jeudi 26 septembre 2013

Le Cahier Chamboulive

[J’ai déjà parlé plus haut de mon camarade Jean Chamboulive. À l’époque où nous étions étudiants, il apprit par des amis communs que j’avais pris en notes certains souvenirs de nos années de lycée. Aussi, au moment de quitter la Faculté de Mirmont, me remit-il un cahier d’écolier dans lequel il avait de son côté retranscrit les épisodes successifs d’une longue chaîne de démêlés dont le protagoniste principal était Monsieur Rousseau qui nous enseignait la musique au lycée Boileau. Chamboulive et certains de nos camarades s’étaient livrés aux dépens de ce professeur à une suite de plaisanteries auxquelles l’auteur du « cahier » ne se cachait pas d’avoir activement participé. Quand il m’apporta son ouvrage, Chamboulive me fit comprendre que, vues avec distance, il n’était plus très fier de ses facéties de collégien, d’autant que Monsieur Rousseau s’était en définitive révélé assez compréhensif, voire indulgent à l’égard des farceurs. Mais, comme il me le fit valoir, la jeunesse se sent un tel compte à régler avec une société installée qui l’assujettit à sa loi et l’opprime dans son besoin d’expansion, qu’elle est disposée à s’acharner en guise de représailles contre tout représentant de la caste supérieure dont elle subit le despotisme, du moment qu’elle le sent assez faible pour hésiter à se défendre. Chamboulive ne se trompait pas sur ce point. Il estimait pourtant que le récit des péripéties de la geste Bouchou et consorts, tel qu’il l’avait naïvement consigné, rendait un son juste, révélateur de la tournure d’esprit des lycéens dont il était, et que s’y découvraient quelques aspects pittoresques de l’administration de notre vieux “bahut” qui, sans lui, risquaient de sombrer dans l’oubli. Il me donna donc toute licence de tirer de son rapport les éléments qui me sembleraient utiles. J’ai usé de sa permission et l’en remercie, tout en me gardant bien d’usurper la paternité de son œuvre. Je collige donc sous le nom de Cahier Chamboulive les pages qui suivent, comme une partie intégrante des actes du lycée Boileau dont le présent recueil se fixe de conserver la trace.]

 

 

 

Le cahier de CHAMBOULIVE était ainsi rédigé :

 

 

« Je me décide à dresser un bref rapport de ce qu’on pourrait appeler “l’Affaire Bouchou, Poussy et Compagnie”. On y prendra connaissance des mésaventures de Monsieur Rousseau, professeur de musique au lycée Boileau, qui eut l’heur (ou le malheur) de compter parmi ses élèves les plus distingués des membres du Cénacle de la Renaissance Littéraire dont la séance inaugurale, tenue dans un café de la Place du Majorat de Mirmont pendant l’hiver 1967, coïncida avec l’assemblée générale extraordinaire clôturant les activités de ce même aréopage. On y constatera que la fumisterie des hydropathes n’est pas morte en France avec l’enterrement de la butte Montmartre ; et l’on y verra exposés les prolégomènes d’une éthique de la bonne humeur opposée à la tristesse des ambitions besogneuses dont le lycée nous désignait les lointains maussades comme un horizon radieux.

 

 

 

Année scolaire 1966/1967 :

 

 

Au troisième trimestre de l’année 1966/1967, Dominique Desclous et moi étions respectivement en classe de seconde et de première ; nous avions intégré l’orchestre du lycée Boileau, conduit par notre professeur de musique Monsieur Rousseau, qui devait exécuter quelques unes des pages majeures de l’Arlésienne de Bizet en accompagnement d’une pièce de Goldoni représentée par la troupe théâtrale de Boileau.

Première flûte à l’origine, j’avais très rapidement rétrogradé au rang de deuxième flûte à la suite de l’arrivée du fils d’un professeur de mathématiques, un nommé Lemaire, dont il fallait ménager la susceptibilité. L’emploi de seconde flûte représentait une partie extraordinairement peu fournie qui me laissait libre de mes loisirs au sein de l’orchestre. Mon camarade Desclous tenait le pupitre de première clarinette et, pour m’éviter un désœuvrement complet, avait mis à ma disposition, dans le mouvement lent de la suite de Bizet, la partition de la seconde clarinette, ce qui faisait dire à Rousseau :

- Chamboulive, tu joues bien les “à défaut” du basson ?

Monsieur Rousseau, que j’avais eu comme professeur pendant mes classes de quatrième et de troisième avant de le retrouver en seconde alors qu’il constituait une formation de flûtes à bec qui fut aussitôt dissoute quand elle lui eut permis de remporter, Dieu sait par quelle brigue, une médaille d’un quelconque mérite musical, Monsieur Rousseau, dis-je, était un personnage haut en couleur : de taille plutôt petite, nanti d’un appendice nasal proéminent, l’air facilement soupçonneux, fourbe à l’occasion, maniant une ironie appuyée lorsqu’il voulait faire preuve de finesse, il multipliait les gaffes et se perdait le plus souvent dans les courbes enchevêtrées de sa diplomatie. Obséquieux à l’égard de ses supérieurs comme de ses collègues, il adoptait vis-à-vis de ses élèves une autorité empreinte de paternalisme dont l’efficacité restait à démontrer car ses cours étaient fréquemment perturbés par des chahuts. Les inflexions de voix d’un paysan de théâtre, moins le roulement de rrrr..., venaient compléter cette figure de pédagogue.

(à suivre)