samedi 18 janvier 2014

Le Cahier Chamboulive (suite n°X)

En même temps, notre professeur ne perdait pas une occasion de faire allusion à mes activités. Il en vint une fois, devant Desclous et Florentin, à exhiber la lettre « Pas mal le coup de l’inter » en lançant avec une suspicion concentrée : « Vous connaissez cela, les gars ? »

Les deux complices affectèrent une innocence sereine et Florentin remarqua : « On dirait une écriture de gosse ! » (Il s’agissait de celle, désarticulée et chaotique, de Cardon.)

Monsieur Rousseau jugea à propos de ne pas pousser plus à fond l’interrogatoire.

- Allez ! C’est bon ! On reparlera de tout cela !

Il continua néanmoins à s’enquérir de mon sort, Desclous prétendant effrontément n’avoir plus aucun contact avec moi et Monsieur Rousseau sachant pertinemment le contraire puisqu’il me voyait de temps à autre à la sortie de Boileau lorsque j’y attendais mes camarades.

Il se confia à ce sujet à Desclous.

- Je viens de voir Chamboulive à la sortie. J’aimerais savoir ce qu’il mijote, celui-là.

Il ajoutait :

- Il est un peu fou, ce p’tit gars-là… mais si, qu’est-ce que tu veux… il a douze ans d’âge mental, douze ans pas plus !

Toujours à Desclous qui mentionnait mon nom par hasard :

- Chamboulive… j’aime mieux ne plus entendre parler de lui, tu vois !

Puis quelques instants plus tard :

- Dis, donc, le prénom de Chamboulive, ce n’est pas André ou René ?

Monsieur Rousseau s’était en effet mis dans la tête que les initiales A.C. étaient celles de mes prénom et patronyme, considérant que le A pouvait être à la rigueur un R mal fait. Afin d’élucider le mystère qui régnait sur ce sigle, il s’enquérait auprès de quiconque m’avait connu des secrets de mon identité et persévéra pendant quelques temps dans ses recherches, même après avoir appris de plusieurs côtés que mon état civil voulait qu’on m’appelât Jean.

Le premier trimestre en son entier se passa de cette manière, Desclous et Florentin intriguant pour obtenir la reprise des cours et s’évertuant à détruire les objections de Monsieur Rousseau au long de maintes joutes verbales. Dans ces conditions, leurs relations ne tardèrent pas à se tendre. Lorsqu’ils croisaient notre professeur de musique dans les couloirs, c’était, de Desclous et Florentin, à qui émettrait le plus distinctement, sur le ton de la conversation, un allusif : « c’est la coutume ! ». Florentin, très paisible de caractère, se chargeait généralement des prises de contact orageuses à tel point qu’il en devint bientôt aussi mal vu que je l’avais été.

Deux ou trois semaines avant Noël, Monsieur Rousseau céda aux instances de mes deux camarades et, convaincu sans doute qu’il serait profitable à sa réputation de présenter cette année encore des élèves au Bac-musique, reprit ses cours facultatifs. Il avait à cela une raison supplémentaire : ne pas porter tort à Robert, un nouveau qui, à l’instigation de  Desclous dont il était l’ami, allait se plaindre périodiquement au maître de ne pas recevoir l’initiation musicale à laquelle il avait droit.

Monsieur Rousseau avait fini par reconnaître :

- Dis donc, Robert, tu peux venir si tu veux. Tu n’as pas à subir les suites de l’inconscience de ces deux lascars.

Finalement les « deux lascars », Declous et Florentin, s’étaient présentés à l’heure dite et Monsieur Rousseau n’avait fait aucune difficulté pour les accueillir, sinon qu’il avait commencé son cours par un « allons-y » lourd de sombres pressentiments.

Les choses reprirent leur train habituel, Florentin très mal considéré à cause des échanges verbaux du premier trimestre et de son comportement souvent désinvolte, et Robert lui-même vite discrédité par l’hilarité que déclenchait chez lui le didactisme original du professeur, auquel il n’était pas habitué. À l’inverse, Desclous affichait un sérieux inaltérable fondé sur une discrète humilité, qui ne tarda pas faire remonter ses actions.

L’année scolaire se déroula ainsi jusqu’au Bac-Musique où Quentin, Florentin et Desclous firent chacun des merveilles. Monsieur Rousseau n’hésita bien sûr pas à se flatter pour lui-même de ces succès. Nous résolûmes de l’en remercier comme il convenait, Desclous, Cardon et moi, et, nous étant transportés au taxiphone de la gare, théâtre de nos exploits passés, nous appelâmes une dame Celsia dont nous avions trouvé le numéro dans l’annuaire, pour lui demander de transmettre à son voisin Monsieur Rousseau, un message d’un nommé Bouchou qui ne parvenait pas à le joindre et souhaitait bénéficier de ses avis au sujet de la création d’une chorale. Pendant ce coup de fil, Cardon qui avait eu l’idée de cette dernière facétie et l’avait précédée de quelques appels muets, arpentait le trottoir devant la cabine téléphonique dont l’habitacle exigu contenait au maximum deux personnes.

Comme il était prévisible, nous n’eûmes jamais d’échos de l’effet produit par ce message indirect, mais pendant la semaine qui suivit, Monsieur Rousseau, rencontrant Florentin dont il se méfait de plus en  plus, lui décocha par deux fois un ricanement sarcastique dont il était coutumier lorsqu’il était gêné ou furibond.

J’ai déjà signalé que Desclous, à raison d’un travail de « lèche » insistante, en était presque parvenu à reprendre la position d’élève modèle qu’il avait tenue deux ans auparavant. Notre professeur se laissa si bien conquérir par ce revirement que, sachant que Desclous avait l’intention de suivre après le baccalauréat l’enseignement du lycée musical La Fontaine, il s’offrit à lui donner gratuitement des leçons pour lui apprendre les rudiments du piano. L’élève accepta et, rempli de bonne volonté, travailla sur cet instrument « Le Gai laboureur » dont le maître lui avait confié la partition. Or, ce que l’apprenti pianiste avait omis de préciser, c’est que, s’il n’avait jamais étudié le piano, il le pratiquait en autodidacte. Quand notre professeur s’aperçut que son disciple en connaissait à peu près autant que lui, il planta là ses cours d’initiation sans dissimuler son agacement.

(à suivre)

Le Cahier Chamboulive (suite n°XI)

Tel fut le bref épisode de Rousseau professeur de piano, lui qui déclarait lorsqu’il s’embarrassait les mains sur le clavier :

- Avec mes doigts de violoniste, j’aurai toujours du mal comme pianiste !

Si l’expérience pédagogique n’avait pas été précisément concluante, du moins Monsieur Rousseau s’était-il rendu compte des capacités de Desclous, ce dont il ne se fit faute de profiter avec cette souplesse artificieuse qui faisait la constante de sa conduite professionnelle. Il avait entre autres responsabilités, la charge de diriger la chorale du lycée Boileau, un assemblage de mouflets et de potaches aux allures et voix les plus disparates, dont l’essentiel de l’activité revenait, souvent en pleine période de mue, à marmonner des chants patriotiques aux fêtes de l’armistice. Le mode de recrutement de ce corps artistique était principalement fondé sur une substantielle majoration des notes aux compositions de musique, ce qui, alors que j’étais en troisième, se traduisait en pleine classe par le dialogue suivant :

Monsieur Rousseau : Durand ?

Durand (donnant sa note calculée suivant la grille de correction fixée par le professeur) : 18.

Monsieur Rousseau : Dis-moi, Durand, tu vas bien à la chorale, toi ?

Durand : Oui, m’sieur.

Monsieur Rousseau (impérial, à l’élève qui tenait la feuille de notes) : Tu lui mettras 20.

Ce type de péréquation provoquait généralement un flottement dans la classe où fleurissaient les apostrophes de : faillot ! ch’cul ! c’est pas juste ! etc. Mais notre professeur voyait dans la proclamation impudente de ce favoritisme la meilleure des réclames possibles pour renouveler ses effectifs chantants toujours menacés par la pénurie. Il y recourait donc chaque fois que les circonstances le commandaient. En ce troisième trimestre de l’année 1968/1969, il eut l’idée, comme chef de chœur, de faire enregistrer un disque à la chorale du lycée. La difficulté était de trouver un pianiste capable de soutenir les masses vocales et d’improviser un accompagnement sous les chants a capella en les appuyant d’une harmonie de bonne facture. Lui-même ne se sentait pas de taille, je suppose, à affronter cette tâche.

- Allez, mon vieux, merci ! Mais tu verras, c’est un travail intéressant que je te demande-là…

La première répétition de la chorale se passa sans incident majeur, en présence de Florentin qui avait réussi à se faire embaucher comme technicien ingénieur du son, affecté au magnétophone ; après avoir postulé la place avec opiniâtreté, Florentin usait fréquemment la patience Monsieur Rousseau en se trompant dans les commandes de l’appareil.

Un autre personnage assistait à la scène et suivait avec un amusement mal dissimulé les efforts impuissants dépensés par Monsieur Rousseau pour contenir sa troupe de chantres récalcitrants : c’était Monsieur Le Goanvic, professeur de lettres et grand promoteur d’activités culturelles au lycée Boileau où il incommodait à peu près tout le monde en se mêlant systématiquement de ce qui ne le regardait pas. Sa frénésie de service était celle d’un boy scout envahissant ; il épanchait son indiscrète bienfaisance sur dix activités concurrentes auxquelles il n’accordait qu’un résidu de son temps, sans jamais consacrer à aucune d’elles la pleine attention qu’elles auraient méritée. Monsieur Rousseau supportait mal ce tourbillon étique auquel il reprochait à deux ans d’intervalle le fiasco de L’Arlésienne de Bizet qui provenait, selon lui, de ce que l’orchestre, au lieu d’être admis à jouer sur scène, avait dû s’installer en contrebas, devant les tréteaux.

Mais comme Monsieur Le Goanvic avec sa fausse simplicité copain-copain était l’homme indispensable à toute manifestation culturelle du lycée, notre chef de chœur ne pouvait se dispenser d’avoir recours à ses bons offices et s’y résolvait avec cette obséquiosité qui, quelque sentiment qu’il eût, régissait ses relations avec ses égaux ou ses supérieur.

Malgré la réunion de toutes ces conditions favorables, la séance d’enregistrement n’eut jamais lieu. Monsieur Rousseau, sous prétexte qu’il était obligé d’assister à un conseil de classe, avait soudain laissé tomber l’édifice de ronds de jambe et de flatteries qu’il avait érigé en vue d’immortaliser dans la cire l’exécution de sa chorale.

Nous touchons à ce point au terme de l’affaire Bouchou qui connut son épilogue peu après. Le cynisme avec lequel Monsieur Rousseau avait abandonné ses projets d’enregistrement, nous incita à relancer brièvement, en attendant une meilleure inspiration, la pratique des « coups blancs » de vieille mémoire ; puis, en dépit des examens des uns et des autres, qui venaient compliquer notre coordination, nous parvînmes à conjuguer nos efforts pour élaborer la lettre suivante :

 

 

« Monsieur,

 

Votre numéro de téléphone et celui de notre établissement de rééducation pour muets du n°33 de la rue de la Bouche Ouverte à Mirmont ne différant que d’un chiffre, nous prenons l’initiative, à la suite de nombreuses alertes dont nos services ont été destinataires, de vous prévenir que vous vous exposez à recevoir par erreur des communications apparemment silencieuses.

 

 Je vous serais donc obligé, dans un tel cas, de vous abstenir de toute manifestation d’impatience ou d’irritation propre à ébranler le moral de nos malades aphones.

 

La maîtrise de vos réactions sera une véritable contribution à l’avancée de la science dans le domaine si délicat du mutisme pathologique.

 

Avec mes remerciements anticipés, je vous prie d’agréer, Monsieur, l’assurance de mon ressentiment distingué.

 

Le Directeur de l’Institut,

 

André CLAIRBOC. »

(à suivre)