dimanche 2 novembre 2014

OSBERT Les enfances II


Toujours est-il que le cas d’Osbert (puisque c’est ainsi que nous l’appelons) semblait à tous désespéré quand tout à coup il s’éveilla de son surréalisme sans plus paraître se souvenir des figures délirantes qui, la veille encore, remplissaient son esprit des constellations abstraites d’une verbosité chimérique. Il se mit à parler de façon intelligible, cette fois pour vouer aux Gémonies, et à un certain nombre d'entités encore moins favorables mais qualifiées de manière plus crue, un mal qu'il ne désignait plus à présent que comme sa "période surréaliste" stigmatisée en des termes spécialement injurieux.

Les père et mère d’Osbert n'avaient pas assez d’oraisons et d’actions de grâce pour se réjouir de la rapide convalescence de leur héritier : ils le voyaient, sa crise de déraison verbale résorbée, poursuivant ses études de lettres jusqu'au concours de l'agrégation puis enseignant la littérature et les auteurs célèbres dans les classes préparatoires d’un lycée parisien en renom, envié de ses collègues moins doués que leur médiocrité condamnerait à l’exode d’un établissement de banlieue. Il rédigerait une thèse de doctorat dont la démonstration devrait tout au raisonnement géométrique d'une conclusion posée a priori : par exemple l'étude d'une poésie précieuse issue d'une société décadente qu'il s'emploierait à mettre au goût du jour..., la collecte d'un corpus de soties et de farces paysannes d'une époque pré-médiévale vues sous l’angle structuraliste d’une étude de vocabulaire, la recherche de Dieu dans l’œuvre d’un auteur fermé à toute idée de transcendance... Les ombrages du bois sacré s'ouvriraient devant lui comme l’allée rectiligne d’un jardin édénique. Retranché derrière un pseudonyme protecteur, il ferait éditer un manuel de pédagogie usuelle à l’intention des classes secondaires, confectionné par souci d’économie domestique, puis se consacrerait à enrichir en termes érudits les préjugés de l’université  par des communications opportunes destinées aux sociétés savantes. La reconnaissance de ses pairs lui serait acquise et il jouirait de la fierté justifiée d’occuper en leur sein une position éminente ; il savourerait cette notoriété discrète qui convient aux esprits distingués qui se gardent des douteuses ovations populaires dont les idoles – on le sait – sont ensuite infailliblement déboulonnées par la postérité.

 Intuition maternelle et paternelle ! La vision des parents d'Osbert, ancrée dans la conviction des aptitudes exceptionnelles de leur fils, revêtait à présent une tournure prémonitoire ; pour eux, la réussite de leur garçon n'était déjà plus tout à fait un rêve, mais plutôt l'anticipation d'une réalité en voie de s’accomplir.

La fatalité n'allait cependant pas désarmer de sitôt !

Osbert revint un soir chez lui, encore convalescent, couvert de bleus et d'ecchymoses, la lèvre fendue et le nez bizarrement épaté. Ses cheveux avaient poussé et une barbe de quinze jours envahissait son visage. Il portait une espèce de bleu de travail, d'une coupe qui se voulait néanmoins seyante, comme le montrait sa coupe discrètement cintrée à la taille. Une sourde exaspération enrobée de sarcasmes toujours prêts à éclater résonnait dans ses propos et sous-tendait la moindre de ses opinions. Lui qui précédemment, par ses inflexions de voix raffinées et allusives, appartenait à la classe feutrée des habitués des librairies d'avant-garde où s’étalonnent les champions du progressisme littéraire, voilà maintenant qu'il proférait à tout va jurons et grossièretés portés par des intonations volontairement plébéiennes qui tranchaient sur son accentuation modulée, presque chantée, d'avant. Sa licence de lettres modernes, commencée quatre années auparavant et précédée d'un ou deux ans consacrés à l’étude de la psychologie et des techniques des sciences sociales, n’avançait plus d'un iota.

Le médecin de famille que les parents d’Osbert consultèrent à l’insu de leur fils pour s’efforcer d’enrayer le nouveau mal dont ils le voyaient atteint, diagnostiqua, dans la mesure où sa formation de généraliste l'y autorisait, les manifestations d'un accès de militantisme aigu, catégorie ordinaire, dit-il, de la paranoïa. – Le paranoïaque est un "irrationnel raisonneur". Ses facultés d'analyse sont obstruées par une idée fixe : réduire la diversité du monde à la thématique homogène d'une vérité unique, qu'il considère contredite en permanence par des forces de dispersion qui lui sont hostiles. – Sa dignité personnelle, continuait l'homme de l'art avec la gravité placide du praticien accoutumé aux désordres du métabolisme humain, dépend de la reconnaissance d'une unité causale inhérente à sa cohérence intérieure, et donc nécessaire à l’affirmation de son individu. Mais, ne vous y trompez pas, l’intelligence logique du sujet reste intacte. Volonté de puissance ; confiance immodérée en ses propres principes : ce sont là les symptômes les plus classiques de cette terrible affection mentale. Et bien sûr, si les évènements le démentent ou s’il se heurte à une quelconque opposition, le paranoïaque se sent victime d’une persécution universelle ; c’est même à cette monomanie de la conjuration dont il est le centre, qu’on reconnaît le psychotique avec le moins de risque d’erreur.

Le père d'Osbert fronçait les sourcils. – Une conjuration... J’ai remarqué, docteur… Mais peut-être... Il hésitait. Qu'ajouter ? S’en tenir à des généralités abstraites était plus facile que de décrire l’état clinique d’Osbert qui – il faut bien le dire – n’avait rien de très flatteur pour la réputation de sa famille. Le praticien, pour l'encourager, affichait le maintien réservé de l’homme de l’art rompu aux aiguillages, circuits et boyaux casuistes du secret professionnel : son apparente indifférence devait provoquer les confidences d’un client dont il avait bien compris l’embarras. – Vous voulez dire ? – Depuis un ou deux mois, reprit le père d’Osbert en se lançant, notre fils ne parle que de « fachos », comme s'il était poursuivi constamment par ces gens-là. – Des « fachos » ?... fit pensivement le thérapeute. Que Diable veut-il entendre par là ? – Eh bien mais... il me semble, continua le père d'Osbert, que c'est une façon de désigner des fascistes. – Tiens, tiens... murmura le médecin, intrigué. Des fascistes !... tout un peuple de fascistes grouillant, se multipliant, s’agitant autour de ce garçon comme des larves pullulent autour d’une matière en décomposition ; un peu comme le virus d’une épidémie universelle s’acharne après un corps sain... contagion dont il est évidemment la cible désignée... Hé, bien ! Un péril à prévenir, un complot facho, comme vous dites, une conspiration à déjouer... N’est-ce pas ce que je vous disais ? Peu importe la thématique choisie ; on voit là l'obsession d'un affrontement, disons... cathartique, primal, originel, cosmique en définitive – dont vous avez constaté par vous-mêmes les répercussions sur votre fils. Les parents d’Osbert, ignorants des principes de base de la matière psychiatrique, ne pouvaient qu’approuver.
(à suivre)

dimanche 12 octobre 2014

OSBERT Les enfances


J’étais sérieux à ma manière : j'aimais les enfants, bien que j’aie su très tôt qu’ils devaient nous ressembler ; certains visages entrevus dont l’expression reflétait un sentiment vrai : la pitié, une surprise généreuse, la détresse... Mais moi, me disais-je, mes traits ont-ils jamais reflété une expression de cette sorte ?

Puis-je parler d’un garçon de mes relations, un intellectuel ?... Osbert… Pour brosser le décor dans lequel celui-ci grandit, je dirai que sa famille formait un assez bon exemple d’une bourgeoisie moyenne dont le modèle abstrait, si chacun s’en fait une idée instinctive, reste pourtant difficile à définir en termes littéraux puisqu’il résulte plus d’une absence de qualités singulières que de propriétés positives. À peine sorti de l’adolescence, Osbert alerta grandement ses proches en présentant les symptômes d’un type de schizophrénie répandue dans certaines chapelles littéraires de la capitale bien qu'ignorée du plus grand nombre, auquel la Faculté a donné le nom de surréalisme. Cette affection dont l'origine provoque aujourd’hui encore mainte dispute entre spécialistes des sciences humaines et érudits ès-lettres, se définit comme une dislocation de la personnalité qui provoque chez le patient un délire verbal où les phonèmes, reliés entre eux par des mécanismes accidentels et aléatoires, s’agrègent dans le mouvement d’une pulsion dynamique irrationnelle : ils produisent un texte abscons qui cumule visions hermétiques et fantasmes inconscients dont le sens véritable échappe à leur auteur. Le valétudinaire se réfugie dans un discours mécanique qui atteste son incapacité à se rattacher à une catégorie logique du monde réel. Le Larousse Médical signale une manifestation caractéristique du surréalisme, qui suffit à le distinguer de psychoses plus bénignes dont les psychanalystes souffrent de faire leur ordinaire. Le surréaliste, dit cet ouvrage, connaît dans l’état le plus aigu de sa maladie des phases paroxystiques qui ne sont pas sans rapport avec les ondes lunaires ou, chez les plus sensibles, le passage à un nouveau signe zodiacal ou encore avec les retombées telluriques du méridien zéro, et qui prennent cette fois l’apparence d’une gesticulation nerveuse et machinale.

Dans de tels accès, le sujet, pris d’une frénésie soudaine, s’empare avec fébrilité d'une rame de papier et d'un stylo s’il a ces accessoires à portée de main, et se met aussitôt à écrire ce qui lui vient à l’esprit en laissant libre cours à son inspiration, sans prendre le temps de marquer la ponctuation ou de chercher un sens à son élan scripturaire. Il poursuit ainsi jusqu'à ce que la fatigue physique paralyse son bras ou que le besoin de se restaurer interrompe son activité. Les aliénistes, requis de donner un nom à cette crise originale, l'ont appelée : le syndrome de l'écriture automatique pour bien caractériser la part nulle que prennent les facultés d’entendement à cette agitation incontrôlée.

Le garçon de mon anecdote consternait ses proches par des écrits aussi extraordinaires que ceux qui viennent d’être évoqués. Sa folie prenait un tour si possessif qu'il s'était même découvert des précurseurs en la personne de quelques poètes faméliques du siècle précédent qui auraient été probablement fort surpris, et peut-être même médiocrement flattés, de se voir associés à ses divagations littéraires. Par bonheur tous ces gens-là étaient morts – et de surcroît personne ne se souvenait de leurs noms et ceux qui se les rappelaient n’avaient jamais lu leur œuvre. Les risques d'une défense ruineuse à une action en diffamation étaient grâce à cela heureusement limités puisque, comme le dit le célèbre adage juridique, « le mort n'este point contre le vif ».

En dehors de ses crises d'écriture automatique notre héros balbutiait un galimatias incohérent jalonné de « cadavres exquis... », « d'obscure clarté qui tombe des étoiles » et de « poissons solubles ». Dans ce répertoire insolite le « budget flottant » côtoyait le « serpent monétaire », le « tigre de papier », le « renouveau dans la continuité », « le communisme à visage humain » et bien d’autres absurdités qui affligeaient les membres de son entourage, et, en première ligne, ses parents, remplis de l'espoir toujours déçu de constater une possible amélioration dans l'état de leur fils. Le malheureux égaré ne cessait de les ahurir par ses excentricités.

Il y avait tout de même un côté réconfortant dans les bizarreries d’Osbert, c'est qu’il ne paraissait pas souffrir de sa déchéance, et que, loin de s'en rendre compte, il tirait de son mal des motifs chaque jour plus affirmés d'afficher une insolente satisfaction de soi. Les choses semblaient avoir atteint un point irréversible quand la divine providence, désireuse de se racheter envers lui d'une indiscutable erreur qui consistait à lui avoir donné le jour quelque vingt ans plus tôt, intervint en faveur de l'infortuné. Peut-être les prières d’une vieille tante du Finistère et les cierges consumés dans une chapelle de granit dédiée aux marins engloutis par l’océan, avaient-ils ému la clémence céleste ? Peut-être, comme certains esprits forts l'insinuèrent, le hasard, plus diligent bien souvent que la nécessité, entra-t-il pour une large part dans ce revirement du destin ?
(à suivre)

 

dimanche 21 septembre 2014

Le Cahier Chamboulive (suite n°XIII)

Puis s’échauffant sous l’effet de sa propre éloquence :

- Enfin, tu me vois, moi, allant réveiller ton père ou Monsieur Valois au milieu de la nuit ? Alors quoi ? Mais rassure-toi ! Je ne descendrai pas aussi bas. Parce que c’est bas, entends-tu ? D’ailleurs, je me souviens – tu vois que j’ai bonne mémoire ! – qu’au mois de mai 1968, ton camarade Chamboulive avait fait sur certains de ses professeurs des réflexions qui m’avaient semblées tout à fait désagréables.

Voici ce qui s’était passé :

J’avais remarqué que Monsieur Rousseau, bien qu’il ne nous eût jamais fait part de ses convictions politiques, n’avait pas la fibre révolutionnaire, et qu’il en voulait à l’ensemble de ses collègues du mépris dont ils honoraient la matière musicale. Je ne m’étais donc pas privé, dans l’ambiance libertaire de mai 1968, pour critiquer en sa présence les professeurs les plus notoires du lycée, parmi lesquels, en bonne place, l’ineffable Larose, professeur de français-latin. Monsieur Rousseau, après s’être imposé une indifférence de rigueur, m’avait demandé de lui répéter ce qu’il m’avait parfaitement entendu dire à Desclous. Je m’exécutai. Il se contenta d’abord de m’écouter avec un sourire mauvais, les joues empourprées et le rictus vengeur, tout à la satisfaction d’entendre brocarder son entourage professionnel. Puis, pris du désir de s’associer à ce règlement de compte intestin qui apaisait en lui tant de blessures d’amour propre toujours à vif, il avait précisé de Monsieur Larose : « Oui, c’est un homme extrêmement suffisant » ; et comme nous déclarions qu’en plus il ne savait pas grand’chose, il avait approuvé en disant : « Mais c’est justement pour cela qu’il se remue tant, pour s’attribuer de l’importance. »

Monsieur Larose – qu’on me permette cette digression – était de ces sots à coloration intellectuelle comme l’université française excelle à en produire. Sachant que Balzac à l’orée de sa carrière de littérateur avait déclaré vouloir être « le Molière du XIXe siècle », Monsieur Larose en avait déduit que l’auteur des Illusions Perdues s’était à l’origine destiné au genre comique. Comme je lui faisais remarquer que cette option était très inattendue de la part d’un écrivain dont la première œuvre était une tragédie en vers centrée sur le personnage de Cromwell, Monsieur Larose, irrité d’être contredit, m’avait répondu primo que Cromwell était un drame mêlé de scènes comiques (affirmation des plus aventurées), et que secundo « c’est Balzac qui l’a dit, ce n’est pas moi. » Monsieur Larose avouait encore sentencieusement, avec une humilité involontaire : « La bataille d’Hernani ? Je n’ai jamais compris ce que cette pièce pouvait avoir de révolutionnaire… »

Mais revenons-en à la confrontation finale de Desclous avec Monsieur Rousseau. Celui-ci poursuivait :

- J’ai entendu parler de Chamboulive par un de ses anciens professeurs. Il disait : « C’est bien simple, Chamboulive, on lui fait faire quelque chose, il ne le fait pas ; on l’envoie quelque part, il ne revient pas. C’est un farfelu. » Moi, je n’ai pas insisté, mais tu vois le genre ! Jamais dans mes cours facultatifs je n’ai eu avant vous une atmosphère pareille. Mais même l’année dernière, mon vieux, j’ai eu un élève, eh bien on s’est quitté en très bons termes… et il va entrer à polytechnique ce petit gars là ! Ce n’est pas Chamboulive qui serait capable de ça, par exemple !

Et en conclusion Monsieur Rousseau déclarait :

- Cela me prendra le temps qu’il faut, mais je viendrai à bout de mon enquête. Et j’espère pour toi que nos chemins ne se croiseront plus...

……………………………………………………………

Il est vraisemblable que malgré cette dernière menace Monsieur Rousseau ne poussa pas plus loin ses investigations, pour la bonne raison qu’elles avaient déjà porté leurs fruits. D’un point de vue métaphysique, il suivait la voie de la plupart des hommes qui désespèrent toute leur vie de trouver la preuve d’une vérité qu’ils ont depuis beau temps déjà découverte.

Tel fut donc le dernier soubresaut de l’affaire Bouchou.

Notre dispersion dans des voies différentes, et les changements de l’âge, ne tardèrent pas à nous séparer, Desclous, les Valois et moi, et Monsieur Rousseau ne fut plus bientôt qu’un souvenir à demi-effacé que nous ne songions même pas à évoquer dans les rares moments où il nous arrivait encore d’être réunis. Notre complicité de jadis, si nous l’avions crue éternelle, succomba, comme tant d’amitiés de lycée, aux premiers appels de la liberté…

Qu’on me laisse pourtant dissiper cette note mélancolique, et citer une fois encore le maître lorsqu’il nous enseignait :

« Dites-vous bien, les gars, que Berlioz a joué un très grand rôle dans sa vie… un très grand rôle ! Retenez-le ! Je vous aurai toujours appris ça ; et quand vous vous en souviendrez, plus tard, vous saurez que c’est moi qui vous l’ai dit. »

Je ne pense pas que nous soyons beaucoup à nous en souvenir aujourd’hui… Et c’est pourquoi, parlant au nom de la confrérie dissoute des Desclous, frères Valois, Cardon et autres, il me revient d’acquitter aujourd’hui une dette de fidélité collective à la mémoire de Monsieur Rousseau, et de proclamer ici haut et fort : « Non, nous ne vous avons pas oublié. »

 

[Le cahier Chamboulive s’arrête à ce point. Son auteur a indiqué dans une note au crayon ajoutée à la fin du texte, qu’à l’époque où il avait quitté Mirmont pour préparer un certificat, il s’était trouvé nez-à-nez avec Monsieur Rousseau qui, par un beau jour de juillet, regagnait en tenue estivale son logement situé non loin de là. Chamboulive salua son ancien professeur et, bavardant quelques instants avec lui, l’informa qu’il s’apprêtait à partir et peut-être même à quitter définitivement Mirmont, selon ce que commanderaient ses études. Avec une magnanimité qui mérite d’être soulignée en épilogue au présentCahier dont elle dégage la vraie moralité, Monsieur Rousseau, tout en lui disant au revoir, lui souhaita une bonne réussite dans ses études et dans ses années à venir.]

samedi 22 février 2014

Le Cahier Chamboulive (suite n°XII)

Nous nous doutions que cette correspondance compterait parmi les derniers fleurons de notre collaboration, mais elle fut surtout, sans que nous l’ayons prévu, l’ultime point coté d’une fraternité amicale que notre évasion du lycée Boileau, sans à-coup ni déchirements, mais dans l’épuisement progressif de nos résolutions communes, allait rapidement refouler vers le passé.

 

 

 

1969 Rentrée scolaire. Dernier épisode.

 

 

A la rentrée de septembre 1969, Monsieur Rousseau avait fixé à Desclous un rendez-vous en le faisant convoquer par le secrétariat du conservatoire de Mirmont où, devenu bachelier au mois de juillet précédent, notre camarade commençait une scolarité de musicien à plein temps. Au jour dit, Desclous retrouvait le chemin de Boileau et se présentait dans la salle de musique, d’illustre mémoire. Notre ancien professeur, auréolé par la sévérité poussiéreuse des lieux dont il semblait l’obscure émanation, l’accueillit par un machinal salut de bienvenue puis, sans s’attarder à d’autres formes de politesse, attaqua d’emblée l’objet de la convocation.

- Tu connais cette lettre, Desclous ? articula-t-il avec un regard noir de deux années de rancune rentrée.

- Moi, heu… oui.

- Bien sûr, parce que c’est toi qui l’a écrite !

Il s’agissait de notre dernier envoi, celui de la maison de rééducation pour muets. J’en avais rédigé le texte qui avait été tapé à la machine par Florentin et signé par ma sœur Jacqueline sous le pseudonyme d’André CLAIRBOC.

Desclous nia par conséquent être l’auteur de la missive.

Monsieur Rousseau :

- Mais si, mais si, mais si… ou alors, comment expliques-tu que tu la connaisses ?

- C’est Chamboulive qui me l’a montrée avant les vacances en me disant qu’il voulait vous refaire un coup.

- Ah bon, c’est Chamboulive ! fit Monsieur Rousseau, mi-fâché, mi-sceptique.

Mon éloignement de Boileau depuis un an l’avait amené à penser qu’en mon absence mes camarades avaient décidé de poursuivre pour leur propre compte les mystifications dont j’étais peut-être l’inventeur, à moins que ce ne fût après tout Desclous… Aussi, l’énoncé de mon nom, ne suffit pas à convaincre Monsieur Rousseau de mon implication dans les derniers rebondissements de l’affaire ; je constituais à ses  yeux une défense commode pour des vauriens portés à imputer leurs méfaits à un responsable imaginaire.

- Oui, toujours Chamboulive, quoi ! En tout cas il n’est pas le seul. Tiens, Robert, ce petit gars qui n’était pas très fort pourtant, eh bien lui aussi il m’a envoyé un coup de téléphone… je l’ai bien reconnu, va. Il n’a même pas cherché à dissimuler sa voix d’ailleurs. Et puis c’était bien niais, ce qu’il m’a dit !

Qu’est-ce que Robert avait pu lui raconter ? Mystère ! Sans doute avait-il voulu faire une amabilité que Monsieur Rousseau, avec sa coutumière défiance, avait interprétée comme une plaisanterie.

- Et Chamboulive, a-t-il le téléphone ?

Desclous, faisant allusion aux coups blancs :

- Non, mais je crois que c’est lui.

- Et les Valois ?

- Oui, ils l’ont.

- La lettre par qui a-t-elle été tapée ? Par Chamboulive ?

- Sans doute pas ; je ne crois pas qu’il sache écrire à la machine. C’est Florentin qui avait tapé la toute première lettre. [l’abonnement à Poussy.]

- Hein ? Florentin ? (Monsieur Rousseau oubliait que Florentin était venu se dénoncer à lui justement pour sa collaboration à cette correspondance.) Eh bien ! Valois, avec son petit air tranquille ! En voilà un qui sait mener sa barque ! De toute façon, Desclous, j’ai la preuve qu’elle est de toi, cette dernière lettre. Eh, eh, j’ai ton écriture, tu sais ! (ricanement malin.)

- Je sais bien. Et alors ?

- Alors, j’ai la preuve que c’est toi qui as signé André CLAIRBOC.

- Mais non !

- Mais si, mais si, mais si… C’est à l’encre bleue, comme la tienne, mon vieux. D’ailleurs la lettre d’abonnement, c’était toi aussi. C’est clair. Il y était question de Lucie de Lammermoor. Or je t’en avais parlé peu avant. Allons, avoue, il est encore temps !

- Je ne vais pas avouer quand je n’y suis pour rien. (Solennel :) Je peux vous le jurer, si vous voulez.

Monsieur Rousseau, assez ennuyé :

- Eh là ! Pas de serments dans cette histoire ! Mais tu sais, j’ai d’autres preuves. Par exemple, j’ai découvert qu’on me téléphone depuis la gare.

- ? ? ? ? (Surprise muette de Desclous, due à la justesse de la déduction.)

- Bien sûr, la lettre porte le tampon « Mirmont-gare » et le jour où elle a été postée j’ai reçu des coups de téléphone.

Desclous demeura silencieux, surpris qu’un raisonnement aussi hasardeux, et pour tout dire faux, puisse aboutir à une conclusion pour partie exacte.

Monsieur Rousseau continuait :

- Cet après-midi là, j’ai reçu trois coups de téléphone et aux trois, j’ai été obligé de décrocher. Forcément, j’attendais des nouvelles d’un mourant, mon beau-frère de Gourmes. Et quand je dis un mourant, c’est qu’il est mort ! Tu vois jusqu’où ce genre de blague peut aller !

Apaisé par l’évocation fortuite d’un malheur infiniment plus pénible que ses ennuis actuels, le maître reprit :

- Tu vois, Desclous, je souhaite pour toi que tu fasses cesser tout cela et que je n’aie plus à te rencontrer sur mon chemin. Auquel cas, dans un jury par exemple, si je dois te noter, je serai juste remarque, juste… mais sévère… Tu finiras par me faire croire, et c’est vous les gars qui m’y aurez forcé, tu finiras par me faire croire qu’il règne au conservatoire une bien curieuse atmosphère… ajoutait-t-il en oubliant avec à propos le préjugé défavorable qu’il nourrissait habituellement contre les activités et l’esprit de cet établissement concurrent.

(à suivre)

Le Cahier Chamboulive (suite n°XIII)

Puis s’échauffant sous l’effet de sa propre éloquence :

- Enfin, tu me vois, moi, allant réveiller ton père ou Monsieur Valois au milieu de la nuit ? Alors quoi ? Mais rassure-toi ! Je ne descendrai pas aussi bas. Parce que c’est bas, entends-tu ? D’ailleurs, je me souviens – tu vois que j’ai bonne mémoire ! – qu’au mois de mai 1968, ton camarade Chamboulive avait fait sur certains de ses professeurs des réflexions qui m’avaient semblées tout à fait désagréables.

Voici ce qui s’était passé :

J’avais remarqué que Monsieur Rousseau, bien qu’il ne nous eût jamais fait part de ses convictions politiques, n’avait pas la fibre révolutionnaire, et qu’il en voulait à l’ensemble de ses collègues du mépris dont ils honoraient la matière musicale. Je ne m’étais donc pas privé, dans l’ambiance libertaire de mai 1968, pour critiquer en sa présence les professeurs les plus notoires du lycée, parmi lesquels, en bonne place, l’ineffable Larose, professeur de français-latin. Monsieur Rousseau, après s’être imposé une indifférence de rigueur, m’avait demandé de lui répéter ce qu’il m’avait parfaitement entendu dire à Desclous. Je m’exécutai. Il se contenta d’abord de m’écouter avec un sourire mauvais, les joues empourprées et le rictus vengeur, tout à la satisfaction d’entendre brocarder son entourage professionnel. Puis, pris du désir de s’associer à ce règlement de compte intestin qui apaisait en lui tant de blessures d’amour propre toujours à vif, il avait précisé de Monsieur Larose : « Oui, c’est un homme extrêmement suffisant » ; et comme nous déclarions qu’en plus il ne savait pas grand’chose, il avait approuvé en disant : « Mais c’est justement pour cela qu’il se remue tant, pour s’attribuer de l’importance. »

Monsieur Larose – qu’on me permette cette digression – était de ces sots à coloration intellectuelle comme l’université française excelle à en produire. Sachant que Balzac à l’orée de sa carrière de littérateur avait déclaré vouloir être « le Molière du XIXe siècle », Monsieur Larose en avait déduit que l’auteur des Illusions Perdues s’était à l’origine destiné au genre comique. Comme je lui faisais remarquer que cette option était très inattendue de la part d’un écrivain dont la première œuvre était une tragédie en vers centrée sur le personnage de Cromwell, Monsieur Larose, irrité d’être contredit, m’avait répondu primo que Cromwell était un drame mêlé de scènes comiques (affirmation des plus aventurées), et que secundo « c’est Balzac qui l’a dit, ce n’est pas moi. » Monsieur Larose avouait encore sentencieusement, avec une humilité involontaire : « La bataille d’Hernani ? Je n’ai jamais compris ce que cette pièce pouvait avoir de révolutionnaire… »

Mais revenons-en à la confrontation finale de Desclous avec Monsieur Rousseau. Celui-ci poursuivait :

- J’ai entendu parler de Chamboulive par un de ses anciens professeurs. Il disait : « C’est bien simple, Chamboulive, on lui fait faire quelque chose, il ne le fait pas ; on l’envoie quelque part, il ne revient pas. C’est un farfelu. » Moi, je n’ai pas insisté, mais tu vois le genre ! Jamais dans mes cours facultatifs je n’ai eu avant vous une atmosphère pareille. Mais même l’année dernière, mon vieux, j’ai eu un élève, eh bien on s’est quitté en très bons termes… et il va entrer à polytechnique ce petit gars là ! Ce n’est pas Chamboulive qui serait capable de ça, par exemple !

Et en conclusion Monsieur Rousseau déclarait :

- Cela me prendra le temps qu’il faut, mais je viendrai à bout de mon enquête. Et j’espère pour toi que nos chemins ne se croiseront plus...

……………………………………………………………

Il est vraisemblable que malgré cette dernière menace Monsieur Rousseau ne poussa pas plus loin ses investigations, pour la bonne raison qu’elles avaient déjà porté leurs fruits. D’un point de vue métaphysique, il suivait la voie de la plupart des hommes qui désespèrent toute leur vie de trouver la preuve d’une vérité qu’ils ont depuis beau temps déjà découverte.

Tel fut donc le dernier soubresaut de l’affaire Bouchou.

Notre dispersion dans des voies différentes, et les changements de l’âge, ne tardèrent pas à nous séparer, Desclous, les Valois et moi, et Monsieur Rousseau ne fut plus bientôt qu’un souvenir à demi-effacé que nous ne songions même pas à évoquer dans les rares moments où il nous arrivait encore d’être réunis. Notre complicité de jadis, si nous l’avions crue éternelle, succomba, comme tant d’amitiés de lycée, aux premiers appels de la liberté…

Qu’on me laisse pourtant dissiper cette note mélancolique, et citer une fois encore le maître lorsqu’il nous enseignait :

 « Dites-vous bien, les gars, que Berlioz a joué un très grand rôle dans sa vie… un très grand rôle ! Retenez-le ! Je vous aurai toujours appris ça ; et quand vous vous en souviendrez, plus tard, vous saurez que c’est moi qui vous l’ai dit. »

Je ne pense pas que nous soyons beaucoup à nous en souvenir aujourd’hui… Et c’est pourquoi, parlant au nom de la confrérie dissoute des Desclous, frères Valois, Cardon et autres, il me revient d’acquitter aujourd’hui une dette de fidélité collective à la mémoire de Monsieur Rousseau, et de proclamer ici haut et fort : « Non, nous ne vous avons pas oublié. »

 

[Le cahier Chamboulive s’arrête à ce point. Son auteur a indiqué dans une note au crayon ajoutée à la fin du texte, qu’à l’époque où il avait quitté Mirmont pour préparer un certificat, il s’était trouvé nez-à-nez avec Monsieur Rousseau qui, par un beau jour de juillet, regagnait en tenue estivale son logement situé non loin de là. Chamboulive salua son ancien professeur et, bavardant quelques instants avec lui, l’informa qu’il s’apprêtait à partir et peut-être même à quitter définitivement Mirmont, selon ce que commanderaient ses études. Avec une magnanimité qui mérite d’être soulignée en épilogue au présent Cahier dont elle dégage la vraie moralité, Monsieur Rousseau, tout en lui disant au revoir, lui souhaita une bonne réussite dans ses études et dans ses années à venir.]

samedi 18 janvier 2014

Le Cahier Chamboulive (suite n°X)

En même temps, notre professeur ne perdait pas une occasion de faire allusion à mes activités. Il en vint une fois, devant Desclous et Florentin, à exhiber la lettre « Pas mal le coup de l’inter » en lançant avec une suspicion concentrée : « Vous connaissez cela, les gars ? »

Les deux complices affectèrent une innocence sereine et Florentin remarqua : « On dirait une écriture de gosse ! » (Il s’agissait de celle, désarticulée et chaotique, de Cardon.)

Monsieur Rousseau jugea à propos de ne pas pousser plus à fond l’interrogatoire.

- Allez ! C’est bon ! On reparlera de tout cela !

Il continua néanmoins à s’enquérir de mon sort, Desclous prétendant effrontément n’avoir plus aucun contact avec moi et Monsieur Rousseau sachant pertinemment le contraire puisqu’il me voyait de temps à autre à la sortie de Boileau lorsque j’y attendais mes camarades.

Il se confia à ce sujet à Desclous.

- Je viens de voir Chamboulive à la sortie. J’aimerais savoir ce qu’il mijote, celui-là.

Il ajoutait :

- Il est un peu fou, ce p’tit gars-là… mais si, qu’est-ce que tu veux… il a douze ans d’âge mental, douze ans pas plus !

Toujours à Desclous qui mentionnait mon nom par hasard :

- Chamboulive… j’aime mieux ne plus entendre parler de lui, tu vois !

Puis quelques instants plus tard :

- Dis, donc, le prénom de Chamboulive, ce n’est pas André ou René ?

Monsieur Rousseau s’était en effet mis dans la tête que les initiales A.C. étaient celles de mes prénom et patronyme, considérant que le A pouvait être à la rigueur un R mal fait. Afin d’élucider le mystère qui régnait sur ce sigle, il s’enquérait auprès de quiconque m’avait connu des secrets de mon identité et persévéra pendant quelques temps dans ses recherches, même après avoir appris de plusieurs côtés que mon état civil voulait qu’on m’appelât Jean.

Le premier trimestre en son entier se passa de cette manière, Desclous et Florentin intriguant pour obtenir la reprise des cours et s’évertuant à détruire les objections de Monsieur Rousseau au long de maintes joutes verbales. Dans ces conditions, leurs relations ne tardèrent pas à se tendre. Lorsqu’ils croisaient notre professeur de musique dans les couloirs, c’était, de Desclous et Florentin, à qui émettrait le plus distinctement, sur le ton de la conversation, un allusif : « c’est la coutume ! ». Florentin, très paisible de caractère, se chargeait généralement des prises de contact orageuses à tel point qu’il en devint bientôt aussi mal vu que je l’avais été.

Deux ou trois semaines avant Noël, Monsieur Rousseau céda aux instances de mes deux camarades et, convaincu sans doute qu’il serait profitable à sa réputation de présenter cette année encore des élèves au Bac-musique, reprit ses cours facultatifs. Il avait à cela une raison supplémentaire : ne pas porter tort à Robert, un nouveau qui, à l’instigation de  Desclous dont il était l’ami, allait se plaindre périodiquement au maître de ne pas recevoir l’initiation musicale à laquelle il avait droit.

Monsieur Rousseau avait fini par reconnaître :

- Dis donc, Robert, tu peux venir si tu veux. Tu n’as pas à subir les suites de l’inconscience de ces deux lascars.

Finalement les « deux lascars », Declous et Florentin, s’étaient présentés à l’heure dite et Monsieur Rousseau n’avait fait aucune difficulté pour les accueillir, sinon qu’il avait commencé son cours par un « allons-y » lourd de sombres pressentiments.

Les choses reprirent leur train habituel, Florentin très mal considéré à cause des échanges verbaux du premier trimestre et de son comportement souvent désinvolte, et Robert lui-même vite discrédité par l’hilarité que déclenchait chez lui le didactisme original du professeur, auquel il n’était pas habitué. À l’inverse, Desclous affichait un sérieux inaltérable fondé sur une discrète humilité, qui ne tarda pas faire remonter ses actions.

L’année scolaire se déroula ainsi jusqu’au Bac-Musique où Quentin, Florentin et Desclous firent chacun des merveilles. Monsieur Rousseau n’hésita bien sûr pas à se flatter pour lui-même de ces succès. Nous résolûmes de l’en remercier comme il convenait, Desclous, Cardon et moi, et, nous étant transportés au taxiphone de la gare, théâtre de nos exploits passés, nous appelâmes une dame Celsia dont nous avions trouvé le numéro dans l’annuaire, pour lui demander de transmettre à son voisin Monsieur Rousseau, un message d’un nommé Bouchou qui ne parvenait pas à le joindre et souhaitait bénéficier de ses avis au sujet de la création d’une chorale. Pendant ce coup de fil, Cardon qui avait eu l’idée de cette dernière facétie et l’avait précédée de quelques appels muets, arpentait le trottoir devant la cabine téléphonique dont l’habitacle exigu contenait au maximum deux personnes.

Comme il était prévisible, nous n’eûmes jamais d’échos de l’effet produit par ce message indirect, mais pendant la semaine qui suivit, Monsieur Rousseau, rencontrant Florentin dont il se méfait de plus en  plus, lui décocha par deux fois un ricanement sarcastique dont il était coutumier lorsqu’il était gêné ou furibond.

J’ai déjà signalé que Desclous, à raison d’un travail de « lèche » insistante, en était presque parvenu à reprendre la position d’élève modèle qu’il avait tenue deux ans auparavant. Notre professeur se laissa si bien conquérir par ce revirement que, sachant que Desclous avait l’intention de suivre après le baccalauréat l’enseignement du lycée musical La Fontaine, il s’offrit à lui donner gratuitement des leçons pour lui apprendre les rudiments du piano. L’élève accepta et, rempli de bonne volonté, travailla sur cet instrument « Le Gai laboureur » dont le maître lui avait confié la partition. Or, ce que l’apprenti pianiste avait omis de préciser, c’est que, s’il n’avait jamais étudié le piano, il le pratiquait en autodidacte. Quand notre professeur s’aperçut que son disciple en connaissait à peu près autant que lui, il planta là ses cours d’initiation sans dissimuler son agacement.

(à suivre)

Le Cahier Chamboulive (suite n°XI)

Tel fut le bref épisode de Rousseau professeur de piano, lui qui déclarait lorsqu’il s’embarrassait les mains sur le clavier :

- Avec mes doigts de violoniste, j’aurai toujours du mal comme pianiste !

Si l’expérience pédagogique n’avait pas été précisément concluante, du moins Monsieur Rousseau s’était-il rendu compte des capacités de Desclous, ce dont il ne se fit faute de profiter avec cette souplesse artificieuse qui faisait la constante de sa conduite professionnelle. Il avait entre autres responsabilités, la charge de diriger la chorale du lycée Boileau, un assemblage de mouflets et de potaches aux allures et voix les plus disparates, dont l’essentiel de l’activité revenait, souvent en pleine période de mue, à marmonner des chants patriotiques aux fêtes de l’armistice. Le mode de recrutement de ce corps artistique était principalement fondé sur une substantielle majoration des notes aux compositions de musique, ce qui, alors que j’étais en troisième, se traduisait en pleine classe par le dialogue suivant :

Monsieur Rousseau : Durand ?

Durand (donnant sa note calculée suivant la grille de correction fixée par le professeur) : 18.

Monsieur Rousseau : Dis-moi, Durand, tu vas bien à la chorale, toi ?

Durand : Oui, m’sieur.

Monsieur Rousseau (impérial, à l’élève qui tenait la feuille de notes) : Tu lui mettras 20.

Ce type de péréquation provoquait généralement un flottement dans la classe où fleurissaient les apostrophes de : faillot ! ch’cul ! c’est pas juste ! etc. Mais notre professeur voyait dans la proclamation impudente de ce favoritisme la meilleure des réclames possibles pour renouveler ses effectifs chantants toujours menacés par la pénurie. Il y recourait donc chaque fois que les circonstances le commandaient. En ce troisième trimestre de l’année 1968/1969, il eut l’idée, comme chef de chœur, de faire enregistrer un disque à la chorale du lycée. La difficulté était de trouver un pianiste capable de soutenir les masses vocales et d’improviser un accompagnement sous les chants a capella en les appuyant d’une harmonie de bonne facture. Lui-même ne se sentait pas de taille, je suppose, à affronter cette tâche.

- Allez, mon vieux, merci ! Mais tu verras, c’est un travail intéressant que je te demande-là…

La première répétition de la chorale se passa sans incident majeur, en présence de Florentin qui avait réussi à se faire embaucher comme technicien ingénieur du son, affecté au magnétophone ; après avoir postulé la place avec opiniâtreté, Florentin usait fréquemment la patience Monsieur Rousseau en se trompant dans les commandes de l’appareil.

Un autre personnage assistait à la scène et suivait avec un amusement mal dissimulé les efforts impuissants dépensés par Monsieur Rousseau pour contenir sa troupe de chantres récalcitrants : c’était Monsieur Le Goanvic, professeur de lettres et grand promoteur d’activités culturelles au lycée Boileau où il incommodait à peu près tout le monde en se mêlant systématiquement de ce qui ne le regardait pas. Sa frénésie de service était celle d’un boy scout envahissant ; il épanchait son indiscrète bienfaisance sur dix activités concurrentes auxquelles il n’accordait qu’un résidu de son temps, sans jamais consacrer à aucune d’elles la pleine attention qu’elles auraient méritée. Monsieur Rousseau supportait mal ce tourbillon étique auquel il reprochait à deux ans d’intervalle le fiasco de L’Arlésienne de Bizet qui provenait, selon lui, de ce que l’orchestre, au lieu d’être admis à jouer sur scène, avait dû s’installer en contrebas, devant les tréteaux.

Mais comme Monsieur Le Goanvic avec sa fausse simplicité copain-copain était l’homme indispensable à toute manifestation culturelle du lycée, notre chef de chœur ne pouvait se dispenser d’avoir recours à ses bons offices et s’y résolvait avec cette obséquiosité qui, quelque sentiment qu’il eût, régissait ses relations avec ses égaux ou ses supérieur.

Malgré la réunion de toutes ces conditions favorables, la séance d’enregistrement n’eut jamais lieu. Monsieur Rousseau, sous prétexte qu’il était obligé d’assister à un conseil de classe, avait soudain laissé tomber l’édifice de ronds de jambe et de flatteries qu’il avait érigé en vue d’immortaliser dans la cire l’exécution de sa chorale.

Nous touchons à ce point au terme de l’affaire Bouchou qui connut son épilogue peu après. Le cynisme avec lequel Monsieur Rousseau avait abandonné ses projets d’enregistrement, nous incita à relancer brièvement, en attendant une meilleure inspiration, la pratique des « coups blancs » de vieille mémoire ; puis, en dépit des examens des uns et des autres, qui venaient compliquer notre coordination, nous parvînmes à conjuguer nos efforts pour élaborer la lettre suivante :

 

 

« Monsieur,

 

Votre numéro de téléphone et celui de notre établissement de rééducation pour muets du n°33 de la rue de la Bouche Ouverte à Mirmont ne différant que d’un chiffre, nous prenons l’initiative, à la suite de nombreuses alertes dont nos services ont été destinataires, de vous prévenir que vous vous exposez à recevoir par erreur des communications apparemment silencieuses.

 

 Je vous serais donc obligé, dans un tel cas, de vous abstenir de toute manifestation d’impatience ou d’irritation propre à ébranler le moral de nos malades aphones.

 

La maîtrise de vos réactions sera une véritable contribution à l’avancée de la science dans le domaine si délicat du mutisme pathologique.

 

Avec mes remerciements anticipés, je vous prie d’agréer, Monsieur, l’assurance de mon ressentiment distingué.

 

Le Directeur de l’Institut,

 

André CLAIRBOC. »

(à suivre)