dimanche 21 septembre 2014

Le Cahier Chamboulive (suite n°XIII)

Puis s’échauffant sous l’effet de sa propre éloquence :

- Enfin, tu me vois, moi, allant réveiller ton père ou Monsieur Valois au milieu de la nuit ? Alors quoi ? Mais rassure-toi ! Je ne descendrai pas aussi bas. Parce que c’est bas, entends-tu ? D’ailleurs, je me souviens – tu vois que j’ai bonne mémoire ! – qu’au mois de mai 1968, ton camarade Chamboulive avait fait sur certains de ses professeurs des réflexions qui m’avaient semblées tout à fait désagréables.

Voici ce qui s’était passé :

J’avais remarqué que Monsieur Rousseau, bien qu’il ne nous eût jamais fait part de ses convictions politiques, n’avait pas la fibre révolutionnaire, et qu’il en voulait à l’ensemble de ses collègues du mépris dont ils honoraient la matière musicale. Je ne m’étais donc pas privé, dans l’ambiance libertaire de mai 1968, pour critiquer en sa présence les professeurs les plus notoires du lycée, parmi lesquels, en bonne place, l’ineffable Larose, professeur de français-latin. Monsieur Rousseau, après s’être imposé une indifférence de rigueur, m’avait demandé de lui répéter ce qu’il m’avait parfaitement entendu dire à Desclous. Je m’exécutai. Il se contenta d’abord de m’écouter avec un sourire mauvais, les joues empourprées et le rictus vengeur, tout à la satisfaction d’entendre brocarder son entourage professionnel. Puis, pris du désir de s’associer à ce règlement de compte intestin qui apaisait en lui tant de blessures d’amour propre toujours à vif, il avait précisé de Monsieur Larose : « Oui, c’est un homme extrêmement suffisant » ; et comme nous déclarions qu’en plus il ne savait pas grand’chose, il avait approuvé en disant : « Mais c’est justement pour cela qu’il se remue tant, pour s’attribuer de l’importance. »

Monsieur Larose – qu’on me permette cette digression – était de ces sots à coloration intellectuelle comme l’université française excelle à en produire. Sachant que Balzac à l’orée de sa carrière de littérateur avait déclaré vouloir être « le Molière du XIXe siècle », Monsieur Larose en avait déduit que l’auteur des Illusions Perdues s’était à l’origine destiné au genre comique. Comme je lui faisais remarquer que cette option était très inattendue de la part d’un écrivain dont la première œuvre était une tragédie en vers centrée sur le personnage de Cromwell, Monsieur Larose, irrité d’être contredit, m’avait répondu primo que Cromwell était un drame mêlé de scènes comiques (affirmation des plus aventurées), et que secundo « c’est Balzac qui l’a dit, ce n’est pas moi. » Monsieur Larose avouait encore sentencieusement, avec une humilité involontaire : « La bataille d’Hernani ? Je n’ai jamais compris ce que cette pièce pouvait avoir de révolutionnaire… »

Mais revenons-en à la confrontation finale de Desclous avec Monsieur Rousseau. Celui-ci poursuivait :

- J’ai entendu parler de Chamboulive par un de ses anciens professeurs. Il disait : « C’est bien simple, Chamboulive, on lui fait faire quelque chose, il ne le fait pas ; on l’envoie quelque part, il ne revient pas. C’est un farfelu. » Moi, je n’ai pas insisté, mais tu vois le genre ! Jamais dans mes cours facultatifs je n’ai eu avant vous une atmosphère pareille. Mais même l’année dernière, mon vieux, j’ai eu un élève, eh bien on s’est quitté en très bons termes… et il va entrer à polytechnique ce petit gars là ! Ce n’est pas Chamboulive qui serait capable de ça, par exemple !

Et en conclusion Monsieur Rousseau déclarait :

- Cela me prendra le temps qu’il faut, mais je viendrai à bout de mon enquête. Et j’espère pour toi que nos chemins ne se croiseront plus...

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Il est vraisemblable que malgré cette dernière menace Monsieur Rousseau ne poussa pas plus loin ses investigations, pour la bonne raison qu’elles avaient déjà porté leurs fruits. D’un point de vue métaphysique, il suivait la voie de la plupart des hommes qui désespèrent toute leur vie de trouver la preuve d’une vérité qu’ils ont depuis beau temps déjà découverte.

Tel fut donc le dernier soubresaut de l’affaire Bouchou.

Notre dispersion dans des voies différentes, et les changements de l’âge, ne tardèrent pas à nous séparer, Desclous, les Valois et moi, et Monsieur Rousseau ne fut plus bientôt qu’un souvenir à demi-effacé que nous ne songions même pas à évoquer dans les rares moments où il nous arrivait encore d’être réunis. Notre complicité de jadis, si nous l’avions crue éternelle, succomba, comme tant d’amitiés de lycée, aux premiers appels de la liberté…

Qu’on me laisse pourtant dissiper cette note mélancolique, et citer une fois encore le maître lorsqu’il nous enseignait :

« Dites-vous bien, les gars, que Berlioz a joué un très grand rôle dans sa vie… un très grand rôle ! Retenez-le ! Je vous aurai toujours appris ça ; et quand vous vous en souviendrez, plus tard, vous saurez que c’est moi qui vous l’ai dit. »

Je ne pense pas que nous soyons beaucoup à nous en souvenir aujourd’hui… Et c’est pourquoi, parlant au nom de la confrérie dissoute des Desclous, frères Valois, Cardon et autres, il me revient d’acquitter aujourd’hui une dette de fidélité collective à la mémoire de Monsieur Rousseau, et de proclamer ici haut et fort : « Non, nous ne vous avons pas oublié. »

 

[Le cahier Chamboulive s’arrête à ce point. Son auteur a indiqué dans une note au crayon ajoutée à la fin du texte, qu’à l’époque où il avait quitté Mirmont pour préparer un certificat, il s’était trouvé nez-à-nez avec Monsieur Rousseau qui, par un beau jour de juillet, regagnait en tenue estivale son logement situé non loin de là. Chamboulive salua son ancien professeur et, bavardant quelques instants avec lui, l’informa qu’il s’apprêtait à partir et peut-être même à quitter définitivement Mirmont, selon ce que commanderaient ses études. Avec une magnanimité qui mérite d’être soulignée en épilogue au présentCahier dont elle dégage la vraie moralité, Monsieur Rousseau, tout en lui disant au revoir, lui souhaita une bonne réussite dans ses études et dans ses années à venir.]