dimanche 12 octobre 2014

OSBERT Les enfances


J’étais sérieux à ma manière : j'aimais les enfants, bien que j’aie su très tôt qu’ils devaient nous ressembler ; certains visages entrevus dont l’expression reflétait un sentiment vrai : la pitié, une surprise généreuse, la détresse... Mais moi, me disais-je, mes traits ont-ils jamais reflété une expression de cette sorte ?

Puis-je parler d’un garçon de mes relations, un intellectuel ?... Osbert… Pour brosser le décor dans lequel celui-ci grandit, je dirai que sa famille formait un assez bon exemple d’une bourgeoisie moyenne dont le modèle abstrait, si chacun s’en fait une idée instinctive, reste pourtant difficile à définir en termes littéraux puisqu’il résulte plus d’une absence de qualités singulières que de propriétés positives. À peine sorti de l’adolescence, Osbert alerta grandement ses proches en présentant les symptômes d’un type de schizophrénie répandue dans certaines chapelles littéraires de la capitale bien qu'ignorée du plus grand nombre, auquel la Faculté a donné le nom de surréalisme. Cette affection dont l'origine provoque aujourd’hui encore mainte dispute entre spécialistes des sciences humaines et érudits ès-lettres, se définit comme une dislocation de la personnalité qui provoque chez le patient un délire verbal où les phonèmes, reliés entre eux par des mécanismes accidentels et aléatoires, s’agrègent dans le mouvement d’une pulsion dynamique irrationnelle : ils produisent un texte abscons qui cumule visions hermétiques et fantasmes inconscients dont le sens véritable échappe à leur auteur. Le valétudinaire se réfugie dans un discours mécanique qui atteste son incapacité à se rattacher à une catégorie logique du monde réel. Le Larousse Médical signale une manifestation caractéristique du surréalisme, qui suffit à le distinguer de psychoses plus bénignes dont les psychanalystes souffrent de faire leur ordinaire. Le surréaliste, dit cet ouvrage, connaît dans l’état le plus aigu de sa maladie des phases paroxystiques qui ne sont pas sans rapport avec les ondes lunaires ou, chez les plus sensibles, le passage à un nouveau signe zodiacal ou encore avec les retombées telluriques du méridien zéro, et qui prennent cette fois l’apparence d’une gesticulation nerveuse et machinale.

Dans de tels accès, le sujet, pris d’une frénésie soudaine, s’empare avec fébrilité d'une rame de papier et d'un stylo s’il a ces accessoires à portée de main, et se met aussitôt à écrire ce qui lui vient à l’esprit en laissant libre cours à son inspiration, sans prendre le temps de marquer la ponctuation ou de chercher un sens à son élan scripturaire. Il poursuit ainsi jusqu'à ce que la fatigue physique paralyse son bras ou que le besoin de se restaurer interrompe son activité. Les aliénistes, requis de donner un nom à cette crise originale, l'ont appelée : le syndrome de l'écriture automatique pour bien caractériser la part nulle que prennent les facultés d’entendement à cette agitation incontrôlée.

Le garçon de mon anecdote consternait ses proches par des écrits aussi extraordinaires que ceux qui viennent d’être évoqués. Sa folie prenait un tour si possessif qu'il s'était même découvert des précurseurs en la personne de quelques poètes faméliques du siècle précédent qui auraient été probablement fort surpris, et peut-être même médiocrement flattés, de se voir associés à ses divagations littéraires. Par bonheur tous ces gens-là étaient morts – et de surcroît personne ne se souvenait de leurs noms et ceux qui se les rappelaient n’avaient jamais lu leur œuvre. Les risques d'une défense ruineuse à une action en diffamation étaient grâce à cela heureusement limités puisque, comme le dit le célèbre adage juridique, « le mort n'este point contre le vif ».

En dehors de ses crises d'écriture automatique notre héros balbutiait un galimatias incohérent jalonné de « cadavres exquis... », « d'obscure clarté qui tombe des étoiles » et de « poissons solubles ». Dans ce répertoire insolite le « budget flottant » côtoyait le « serpent monétaire », le « tigre de papier », le « renouveau dans la continuité », « le communisme à visage humain » et bien d’autres absurdités qui affligeaient les membres de son entourage, et, en première ligne, ses parents, remplis de l'espoir toujours déçu de constater une possible amélioration dans l'état de leur fils. Le malheureux égaré ne cessait de les ahurir par ses excentricités.

Il y avait tout de même un côté réconfortant dans les bizarreries d’Osbert, c'est qu’il ne paraissait pas souffrir de sa déchéance, et que, loin de s'en rendre compte, il tirait de son mal des motifs chaque jour plus affirmés d'afficher une insolente satisfaction de soi. Les choses semblaient avoir atteint un point irréversible quand la divine providence, désireuse de se racheter envers lui d'une indiscutable erreur qui consistait à lui avoir donné le jour quelque vingt ans plus tôt, intervint en faveur de l'infortuné. Peut-être les prières d’une vieille tante du Finistère et les cierges consumés dans une chapelle de granit dédiée aux marins engloutis par l’océan, avaient-ils ému la clémence céleste ? Peut-être, comme certains esprits forts l'insinuèrent, le hasard, plus diligent bien souvent que la nécessité, entra-t-il pour une large part dans ce revirement du destin ?
(à suivre)