieux de cette réponse s'étaient attirés un hochement de tête approbateur de notre professeur qui n’avait pas caché sa satisfaction de trouver chez l'élève qu'il distinguait de son estime des dispositions aussi flagrantes à la méthodologie et à la recherche intellectuelle dont il se targuait d’être lui-même un impeccable exemple.

Mon dernier souvenir de Lemesle remonte à la fin de notre année de terminale. Celui-ci se rendait dans les locaux de Boileau à je ne sais plus quelle épreuve à option qu’il présentait dans le but d’améliorer, s'il était possible, ses résultats au bac. En dépit de ses convictions libertaires, Lemesle avait enfilé pour l’occasion un veston bleu marine et poussé l’élégance jusqu’à nouer une cravate. À la veille de mai 1968, ce souci de stricte correction n’avait déjà plus un caractère impératif ; mais Lemesle qui visiblement n’avait rien laissé au hasard, voulait tirer les meilleurs fruits de son épreuve facultative ; il se faisait fort de flatter chez son examinateur la croyance anachronique en un modèle d’élève discipliné et respectueux des formes, dont il lui fournirait le mirage ensorcelant. Trois de ses bons amis qui passaient par là, amusés de le voir endimanché, l’apostrophèrent d’un ton goguenard. Eh eh, oh dis donc !... En guise de réponse, Lemesle esquissa une espèce d’entrechat accompagné d’une mimique faussement facétieuse qui voulait dire, dans le primesaut d'une pirouette chorégraphiée sur le mode cynique et léger, qu’il n’était pas dupe de son costume de major de promotion mais qu’il lui fallait bien après tout sacrifier au rituel d’une sélection qui s’imposait à lui comme aux autres, quelque répréhensible qu’elle fût…  [Cette concession, on l’aura compris, ne forçait pas trop la nature de Lemesle qui était tout sauf intrépide ou enclin à des attitudes séditieuses. Quelques années plus tard notre condisciple passa avec succès une agrégation de lettres classiques avant d’entrer par voie interne dans le corps des administrateurs civils où il a fait carrière depuis dans les bureaux de l’Enseignement supérieur et de la Recherche.]

Dans la dernière phase de son enseignement devenu ouvertement politique, Monsieur Cantet nous exhortait à refuser toute compromission avec le système et à nous engager dans une lutte sans merci contre le programme de la bourgeoisie libérale. Il n’était pas démocrate, nous disait-il, car l’action révolutionnaire, tant que les masses n’avaient pas reçu la formation doctrinale capable de les désaliéner, dépendait des intellectuels et devait se concevoir hors du creuset de la volonté populaire. Les étudiants, pour casser le carcan social, devaient refuser de préparer des concours et d'entrer dans la compétition des études universitaires et des grandes écoles. Lui-même se disait prêt à renoncer à son diplôme auquel il n'attachait aucun prix. Il nous incitait à constituer dès à présent des groupes d’action qui pourraient relancer la révolution après les congés d’été auxquels il n’était pas question que quiconque renonçât, aussi enragé fût-il.

Ce discours répété au fil des évènements, de la période des premiers germes à celle de leur éclosion, avait fini par exercer, malgré son peu de cohérence, une influence sensible sur notre classe dont les têtes pensantes puis, à leur suite, le peloton des laborieux s’étaient laissé pénétrer progressivement par la légende maoïste dont La Chinoise de Godard avait l’année précédente célébré les prestiges culturels. L’appel que notre professeur de philosophie lançait à nos vertus d’abnégation, quand lui-même se réservait une carrière sans à-coups dans l’un des établissements les plus enviés de la capitale, la confiance dont il nous honorait en nous donnant mission de répandre le socialisme révolutionnaire dans les coins les plus reculés du mirmontois, en nous abandonnant libéralement le choix des moyens, transportait la plupart de nos camarades comme un adoubement merveilleux qui les aurait doués du pouvoir de dissiper un monde maléfique peuplé d’enchanteurs ventripotents et de chevaliers invalides, prêts à se faire occire.

(à suivre)

samedi 1 juin 2013

Monsieur Cantet (suite n°III)

Le besoin d’émancipation de ses élèves trouvait un semblant de réponse dans l’allure in de notre jeune professeur dont l’enseignement flottant et libertaire aplanissait toutes les contradictions sous l’impact d’un postulat unique, conforté par l’opinion d’Herbert Marcuse, selon lequel les jeunes, et la jeunesse en soi, avaient forcément raison sur les vieux… En même temps que cette affinité se forgeait, issue de notre appartenance à une même génération, un nouvel élément vint rapidement la fortifier. Notre programme comprenait (par la fantaisie de notre professeur ou pour satisfaire les fantasmes de la fonction publique ?) l’étude des Trois essais sur la théorie de la sexualité de Freud dont la génération qui nous précédait ignorait à peu près tout. La thérapie psychanalytique passait dans ces années-là pour une bizarrerie yankee dont les humoristes français, habitués à railler le peuple américain pour son infatuation crédule, faisaient volontiers leur cible. Cette nouvelle matière à défricher, offerte à des curiosités encore neuves, ne pouvait qu’accentuer un divorce déjà latent entre notre classe d'âge et celle des adultes dont elle soulignait l'incapacité avant que celle-ci se nourrît à son tour des poncifs du freudisme, bientôt popularisés par le cinéma, les magazines, le roman et le jargon du temps.

Les vacances de Pâques nous renvoyèrent à nos foyers moins de quinze jours après le mouvement de protestation étudiante du 22 mars dont les retombées furent ajournées par les congés ; nous rentrions un mois plus tard, le 22 avril. En fait, cette dernière tranche de l’année scolaire devait se limiter à trois brèves semaines de classe qui s’achevèrent le lundi 13 mai où les élèves de Boileau, comme ceux de l’ensemble des lycées de France, décrétèrent la grève générale.

En ce mois d’avril 1968 la majorité de notre classe de terminale baignait déjà dans un courant de sensibilité contestataire ou gauchiste, si l’on peut synthétiser par ces mots un conglomérat d’idéologies dont les sources composites ne devaient jamais être clairement débrouillées par leurs prosélytes eux-mêmes ; les heures de cours s’étaient muées en forums de discussion où le débat politique avait la part belle ; la répression des premières manifestations étudiantes dont les photographies en noir et blanc faisaient les bonnes pages de Paris Match, y était jugée et condamnée sur pièces. Monsieur Cantet qui, plus que jamais, multipliait les allées et venues entre Mirmont et Paris, rapportait des nouvelles dramatiques de la capitale dont les forces insurgées, ramassées entre Sorbonne et Odéon, étaient, selon ses dires, assiégées par des bataillons de C.R.S. acharnés à en découdre. Comme le triomphe de la liberté était proche, notre professeur s’était mis par avance à l’unisson ; il fumait désormais dans la salle de cours et nous invitait, si nous le souhaitions, à en faire de même, ou au moins à prendre des cigarettes pendant les intercours (il n’était plus question de récréations).

Les meilleurs élèves en philosophie s’érigeaient en censeurs dogmatiques de la Révolution. Monsieur Cantet nous avait enseigné qu’un philosophe ne pouvait plus, à l’époque actuelle, s’abstenir de prendre parti sur la politique. Par lui, nous savions que les correcteurs du concours de l’agrégation attendaient de la dissertation d'un candidat qu’elle rendît compte de l’engagement de son auteur au service de la bonne cause. Aussi, le lauréat Vincent Cantet avait-il remporté son concours en digressant à partir du sujet proposé, sur le thème particulier de la guerre au Vietnam qui lui avait permis, pour son plus grand profit, de flétrir par écrit l’anticommunisme des Etats-Unis.

Parmi les élèves les plus en vue de la classe figurait Philippe Lemesle, un transfuge de la section « C » où il avait fait sa première. Hautain, Lemesle observait une distance patricienne à l’égard de ceux qui n’appartenaient pas à la coterie des disciples les plus aimés de Monsieur Cantet. Mais il ne lui coûtait pas de revenir sur ses préventions sitôt qu'un de nos camarades, catalogué au départ dans la catégorie des fossiles, remontait du fond fangeux du classement jusqu’à la crête de la notation pour se fondre dans l’écume mousseuse des amis du genre humain. Telle avait été l’évolution rapide de Garnot, un garçon massif et râblé qui, quand on le voyait ramassé sur son bureau, soufflant et ahanant dans un effort de réflexion pénible, faisait penser à un percheron harassé qu’on aurait attelé à un engin aratoire trop lourd pour ses forces. Si le visage de Garnot semblait avoir été modelé dans une matière épaisse et rétive au ciseau du sculpteur, Lemesle, lui, avait des traits fins et une constitution déliée ; choyé pendant son enfance par une famille simple à laquelle il n’avait plus voué, à partir de l’adolescence, qu’une morgue impatiente, remplie du dédain que lui inspirait un milieu illettré qui le révérait à l'égal d'un dieu, il se faisait de lui-même et de sa destinée une idée ombrageuse mais magnifique. Rien ne pouvait l’attirer dans l’allure massive et commune d’un Garnot et il se passa un bon trimestre sans que Lemesle se sentît tenu de jeter seulement un œil sur le cheval de trait qui suait et haletait à quelques pas de lui, dans cette aire de contention morale où Garnot tirait mentalement son équipage de labour. Mais lorsqu’à force de s’acharner, celui-ci se hissa dans le rang des rares philosophes qui parvenaient à peu près à suivre les démonstrations professorales, Lemesle abjura ses préjugés et s’établit immédiatement comme l’un de ses meilleurs amis, partageant avec lui les douceurs d’une amitié complice…

(à suivre)