samedi 30 juin 2012

Scènes de la Révolution ordinaire (suite)

Emporté dans un même mouvement de magnanimité, Lapluche précise à son tour :

– Vous comprenez, si nous vous gênons dans votre travail, ce n’est pas pour nous amuser, mais nous n’avons pas d’autre moyen de nous faire entendre et de continuer notre combat. Nos armes valent ce qu’elles valent, et peut-être sont-elles insuffisantes - je ne dis pas non - mais nous n’avons rien de mieux pour nous défendre des fachos comme Cagnard qui font tout pour nous faire taire…. Ça, nous ne l’accepterons jamais ! Et, voyez, Cagnard, lui, les moyens qu’il utilise c’est la répression, les flics, les services administratifs auxquels il est certainement en train de nous dénoncer, en inventant n’importe quoi comme d’habitude. Alors, nous, nous lui répondons comme nous le pouvons ; et nous ne permettrons pas à Cagnard de nous empêcher d’agir, pas plus que nous n’admettrons ses saloperies de facho !

L’émotion plane et le ton pauvre gosse qui fait tout son possible sur lequel Lapluche vient de débiter son speech, attendrit l’assistance, un instant saisie dans un muet et généreux unisson ; sensible à ce courage sans phrase qui se dévoue à la cause des plus déshérités.

Drapé dans sa blouse comme un moderne Cicéron, le gros cuisinier répond à l’orateur. Sa poltronnerie lui inspire des poses tour à tour fanfaronnes et rudes ; c'est sur le ton d'une fermeté sans concession qu'il se jette à la merci du vainqueur du jour et s’empresse de lui donner les gages de sa soumission, .

– Ce que vous faites, ça ne facilite pas notre travail, c’est vrai ; mais dites-vous bien que ce que font les gars de l’E.S.M.E.C. [les élèves de l’école de commerce implantée sur le campus, auxquels s’attache une tenace réputation d’extrémistes de droite] quand ils viennent chahuter au restau, ça nous embête tout autant… sans compter que c’est pas eux qui balaient et qui nettoient après ! Sur qui ça retombe ? Sur le personnel du CROUS, une fois de plus !… D’ailleurs l’année dernière – vous devez vous en souvenir  – nous avons fait grève deux jours pour protester contre les dégradations commises par les E.S.M.E.C. Parce que c’est trop facile aussi, de foutre tout en l’air et de s’en aller comme ça, comme si de rien n’était ! Qu’ils aillent faire leurs saloperies ailleurs, ces gars-là… on n’en veut pas ! Nous, on en a vraiment marre, et quand il l’a fallu, on ne s’est pas gêné pour le dire ; on l’a dit à Monsieur Cagnard, d’ailleurs, et au directeur du CROUS ! Voilà !

Poursuivant son idée personnelle, Kellouche, l’air d’un figurant passé sans transition de l’opérette marseillaise au grand répertoire Brechtien, reprend :

– Ce n’est pas à vous qu’on en veut, c’est à Cagnard et seulement à lui. Il a juré notre perte : hé bien ce sera à lui de disparaître ; nous ne tolérerons pas les accusations mensongères de ce cafard infect. Imaginez-vous qu’il a entrepris de nous faire comparaître, moi et sept de nos camarades devant le conseil de discipline de l’Université, sous le prétexte qu’on lui a conseillé de… une fois, de… l’l’avoir… d’aller « prendre sa tasse de tilleul », et trente autres motifs encore plus faux, tous inventés, l’… lui Cagnard qui déclarait en mai 68 – et c’est vrai, aussi incroyable que ça paraisse ! – « je ne fais pas la grève parce que ma boulangère m’a déconseillé de la faire. » Voilà ce que c’est, votre Cagnard !

Couperosé par la colère et les imprécations qu’il vient de proférer, Kellouche termine en s’étranglant sur ce dernier trait, tandis que le personnel, soulagé de trouver un prétexte à se libérer d’une inquiétude trop longtemps comprimée, éclate d’un rire servile ; non sans se demander au fond si ces étudiants dépenaillés qui accèderont un jour à un niveau de diplômes tellement élevés par rapport à ses modestes références, et qui le commanderont alors comme ses maîtres, ne s’amusent pas aujourd’hui à se payer impunément sa tête.

(à suivre)

samedi 9 juin 2012

Scènes de la Révolution ordinaire (1969)

 

Restau-U 

 

 

Mercredi dernier, les militants des jeunesses communistes révolutionnaires débarquent en force au restaurant universitaire pour insulter et menacer Cagnard, le gérant ou directeur de l’établissement qui a fait convoquer sept des leurs devant le Conseil de discipline sous divers chefs de prévention. « Coyote, rentre dans ton auge sale truie, on aura ta peau, salaud, lâche », telles sont les apostrophes lancées à destination du délateur, dont la brutalité et le volume sonore ont bientôt raison de l’activité des cuisines.

Cagnard, sans se manifester davantage, donne l’ordre d’interrompre la distribution des repas, devenue délicate en raison du blocus et de l’excitation gauchiste. Les contestataires prennent alors les étudiants à témoin : « Pourquoi Cagnard ferme-t-il le Restau, hein ? Parce que Monsieur Cagnard marche dans les bottes des flics et des fachos, parce que Monsieur Cagnard préfère fuir ses responsabilités plutôt que de rendre compte de ses actes comme nous le lui demandons : il sent bien que ses arguments sont ceux d’un fasciste et d’un trouillard, et nous n’acceptons pas, nous, d’être les boucs émissaires d’une répression qui cherche par tous les moyens à nous bâillonner ! »

Le discours, en dépit de sa mâle énergie, n’obtient qu’un succès très mitigé auprès des étudiants lésés de leur repas, ignorant pour la plupart le casus belli qui oppose si violemment le groupuscule progressiste au gestionnaire de la cantine universitaire. « Hé, Lapluche, boucle-la et laisse nous bouffer la prochaine fois… on voit bien que tu as le ventre plein pour gueuler conne ça ! » La plupart s’éloignent en bougonnant, sans tirer autrement la leçon de ce jeûne inopiné.

Restés seuls, à une trentaine environ, les gauchistes, finalement privés de contradicteurs, hésitent à se disperser trop rapidement sur une impression d’inachevé ; ils décident d'occuper les lieux pour s’y livrer à une adroite manœuvre de rapprochement étudiants-travailleurs qui revient en l’occurrence à capter le suffrage des membres du personnel en les prenant à témoin des raisons de leur action. Les agents du restaurant, qui tremblent littéralement de peur devant la meute hurlante dont les slogans réclamaient à l’instant la tête de leur patron, essayent de se laver de la faute originelle qu’ils pourraient bien avoir commise sans s’être avisés de sa gravité, et, pour preuve de la sincérité de leur repentir, se prêtent avec empressement à un dialogue de fraternisation où le chef des fourneaux s’institue aussitôt pour le porte-parole de ses collègues. C’est un homme gras, la moustache faussement martiale, tombant sur la lèvre, et l’œil rond, qui promène au fond de son orbite tout un ragoût d’incompréhension, de calcul et de couardise dont le brouet, porté à un certain degré d’ébullition, exsude le verjus facilement identifiable des révolutions populaires.

Ému par les clameurs vengeresses qu’il vient d’entendre, il cherche à tâtons un terrain de conciliation, comme un fantassin, aveuglé par la mitraille, s’agrippe au muret qui le protègera du feu. Il compte sur sa faconde et sa rondeur pour conjurer les foudres révolutionnaires qu’il sent planer au-dessus de son chef. Lui et le reste du personnel sur lequel sa puissante stature exerce apparemment de l’ascendant, se désolidarisent sans hésitation de Cagnard : ils ne veulent aucun mal aux étudiants, et s’ils ont cessé de distribuer les repas c’est qu’on les y a forcés sans qu’ils y soient pour rien. L’équipe des contestataires, radoucie par cette démonstration de loyauté, s’emploie à les rassurer ; ce n’est pas au personnel qu’ils en veulent mais à Cagnard personnellement – un sale mouchard auquel il arrivera des ennuis ! – et c’est Cagnard justement qui, en s’arrangeant pour provoquer les étudiants, cherche à rendre ceux-ci antipathiques au personnel : ça c’est dégueulasse, il a dépassé les limites !

Kellouche, militant bien connu du campus où sa tignasse hirsute et sa barbe en broussaille comptent parmi les ornements les plus facilement repérables de la Faculté de droit, ne reste pas insensible à un élan de solidarité où se déploie la ronde éternelle des hommes de bonne volonté. Il y va aussitôt de sa minute de contrition, genre Canossa, en tonnant de son organe coloré :

– Ecoutez-moi ! Tout à l’heure j’ai failli mettre du désordre en essayant d’entrer dans les cuisines… Eh bien, je le reconnais, c’était une erreur et je tiens à m’en excuser. Je m’en excuse sincèrement, j’ai eu tort, je n’aurais pas dû forcer la porte de service ; j’aurais dû trouver un autre moyen … votre travail est déjà assez compliqué comme ça, et je le regrette - je vous fais mes excuses, publiquement !

(à suivre)