samedi 6 juillet 2013

Monsieur Cantet (suite n°VIII)

Quarante ans s’étaient écoulés depuis le début de notre année de terminale… Je tombai sur les coordonnées professionnelles de Monsieur Cantet et décidai de lui écrire dans les semaines qui précédaient Noël. Il me répondit en m’adressant quelques lignes agréables et naturelles, et nous convînmes d’un rendez-vous après les vacances, un matin du mois de janvier à dix heures, dans la salle des conférences du lycée Henri IV. C’est là qu’il réunissait chaque semaine un auditoire de fidèles pour un cycle de leçons sur Descartes qui durait depuis plusieurs années. Je m’installai sur un siège un peu à l’écart des habitués assis dans les premiers rangs, qui formaient un public assez disparate où des jeunes gens aux allures d’étudiants côtoyaient des messieurs et des dames d’un certain âge dont la tenue vaguement bohème ou excentrique signalait le vieil amateur de distractions culturelles, abonné aux bibliothèques publiques et aux visites commentées du Louvre. Tous prenaient sérieusement des notes. Il régnait un silence fervent dans la grande salle aux deux tiers vide tandis que le conférencier dissertait sur la philosophie cartésienne en donnant lecture des textes cités et en relatant certaines circonstances de la vie du philosophe qui pouvaient illustrer la genèse et les orientations de son système métaphysique.

À cause du temps écoulé, je ne reconnus pas la voix de notre professeur du lycée Boileau dans la façon de parler du conférencier d’Henri IV. Lui-même, remarquant une tête inconnue au sein de son auditoire, en avait déduit qu’il s’agissait de son ancien élève de Mirmont, et était venu me serrer la main avant de commencer son cours. Quoiqu’il portât encore beau et fût vêtu avec une recherche discrète qui correspondait à l’image que j’avais gardée du jeune professeur de la fin des années 60, soucieux de mode vestimentaire, j’eus un mouvement de surprise en découvrant sa nouvelle apparence. Bien sûr, je m’attendais à le trouver changé par l’âge, comme je l’étais moi-même ; mais, tout entier à mes souvenirs, à aucun moment je ne m'étais imaginé que sa barbe ténébreuse qu’il lissait avec un plaisir tactile, d’un geste de la main pensif ou distrait, pût avoir disparu. Quand je lui en fis la remarque pour excuser mon étonnement – Ah oui, me dit-il, oui c’est vrai, c’était l’époque où je portais la barbe !... Il avait sacrifié sa barbe depuis de nombreuses années, lorsque son poil avait commencé à grisonner et à perdre sa belle tonalité ébène, éliminant avec elle les premiers signes de sa sénescence.

J’écoutai son cours comme je l’avais fait autrefois dans notre vieille salle du lycée Boileau, recouverte de peinture verte jusqu’à hauteur d’élève et d'une teinte crème, ternie et fanée, sur la partie supérieure des murs. Le professeur Cantet qui discourait aujourd’hui devant moi, développait ses propos avec clarté, sans complication inutile ; le style "symposium Kierkegaard" des années 70 n’était manifestement plus de mise… Pour rendre plus intelligible tel point de la morale civique de Descartes ou tel épisode de sa vie, il prenait comme exemple l’histoire récente interprétée sous l’angle de la morale cartésienne. Je notai toutefois une différence de taille entre ses propos et ceux d’autrefois. Alors qu’à l’époque du lycée l’impérialisme américain et la guerre du Vietnam lui servaient de comparaison et de métaphore pour toute proposition un peu sensible de morale politique ou personnelle, désormais, par une volte-face régressive des débuts du XXIe siècle jusqu’à la moitié du siècle précédent, il allait puiser ses illustrations dans la période plus reculée de l’occupation allemande dont son enseignement n’avait jamais fait cas en 1967/1968 où le « fasciste » désigné était non pas le partisan d’un régime hitlérien, mais au premier chef le bourgeois français, allié objectif ou complice volontaire de la C.I.A. C’était comme si Vincent CANTET, dans le choix actuel de ses références historiques, avait ajouté au laps de quatre décennies écoulées dans l’intervalle, les vingt-cinq années qui l’avaient précédé, dont l’étendue séparait l’éclosion de notre génération des derniers soubresauts du deuxième conflit mondial. La transfiguration du combattant pro-vietminh en résistant français à l’occupation nazie dessinait un bond dans l’histoire ; elle révélait surtout combien l’un et l’autre nous avions vieilli, et, lui, rétrogradé dans les profondeurs du compendium idéo-abstracto-temporel... On le sentait en phase avec le monde qui nous entourait, gagné ou peut-être seulement résigné à cette société de marché et à ses valeurs consuméristes dont la figure, pour le jeune homme de 1967-1968, avait été celle d’un diable abhorré.

Son cours terminé, nous longeâmes la bibliothèque Sainte Geneviève baignée d’un froid soleil d’hiver, pour nous arrêter un peu plus loin dans une brasserie située en haut de la rue Soufflot, dont il était le client habituel. Le patron, un homme d’une quarantaine d’années, le tutoyait et l’appelait par son prénom ; la serveuse le traitait avec une familiarité parfois taquine ; des jeunes gens, étudiants en philosophie ou anciens élèves d’Henri IV, lui adressaient la parole d’un ton confiant et sans-façon que relevait une nuance de déférence ; certains s’asseyaient un moment à sa table. Malgré la différence d’âge il les tutoyait comme des camarades. J’avais l’impression que cet asile chaleureux où les relations se nouaient et se dénouaient sans embarras dans un ballet de chaises et de banquettes occupées puis vidées au gré des allées et venues d’une assistance prolixe et changeante, lui apportait le réconfort d’une utopie à sa vraie mesure ; un abri céleste qui, comme tout modèle d'un monde idéal, bannissait l’idée du vieillissement, les contraintes de la vie sociale et résolvait les interrogations du cœur et de la destinée.

Il m’évoqua son arrivée à Mirmont ; la solitude qu’il y avait connue ; la suspicion dont l’entouraient ses collègues du lycée, impressionnés négativement par son jeune âge et sa trop rapide réussite. (J’entends encore Monsieur Lalou ironisant sur la mise recherchée du jeune professeur de philosophie dont il jugeait l’engagement révolutionnaire inconsistant, pour ne pas dire frivole.)

(à suivre)