samedi 16 novembre 2013

Le Cahier Chamboulive (suite n°VII)

Notre hôte partit en apparence très satisfait malgré le sourire de sombre ironie dont il me gratifia quand je l’assurais du plaisir que nous avions eu à le recevoir. Son analyse de la partition musicale était toujours la même ; il nous reprocha d’avoir écrit nos préfaces au passé, ce qui les rendait lourdes. « C’est comme Flaubert dans Salammbô, les gars. » Cardon parvint même à choquer notre critique en lui citant une phrase de Staline qui considérait normal qu’un soldat, après avoir parcouru quatre mille kilomètres, allât se délasser avec une femme.

Les vacances de Pâques terminées, les cours reprirent sans évènement marquant jusqu’à mon épreuve de musique du baccalauréat. Les mots involontaires de Monsieur Rousseau continuaient à fleurir :

« J’étais content de moi, les gars… j’avais joué mon morceau à peu près juste. » nous racontait-il en évoquant ses examens. Cette réussite avait de quoi nous étonner car je me rappelle avoir entendu Monsieur Rousseau trébucher à quatre reprises sur « Le Beau Danube Bleu » qu’il tentait vainement de reproduire à l’oreille sur son violon.

Comme nous parlions de chansons, je me pris à citer « J’ai Deux Amours », de Vincent Scotto.

Monsieur Rousseau :

- J’ai deux amours… mais c’est rien, ça, écoute (il pianote la mélodie) c’est une formule ; des chansons comme ça, je t’en compose dix par jours, mon vieux !

Desclous, faisant chorus :

- Naturellement !

Monsieur Rousseau :

- Ah, parce que, bien sûr, tu en ferais dix par jour, toi !

Le profit que nous retirions des cours facultatifs était limité. La méthode pédagogique du maître consistait à nous commenter indéfiniment ses pochettes de disque et à faire hurler un électrophone au maniement duquel il avait beaucoup de mal à s’adapter.

Parlant d’une de ses classes turbulentes :

- La prochaine fois, je leur fais écouter la Symphonie Fantastique en entier, ça leur apprendra !

Lors du cours qui précéda immédiatement le Bac-musique, Monsieur Rousseau désirant de plus en plus se débarrasser de Desclous, Florentin et moi, nous déclara ne plus pouvoir à l’avenir nous réunir le vendredi soir, comme l’habitude en avait été prise. Il regroupait ses deux cours facultatifs le mardi soir, à une heure qu’il savait nous être très incommode. Comme nous indiquions que ces nouvelles dispositions ne pouvaient nous convenir,

- Qu’est-ce que vous voulez les gars, nous dit-il, c’est la coutume !... la coutume, eh oui !

Ce devait même être une coutume diablement savoureuse à voir la mimique satisfaite de notre professeur au moment où il nous rappelait l’existence de cette tradition.

Bien que ne nous abusant point sur la valeur du motif qu’il nous opposait, nous sortîmes l’air simplement préoccupé, tandis que Monsieur Rousseau nous poursuivait d’un « allez, au revoir les gars ! » pour une fois presque gouailleur. Mécontents de la façon dont notre professeur entendait se débarrasser de nous, nous fîmes le serment de le forcer à nous reprendre.

L’épreuve musicale du bac se déroula sans encombre, et le 18 sur 20 que j’en rapportai honora fort Monsieur Rousseau qui crut devoir le rattacher à ses mérites. Le lendemain, Desclous, Florentin et moi allions lui rendre visite. Je commençai :

- Nous nous sommes renseignés, Monsieur, (c’était faux) et nous avons appris que les cours facultatifs n’avaient pas été regroupés, l’année dernière… Or vous nous avez dit que c’était la coutume.

- Oui, mais la coutume, avec moi, c’est d’être poli, les gars !… Non mais, je ne vais tout de même pas être à vos pieds après ce que vous m’avez fait. Mais quoi encore ! Je n’ai pas oublié, vous savez !

- Vous nous aviez promis de ne plus nous en reparler…

- Voilà, je vais me gêner maintenant ! Avec un gars qui, l’année dernière a fichu l’orchestre par terre.

La mauvaise foi de Monsieur Rousseau à mon égard était si flagrante que nous ne prîmes pas la peine de la relever et nous contentâmes d’observer un silence d’étonnement incrédule. Je fis valoir timidement qu’il était regrettable que notre professeur, malgré les ressentiments qu’il exprimait, fût venu à la maison et qu’il eût paru sceller ainsi la réconciliation  alors qu’il n’en était rien.

Réponse du maître :

- Tu sais très bien que si je suis venu chez toi, ce n’était pas pour toi, Chamboulive. C’était pour Desclous.

Desclous jeta alors une remarque insidieuse.

- Et la musique moderne, on ne la fera pas, Monsieur ? On devait la faire avec vous.

- Eh bien, non, mon vieux, je ne peux pas.

Sur quoi Desclous demeurait ostensiblement sceptique.

- Ah, et puis écoutez les gars, si vous n’êtes pas contents, c’est le même prix. Je fais mon cours le mardi, c’est tout ! Allez, au revoir.

Dans le courant de la semaine qui suivit, le maître, très sombre, accrocha Desclous dans un couloir et lui déclara reprendre ses cours du vendredi soir. « Tu diras ça à tes camarades. » Je ne sais ce qui avait plié sa résistance ; peut-être la direction du lycée tenait-elle à le voir maintenir son enseignement facultatif ?…

(à suivre)

Le Cahier Chamboulive (suite n°VIII)

Là où Monsieur Rousseau n’eut pas de chance, c’est qu’à peine avait-il recommencé ses cours, qu’éclataient les évènements de mai 68. Après avoir capitulé, il nous fit un cours qui resta sans suite cette année-là ; la politique s’en mêlant, nous délaissâmes le lycée et il ne nous revit plus dans les semaines qui nous séparaient encore des grandes vacances.

Pour lors, la date du B.E.P.C. approchait et si cette échéance nous paraissait importante, la raison en était que Monsieur Rousseau, lors de la « scène des aveux », nous avait parlé du coup de téléphone qu’il avait reçu d’un mystérieux correspondant « au moment du B.E.P.C. ». Il voulait bien entendu faire allusion au fameux monologue dit du plumard. Desclous, les Valois, Cardon et moi, attachés par caractère aux solennités, ne pûmes nous empêcher de commémorer ce fait mémorable.

L’anniversaire tomba un jeudi, si j’ai bonne mémoire, et pour être sûr que Monsieur Rousseau saisisse le sens de cette célébration, Cardon s’était chargé de lui faire parvenir une correspondance préparatoire et explicative dont voici le schéma :

 

mardi : B.E.P.C. ***

(A.C.)

 

mercredi : B.E.P.C. **

(A.C.)

 

jeudi (matin) : B.E.P.C. *

(A.C.)

 

Le mystérieux A.C. qui signait ces messages cryptés n’était autre qu’André Claveau dont on verra le rôle dans cette aventure. Grâce aux trois courriers successifs, déposés dans sa boîte aux lettres, nous étions sûrs qu’il ne décollerait pas du téléphone de tout le jeudi après-midi… et bien lui en prit car les appels sur sa ligne ne manquèrent pas.

Réunis chez les Valois, Desclous, Cardon et moi, nous nous efforçâmes de donner à la journée un caractère historique qui pût lui survivre.

Au premier coup de téléphone, Desclous préposé à la manipulation de l’électrophone et Florentin au maniement du disque sur le plateau, nous diffusions à destination de notre correspondant la charmante chanson d’André Claveau, « Bon Anniversaire ». Au bout du fil, Monsieur Rousseau commençait par un Allô ? qui restait sans réponse puis, au début du disque, émettait un « Ah, ah, c’est donc ça ! » explicitement ironique. Le disque fini, Monsieur Rousseau espérant entendre l’un de nous se trahir, restait à l’écoute ; nous repassions une seconde fois « Bon Anniversaire » et notre interlocuteur, lassé, raccrochait.

Au hasard de nos recherches dans la pile des disques de la famille Valois, nous découvrions la chanson du Grand Méchant Loup, extraite du dessin animé « Les trois petits cochons » de Walt Disney. La mélodie est sautillante, chantée dans un registre enfantin sur des paroles volontairement naïves.

 

Qui craint le grand méchant loup

C’est p’têt’ vous, c’est pas nous,

…………………………………..

Nous n’allons plus l’rencontrer,

………………….. c’est bien fait etc.


Ce morceau cadrait admirablement avec la situation, et Monsieur Rousseau en eut son content : dans sa version normale en quarante-cinq tours,  dans  une tessiture suraiguë en soixante-dix-huit et dans des basses caverneuses en trente-trois tours jusqu’à ce qu’il raccrochât après quelques instants de silence. Sans doute y eut-il ensuite un appel téléphonique au cours duquel aucune des parties en présence ne prononça le moindre mot, chacun étalonnant les capacités de résistance de l’adversaire… Nous étions tout réjouis de la fête, et du lustre donné à notre anniversaire.

A dater de ce jour il nous arrivait, lorsque nous étions désœuvrés et dans les dispositions adéquates, d’adresser des coups de téléphone muets à Monsieur Rousseau qui, à chaque fois, répondait par un « Allô ? » engageant et correct. Nous en étions donc là de nos inventions lorsqu’au début du mois de juin 1968 notre professeur contre-attaqua par ce que nous appelâmes ensuite le « coup de l’inter », une ruse où il manifesta l’étendue de sa malice tandis que Cardon confirmait face à lui son imperturbable sang-froid.

Voilà l’affaire. Pour clore un après-midi déjà émaillé de deux ou trois coups de téléphones muets, Cardon s’était décidé à en lancer un dernier. Nous opérions dans des cas semblables soit au taxiphone de la gare, soit à celui du Rex, une salle de cinéma qui avait l’avantage de se trouver tout à proximité de l’appartement de mes parents. L’appareil y était détraqué et, si l’on appuyait sur la touche « annuler », il rendait les pièces de monnaie après communication, propriété qui n’était pas sans intérêt pour nous lorsque nous l’utilisions pour des échanges véritables sans nous limiter à des appels silencieux. Desclous et moi nous attendions Cardon à quelques mètres de la cabine où celui-ci s’était engouffré. Quand il nous rejoignit, il nous raconta qu’il avait composé le numéro ordinaire de Monsieur Rousseau et que, contrairement à son attente, une voix de femme s’était adressée à lui pour lui dire « Allô, Monsieur, ici l’inter… Allô, ici l’inter. » Il en fallait plus pour démonter l’impassible Cardon qui, comme il nous le rapporta, avait alors raccroché flegmatiquement, sans proférer la moindre syllabe. Il s’agissait à l’évidence de l’épouse de notre correspondant et c’est son mari sans doute qui avait dû inventer l’habile stratagème… Nous en étions d’autant plus persuadés, que Cardon nous assura que son interlocutrice avait un ton d’actrice qui en rajoute, et pas du tout la voix d’une femme occupée à répéter continument à longueur de journée « Allô, ici l’inter ».

(à suivre)

Le Cahier Chamboulive (suite n°IX)

Le temps de remonter à la maison, nous rédigions le billet suivant :

 

« Monsieur,  

                  

Pas mal le coup de l’inter…

 

Mais pourquoi m’avoir interpellé d’un « Monsieur » quand je n’avais pas encore ouvert la bouche ? Il paraît en effet difficile, même pour une employée de l’inter téléphonique, de connaître le sexe de son interlocuteur avant de l’avoir entendu proférer un son.

 

Félicitations tout de même pour l’effort accompli ! Ne vous découragez pas !

 

P.S. : Fameuse, votre imitation de voix féminine.

 

A.C. »

 

Une fois de plus le scribe fut Cardon qui se chargea également de déposer le message dans la boîte aux lettres de Monsieur Rousseau. Ce fut notre dernier haut fait pour l’année scolaire 1967/1968. Il nous arriva bien à onze heures du soir d’aller chanter « Bon Anniversaire » et « Le Grand Méchant Loup », Florentin et moi, sous les fenêtres du maître, mais ses capacités de sommeil étaient telles que nous ne sommes pas sûrs qu’il nous ait entendus.

Enfin sur les conseils de Desclous, je téléphonai à Monsieur Rousseau, cette fois-ci en me nommant, pour le remercier de ma note en musique qui seule, prétendais-je, m’avait permis d’avoir mon bac. Je n’obtins aucune réponse. Nous avions agi de la sorte car nous savions que Monsieur Rousseau n’avait qu’une hantise : me voir redoubler mon année de terminale, et devoir supporter ma présence à ses cours l’année suivante. Aussi, un jour où il nous écoutait, m’étais-je amusé à l’effrayer en déclarant tout de go à Desclous que je n’aurais jamais mon bac… Notre professeur, espérant s’être trompé sur le sens de mes paroles, me demanda, l’air indifférent, « Qu’est-ce que tu dis, Chamboulive ? » Je lui expliquai que pour de multiples raisons je n’avais pratiquement aucune chance de remporter le titre de bachelier à la fin de l’année. « Mais non, voyons, ce n’est pas si difficile que cela… Et puis tu es intelligent, tu travailles. Pourquoi ne réussirais-tu pas ? Mais si, tu l’auras, allez, tu verras… (haussant le ton :) Je te dis que tu l’auras ! » Malgré ces assurances réconfortantes, j’avais conservé une expression défaitiste. Monsieur Rousseau, moins convaincu qu’il n’aurait voulu, voyait poindre avec effroi une nouvelle année douloureuse. Il est probable qu’il fut de ceux auxquels mon succès à l’examen fut le plus agréable. Je lui devais bien cette satisfaction.

Les grandes vacances, spécialement pluvieuses pour ceux qui s’en souviennent, passèrent sans apporter d’autre élément au dossier Bouchou/Poussy et Cie.

 

 

Année 1968/1969 :

 

Ce n’est que peu de temps avant la rentrée scolaire que Monsieur Rousseau reprit de l’actualité. Desclous avait pendant les vacances envoyé à la Bourse de la Vocation quelques unes de ses compositions. Il lui fallait un « témoin » qui pût répondre de lui ; aussitôt il avait pensé à Monsieur Rousseau. Il était donc préférable que celui-ci fût informé de sa désignation avant de recevoir des organisateurs du concours un courrier auquel il n’aurait rien compris. Desclous téléphona donc à son mentor pour lui expliquer la situation et, afin de se montrer d’autant plus persuasif, lut aussi naturellement qu’il le put, un texte que nous avions écrit tous les deux ensemble. Monsieur Rousseau, contrairement à nos appréhensions, se montra très bonhomme et répondit à l’aspirant compositeur sur le mode : « mais oui, mon p’tit gars,… bien sûr… allez, à bientôt ! »

Quelques jours ne s’étaient pas écoulés, que Desclous retrouvait le maître au lycée dans des dispositions tout autres que celles qu’il escomptait. Monsieur Rousseau éluda la question de la reprise des cours, demanda ce que je devenais et précisa : « Parce que Chamboulive a recommencé ses c… à la fin de l’année. » Les entrevues qui suivirent n’apportèrent rien de plus positif à la situation ; Monsieur Rousseau faisait tout pour proposer des heures qui ne convinssent pas à Florentin et à Desclous, et feignait de prendre leurs dénégations pour un refus de suivre son enseignement, ce qui lui donnait en outre le luxe d’être vexé. Mais il s’y prenait si maladroitement qu’il ne cessait de se contredire, de s’emmêler dans le réseau de son emploi du temps, dans les motifs mensongers qu’il alléguait pour se prétendre indisponible. Il était manifeste que professeur Bouchou renâclait à reconstituer autour de lui l’équipe inventive qui l’avait tant distrait l’année précédente.

(à suivre)

samedi 2 novembre 2013

Le Cahier Chamboulive (suite n°III)

Nul parmi nous, bien sûr, ne savait de quoi il parlait. Ce jour-là nous fîmes une dictée musicale pour les motifs que je vais éclaircir.

Rousseau : « Aujourd’hui, les gars, nous allons faire une dictée. »

Moi : « Je n’ai pas de quoi la faire, Monsieur, il me manque du papier. »

Rousseau : « Mais ton cahier où tu prends tes notes… »

Moi : « Ce sont des feuilles volantes, elles n’ont pas de portées. »

Rousseau : « Eh bien, demande une feuille de papier à musique à l’un de tes camarades… D’ailleurs, tu me montreras tes notes tout à l’heure. Pourquoi ?... Non mais, pour voir comment tu les prends, hé, hé… »

Ombre du soupçon, je te sentis ce jour-là planer sur mon chef ! Je montrais néanmoins mes notes à la fin de l’heure de cours. Elles étaient prises convenablement et mon écriture, plutôt régulière, ne pouvait en aucune manière se confondre avec le graphisme remuant et accidenté de notre camarade Cardon. Desclous fit bruyamment remarquer la qualité de mon travail et Rousseau, louchant sur le paquet de feuilles de mon classeur d’où il escomptait quelque indice, fut forcé d’acquiescer, l’esprit manifestement ailleurs.

Il me revient maintenant en mémoire, qu’en septembre, avant la rentrée des classes ou au  moment de celle-ci, notre camarade Cardon avait seul, de sa propre initiative, téléphoné à Monsieur Rousseau en endossant la personnalité de Bouchou. Il était tombé sur Madame Rousseau qui n’était apparemment pas au courant du précédent épisode ; elle proposa à Cardon de transmettre son message à son époux. Mais Cardon, après avoir décliné sa fausse identité, déclara que ce n’était pas la peine, et raccrocha.

Une quinzaine de jours devait s’être écoulée quand nous nous réunîmes à nouveau chez Desclous à La Taille et décidâmes d’envoyer une lettre à Monsieur Rousseau ; nous la rédigeâmes à cinq. Telle en fut à peu près la teneur :


 

« Cher Monsieur,

 

Devant le succès sans cesse accru de notre publication Poussy, et vous comptant parmi ses plus fidèles lecteurs, nous vous adressons aujourd’hui le bulletin qui vous permettra de vous abonner à notre revue.


 Formule à remplir :

Je, soussigné(e)……………………………………………… …………..domicilié(e) à…………………n°………rue………………………..déclare m’abonner pour 1 000 F versés entre les mains de Maître Bouchou, notaire, à la publication semestrielle Poussy, et à renouveler mon abonnement pendant dix années consécutives. Pour cela je suis décidé à « ne pas y aller par le dos de la cuiller » comme disait Penderecki. [Expression imagée de Monsieur Rousseau.]

En outre votre abonnement vous donne droit de participer gratuitement à notre grand concours « Faut pas Poussy » dont le règlement est énoncé ci-dessous.

Vous ne pourrez vous y conformer qu’après constat par Maître Bouchou, huissier de justice et frère du précédent, de votre virginité… [fin du verso de la lettre, le reste se poursuivant au verso :] …de casier judiciaire.


Règlement :

1)  Le niveau du baccalauréat est exigé pour nos épreuves. À défaut une agrégation de grammaire pourra suffire.

2)   Les réponses doivent nous parvenir au plus tard le plus tôt possible.

3)   [oublié]

 

Question :

Dans notre récent numéro Poussy de Lammermoor combien avez-vous pu relever d’inexactitudes concernant la situation intérieure de la Silésie en 1334 ?

 

Question subsidiaire :

Joignez à votre envoi la somme qui vous paraît le mieux adaptée aux circonstances.

 

Notre adresse :

5 rue de Pousse-pousse iranien PARIS XVIe. »


 

Tapée à la machine à écrire par Florentin, cette lettre fut remise à Rousseau par les bons soins de Cardon dans le courant de la semaine qui suivit. Nous avions fait les frais d’une enveloppe dont l’expéditeur se donnait pour la Société de Musique Contemporaine afin de retenir l’attention de notre correspondant dont les goûts musicaux s’arrêtaient à Bizet.

Les cours qui suivirent se déroulèrent dans une atmosphère de guérilla continue dont je ne ferai que rapporter les principales péripéties. Les allusions tombaient drues :

- Vous connaissez la Société de Musique Contemporaine, les gars ? Elle me propose 10 000 nouveaux francs.

- C’est énorme ! Acceptez-les !

- Non, eh non, c’est qu’elle me propose de les payer justement. Qu’est-ce que vous en pensez, les gars ?

Aussi :

- Mon peintre préféré c’est Bouch…er.

Nous opposions au flot continuel de ces discrètes évocations des mines inexpressives qui nous permettaient d’éviter les explications scabreuses.

(à suivre)

 

Le Cahier Chamboulive (suite n°IV)

Quelques semaines avant Noël, profitant de l’atmosphère de confiance mutuelle qui continuait à régner entre notre professeur et nous, nous lui montrâmes la partition d’Atala, l’opéra dont Desclous avait écrit la musique et les frères Valois, Cardon et moi, le livret.

Ne comprenant rien à l’intrigue imaginée par Chateaubriand, Monsieur Rousseau commença par nous reprocher de ne pas avoir choisi Orphée pour sujet ; ça du moins, c’était une histoire d’opéra… Ensuite il se pencha sur la partition dont il se mit à siffloter une des parties. Il était tombé, comme par hasard, sur la ligne des timbales qui rythmaient sur deux notes, pendant la durée de quatre pages, le chant guerrier de la tribu des Natchez. La sentence du maître fut que tout cela procédait de « réelles dispositions musicales » et que le livret qui comportait des vers de six pieds « avait la forme de ceux de Bizet. »

Les vacances de Noël survinrent sans autre évènement marquant ; Desclous et moi, adressâmes chacun une carte de vœux à Monsieur Rousseau, et, le jour où je postai la mienne à Paris, un mot signé Bouchou, rédigé de la main de Cardon, était expédié depuis Mirmont à notre professeur.

Nous en eûmes un léger écho.

- Dites, les gars, j’ai reçu une carte pendant les vacances mais je ne suis pas parvenu à lire la signature ; elle n’est pas de l’un de vous, par hasard ?

Moi : Vous avez reçu la mienne, Monsieur ?

- Mais, oui, j’ai reçu la tienne, mon petit gars !

Florentin, comme s’excusant : Moi, je n’ai pas pu vous en envoyer parce que...

- Non mais bien sûr, je comprends… allons !

D’ailleurs, autant Desclous et moi avions mauvaise presse auprès de Monsieur Rousseau, autant Florentin qui se forgeait l’apparence d’une étourderie naïve, lui paraissait innocent des menées dont nous pouvions être coupables. Si notre professeur continuait d’exhiber en notre présence une expression subtile et ironique, il subissait en réalité de fréquents accès d’abattement ou d’impatience à l’idée d’une enquête qui n’en finissait pas. À la fin de l’entretien,

- À vendredi, nous dit-il, (avec intention) si je ne suis pas malade.

Desclous :

- Bien sûr.

- Ah, parce que tu voudrais que je sois malade, peut-être ?

Le dernier vendredi avant ce que nous appelâmes plus tard la scène des aveux, Monsieur Rousseau nous tendit un piège dont on appréciera le machiavélisme. Nous montrant un manuscrit ancien, remarquablement calligraphié :

- On peut dire qu’ils se donnaient du mal, ces gars-là. Tiens, il s’appelait Léopold, celui qui a recopié ça… Léopold… Hé hé, justement, c’est mon second prénom, même qu’il y a des gens qui m’appellent toujours Léopold… y en a même qui me l’écrivent. Moi, chaque fois que je reçois un courrier adressé à « Monsieur Léopold Rousseau » ça me fout en rogne, les gars… oui, ça me fout en rogne !

Et le pauvre homme faisait tous ses efforts pour paraître exaspéré à l’évocation de ces épitres impertinentes qui lui attribuaient un prénom honni, mais son visage trahissait la joie rayonnante de nous coincer dans un avenir proche. L’intérêt avec lequel nous l’écoutions en l’assurant que sa réaction de contrariété était bien compréhensible, lui semblait de bon augure pour la réussite de son stratagème. Mais il ne reçut pourtant jamais aucun pli adressé à Monsieur Léopold…

Je pense que c’est cet échec qui redoubla sa mauvaise humeur. De fait, le mardi suivant, lorsque Desclous, Florentin et moi, nous allâmes le trouver pour lui demander de nous prêter une partition de la Walkyrie, sa réponse fut négative.

(Attitude déprimée et grave :)

- Non, les gars, il m’arrive ces temps-ci des choses très désagréables… vous voyez ce que je veux dire… je ne vous prêterai plus rien jusqu’à ce que les coupables soient découverts. Allez… Toi, Desclous, reste !

Il garda Desclous avec lui et lui demanda de mener une enquête discrète sur des canulars dont il était la victime. Il l’assura qu’il était à deux doigts d’en découvrir les auteurs. « Après-demain j’aurai la preuve qui me manque. » Enfin, il lançait à Desclous : « Les mots passent, les écrits restent » et « Professeur Bouchou n’est pas si bête qu’on pense. »

Notre camarade nous rejoignit assez inquiet et sut nous faire partager son anxiété malgré cette histoire de preuve qui semblait relever d’un leurre éhonté. Cardon que je prévins pendant le cours d’histoire suivant, la trouva bien bonne et ne se sentit nullement menacé par la découverte éventuelle du pot aux roses.

Le cours facultatif de musique du vendredi suivant se passa sans heurts mais, comme nous nous apprêtions à nous retirer, Monsieur Rousseau retint Desclous auprès de lui. J’attendis dans le couloir avec Florentin qui me tenait compagnie.

Au bout de quelques minutes passées à m’interroger sur la façon dont les choses allaient évoluer, la porte de la salle de musique s’entrebâilla et la tête de Monsieur Rousseau se découpa dans l’ombre :

- Chamboulive, viens donc un peu !

J’entrai et vis Desclous effondré, sanglotant avec une ardeur qui ne me parut pas entièrement simulée.

J’adoptai pour ma part une expression navrée, relevée d’un brin d’étonnement qui ne gâtait rien.

- Tu vois où il en est ton camarade, me dit Rousseau d’un air féroce ; alors, tu n’as rien à me dire ?

- Vous savez maintenant ce que vous vouliez savoir ; je pense que je n’ai plus grand chose à vous apprendre, répondis-je.

(à suivre)

Le Cahier Chamboulive (suite n°V)

Nous nous expliquâmes donc, Desclous les yeux humides de contrition, moi rapportant les faits avec autant de flou que je le pouvais et Monsieur Rousseau jubilant d’avoir confondu les coupables.

Nous comprîmes rapidement, à voir la satisfaction de notre professeur, que nous ne risquions pas grand-chose à le renseigner et qu’une fois sa curiosité assouvie, il s’en tiendrait aux satisfactions d’amour propre que lui procureraient nos aveux, sans plus chercher à exercer de représailles contre nous.

L’assurance nous revint. Emporté par les évènements et contraint de prendre une contenance, j’avais, depuis le début de l’entrevue, forcé mon attitude dans le sens de l’étourderie, comme si la portée de mes actes n’avait pas affleuré ma conscience. C’était d’ailleurs l’idée très exacte que Monsieur Rousseau se faisait de moi ; il ne fut donc pas surpris de ma conduite. M’efforçant de trouver un ton naturel, je discutais de l’affaire avec lui, comme s’il se fût agi d’une histoire qui ne m’aurait pas concerné ; je le complimentai sur la manière perspicace dont il avait fait progresser son enquête – en réalité bien incomplète –, l’approuvai avec sollicitude quand il nous déclarait avoir eu du mal à nous soupçonner, et lui demandai quelques détails sur ses investigations.

Desclous, dans son coin, tâchait de se faire oublier et me laissait le soin de me débrouiller. À toutes fins, ignorant les intentions de notre accusateur, j’avais commencé dans le registre « je me reconnais seul coupable, j’assume l’entière responsabilité des faits, si l’un de nous doit être sanctionné etc. ». Je tâchai de le distraire en donnant à ma confession un tour aussi envahissant que possible dans le but de détourner son attention des charges qu’il avait réunies contre nous.

Nous apprîmes que ce qui l’avait blessé, ce n’était pas les lettres, « des blagues d’étudiants, des plaisanteries, encore que pas toujours de très bon goût, d’ailleurs ! », mais le coup de téléphone où nous l’engagions à regagner “son plumard”. Cette exhortation l’avait apparemment beaucoup affecté ; il avait enregistré la communication et se doutait que c’était ma voix (j’aurais bien voulu savoir comment…) Ensuite la lettre d’abonnement à Poussy avait confirmé ses doutes : il y avait reconnu mon style et ma manière de penser, ce dont je m’étonnai puisque nous avions été cinq à la rédiger de concert.

- Mais si, Chamboulive, il y en a peu qui soient capables d’écrire une lettre comme ça dans le lycée.

Et de conclure :

- Vous vous croyez malins, les gars, mais vous l’êtes trop !

Nous nous excusions. Je lui reprochai d’avoir attaché trop d’importance à un coup de téléphone où nous disions n’importe quoi.

- Non, mais attrape-moi pendant que tu y es ! Regarde ton camarade, il regrette, lui. (S’adressant soudain à Desclous :) Ah, et puis, cesse de pleurnicher, veux-tu !

Monsieur Rousseau nous raconta encore comment ayant traité un jour un de ses élèves de « petit crétin », il reçut peu après une communication téléphonique dont la teneur était celle-ci : petit imbécile. Il avait fait le rapprochement et avait pu pincer le coupable. Nous nous émerveillions. Enfin, stimulé peut-être par notre repentir, il éprouva de son côté l’envie de jouir de sa minute de grandeur d’âme :

- Allons, je passe l’éponge, je sais bien que vous n’êtes pas des adultes. On n’en reparlera plus. Mais vous savez, les gars, moi qui me donne du mal pour vous, je me trouve bien drôlement récompensé !

Nous le remerciâmes avec effusion et rejoignîmes Florentin qui nous attendait patiemment dehors. Desclous nous mit au courant de ce qui s’était passé avant mon arrivée ; Monsieur Rousseau l’avait d’abord assez désagréablement impressionné en lui demandant la profession de son père puis lui avait reparlé de l’affaire avant de lui déclarer :

- Tu ne vois pas qui fait tout ça ?

- Non.

- Eh bien, moi, si : c’est toi.

Desclous avait alors jugé utile d’avouer sur le mode larmoyant, et Rousseau lui avait alors demandé :

- Et Chamboulive ?

Ma complète implication dans les faits incriminés avait alors été confirmée par Desclous, et Rousseau, l’air furibond, s’était écrié avant de m’appeler :

- Chamboulive, un bon petit gars encore celui-là !

Somme toute, le professeur Bouchou avait bien manœuvré et sa méthode psychologique se révélait au point. Mais il nous semblait que, pour notre part, nous ne nous en étions pas si mal tirés ; en passant des aveux oraux, sans témoins, dans l’espace confiné de sa salle de classe, nous n’avions fourni à notre professeur aucun élément qu’il ne possédât déjà. Cependant, en considération de son indulgence, nous nous promîmes de faire amende honorable et de cesser nos mauvais tours. Quelques jours plus tard Florentin, histoire de voir, était allé se dénoncer comme coupable d’avoir tapé une lettre à la machine à écrire et Monsieur Rousseau, de moins bonne humeur qu’on aurait pu s’y attendre, avait répondu :

- Non, mais toi ça n’a aucune importance ; ceux qui m’intéressent, ce sont les deux autres. D’ailleurs on en reparlera la prochaine fois.

(à suivre)

Le Cahier Chamboulive (suite n°VI)

Cette dernière annonce, après la promesse solennelle de tout passer sous silence, nous refroidit quelque peu. Si Monsieur Rousseau ne nous reparla jamais directement de l’affaire, il était évident qu’il se mordait les doigts de n’avoir pas mieux exploité sa victoire en saisissant l’occasion de nous neutraliser un bon coup. C’est pourquoi pendant les cours qui suivirent jusqu’à la fin du deuxième trimestre, il ne manqua pas un prétexte de nous faire d’amères réprimandes, invoquant pour cela les raisons le plus futiles et les inventant même au besoin suivant son humeur. Il prétendait, par exemple, me voir ricaner sans arrêt, « alors que tes camarades sont sérieux, eux » ajoutait-il hypocritement en désignant Desclous qu’il voyait se dissiper tout autant que moi.

Une fois, Desclous alla présenter au début du cours la partition d’un concerto pour flûte qu’il venait de composer à mon intention et à celle de Florentin. Rousseau, rigidement assis à sa table, refusa de nous entendre l’interpréter. « Non, les gars, je n’ai pas le temps. » Desclous insista un peu. « Allons, non, non, je commence le cours » reprit Rousseau, toujours fixe. Je vins alors à la rescousse. « C’est dommage, nous l’avions préparé pour vous ! » Monsieur Rousseau, qui n’attendait qu’une réflexion de ce genre, en profita pour déclamer rageusement une tirade vengeresse, certainement préparée de longue date : c’était formidable tout de même ces jeunes qui se croyaient tout permis, ces gars qui voulaient que tout leur revienne, et qui se prenaient pour le centre du monde etc. !

Nous laissions se déverser la hargne professorale en y opposant une prudente soumission. Monsieur Rousseau, à bout de souffle et d’arguments, conclut enfin par un « Allons-y » pessimiste qui lui servait immanquablement d’entrée en matière dans ses moments de dépression. À peine avait-il commencé son introduction, qu’estimant n’avoir pas suffisamment frappé, il se lançait dans un nouveau discours qui débutait par ces mots : « Ah, et puis ne faites pas cette tête-là… » alors que notre attitude était celle d’une obéissance résignée.

Pour nous ennuyer, Monsieur Rousseau avait essayé de nous faire faire des dictées musicales ; mais nous les lui avions vite rendues insupportables par notre indiscipline et grâce surtout à Desclous qui n’arrêtait pas de se plaindre de ce que le piano fût désaccordé, trouvait notes et rythmes avant tout le monde et se mettait en valeur avec une vantardise bruyante qui agaçait notre professeur. Nous autres, Florentin et moi, ne cessions de nous extasier devant les exploits de Desclous et Monsieur Rousseau en était si contrarié qu’il renonça bien vite à ce genre d’exercice.

En même temps qu’approchaient les vacances de Pâques, sonnait le premier anniversaire des débuts de notre opéra Atala dont le poème d’ouverture avait été composé dans la nuit du 8 au 9 mars de l’année précédente ; nous désirions fêter ce moment historique par une audition d’extraits musicaux et littéraires de cette œuvre lyrique. Mais devant quel auditoire ? Je ne sais plus qui conçut l’idée d’inviter notre professeur… Mais nous ne fûmes pas peu étonnés quand Desclous nous apprit que Monsieur Rousseau était disposé à venir nous écouter. Son agrément était d’autant moins facile à obtenir que la réunion devait se tenir chez moi qui n’étais pas précisément en odeur de sainteté.

Le jeudi de la réception survint. Nous avions préparé Cardon, les Valois et moi, une sorte de conférence-audition pendant laquelle Monsieur Rousseau devait entendre les principaux numéros de la partition, et la lecture des différents articles, sonnets, préface et postface que nous avions écrits en complément du livret d’Atala. Un bref rappel des conditions dans lesquelles nous avions travaillé venait compléter le tout, ainsi qu’une étude du roman de Chateaubriand. Pour ce qui concernait la partie musicale, l’exposé des thèmes était fait par un trio de flûtes à bec constitué de Desclous, moi et Florentin ; les airs à proprement parler étaient exécutés à l’accordéon par Desclous qui maniait cet instrument avec maîtrise.

Monsieur Rousseau n’était pas au courant des talents d’accordéoniste de notre camarade ; Desclous était là-dessus des plus discrets, le « piano du pauvre » étant à l’époque, à cause de son répertoire léger et des limites de son jeu harmonique, unanimement dédaigné par les musiciens sérieux. Pour cette raison, le jour où nous avions une première fois présenté, au lycée, notre opéra à Monsieur Rousseau, Desclous avait interprété les extraits de sa partition au  piano et à l’accordina, un instrument à vent conçu pour l’étude de l’accordéon dont il reconstituait le clavier. Nous avions expliqué à notre auditeur qu’il s’agissait d’un instrument de déchiffrage pour les exercices à la clarinette…

Donc, le jeudi tant attendu était arrivé. Monsieur Rousseau fit son apparition à quatre heures ; nous avions eu le temps de rôder le spectacle qui nous paraissait au point. Nous l’installâmes confortablement dans le salon où il se trouva très gêné d’être le seul à manger tandis que nous faisions notre numéro ; il ne toucha pas au gâteau préparé pour lui. Nos manières prévenantes auxquelles il n’était pas habitué, l’embarrassaient.

Comme je l’ai dit plus haut, l’exécution de la partie musicale était due à l’accordéon de Desclous, dont nous avions fait un enregistrement, ce qui nous permettait de réduire à un magnétophone le matériel nécessaire à notre audition. Comme Desclous s’excusait de ne pouvoir lui offrir mieux en matière d’exécution orchestrale, Monsieur Rousseau, croyant entendre l’accordina sur la bande magnétique, approuva :

- Bien sûr !… Tiens, on dirait de l’accordéon, ton truc.

La fin de cette séance fut plutôt précipitée, notre invité étant obligé de regagner rapidement ses pénates, « sinon je vais me faire disputer, les gars. »

Il nous remercia avec une politesse cérémonieuse.

Desclous :

- Vous pouvez garder votre programme, Monsieur.

Rousseau :

- Mais je pense bien, cela me fera un souvenir…

(à suivre)