dimanche 30 janvier 2011

Le G.A.L.C. (suite n°I)

Par une étrange fatalité, les projets pédagogiques que Le Goanvic décrétait en début d’année comme un édit prétorien restaient le plus souvent lettre morte ou végétaient au stade de la conception. On peut citer à titre d’exemple la fin précoce des Graffitis de la tour Eiffel, expérience romanesque avortée à laquelle participa Delabre avant qu’il redoublât sa première. Le Goanvic s’était mis en tête de faire écrire par sa classe (de quatrième ou de troisième, je ne sais plus) une histoire qui aurait été ensuite publiée dans la Bibliothèque verte, collection destinée aux adolescents. Le cadre de l’aventure était un lycée, qui sans doute ressemblait trait pour trait à Boileau, et la majeure partie de l’ouvrage devait être composée par les narrations des élèves dont les sujets, pendant toute l’année, correspondirent aux différents épisodes de l’intrigue. Le titre du roman était évidemment dû à l’humour original du professeur… Une commission d’élèves était chargée de rassembler les narrations, d’en sélectionner le meilleur, de les étoffer, de les redistribuer en chapitres et de ménager les raccords qui donneraient son unité à l’ensemble du récit. Ce comité directorial qui devait profiter des congés pour avancer ses travaux ne fit rien. Il préféra consacrer ses vacances à d’autres exercices. Le Goanvic, absorbé par son altruisme acrobatique, n’avait pas trouvé le temps de terminer lui-même l’œuvre collective. La Tour Eiffel aux graffitis est, depuis, restée plantée dans les limbes. Ồ vieil Eiffel, rassure-toi, le double de ton obélisque de métal, profané par des collégiens iconoclastes, y demeurera encore longtemps hors d’état de nuire à ta réputation.

Une autre fantaisie de Le Goanvic, que Delabre me rapporta, avait été de rajeunir la classique leçon de récitation : à la poésie déclamée le plus souvent à côté de la chair professorale par un élève figé et inexpressif, venait se substituer une scène dramatique à deux personnages représentée, pour plus de réalisme, sur les planches du théâtre du lycée. Perfectionniste quand il s’agissait de juger le travail de ses élèves, nerveux de surcroît, l’inventeur de cette nouvelle forme d’exhibition en tira très peu de satisfaction et beaucoup plus de motifs de perdre son calme. Au cours de la représentation d’un extrait du Marius de Pagnol il sauta sur le plateau, paraît-il, pour gourmander l’un des comédiens improvisés qui ignorait la façon adéquate de déboucher une bouteille de Pastis… Delabre en l’occurrence avait fait équipe avec Cardon : une première fois dans une scène de l’Avare où Cardon prêtait son talent au personnage d’Arpagon et donnait la réplique à Delabre qui ânonnait le texte de Maître Jacques ; une deuxième fois dans l’Aiglon. Là Cardon malgré un physique un peu rude pour le personnage, s’était distribué le rôle du Duc de Reichstadt alors que Delabre dont la finesse de traits aurait mieux convenu au héros, incarnait l’empereur Franz. C’était le passage célèbre où grand-père et petit-fils se confient l’un à l’autre, et Delabre, selon un jeu de scène éprouvé, devait prendre Cardon sur ses genoux. Touchant tableau qui ne fut même pas un baume sur les plaies saignantes de Le Goanvic : les acteurs improvisés ne savaient pas leurs vers, pas plus qu’ils n’avaient su débiter auparavant la prose de Molière.

Parmi ses multiples occupations, Monsieur Le Goanvic comptait celle de veiller aux destinées du G.A.L.C. dont il était la moelle épinière, le fluide vital, le souffle générateur, et spécialement de diriger le Club de cinéma [Pythagore-film] du lycée Boileau. Le Goanvic assez curieusement était un cinéphile passionné et réalisa, avec les moyens du bord, plusieurs films aussi anodins que bien intentionnés dont il était très fier. L’un, que je veux bien supposer meilleur que les autres, remporta un prix ; mais il était question dans cette œuvre à caractère documentaire du poète Du Bellay ; le reste de sa production consistait en fables de patronage, toujours moralisantes, tournées avec la participation d’élèves et de professeurs en guise de comédiens. J’ai oublié le titre de certains des films dont il avait été le réalisateur, mais les thèmes m’en sont restés en tête. Ils duraient en moyenne une trentaine de minutes chacun.

En tête, je placerai le chef d’œuvre, celui qui faisait honneur à la tradition culturelle du lycée Boileau : la mésaventure de trois jeunes garçons qui s’estropiaient en voulant faire partir une fusée de leur fabrication vers la lune. À la fin du film les spectateurs s’aperçoivent sans étonnement qu’il s’agissait d’un mauvais rêve aux accents prémonitoires, inspiré par la providence à l’un des chimistes néophytes pour le mettre en garde contre le danger des explosifs (pendant la seconde moitié des années cinquante plusieurs enfants, croyant pouvoir jouer impunément les artificiers amateurs, avaient payé cher leur passion des voyages intersidéraux). Il y avait aussi l’Ocarina qu’un gamin  trouve dans la rue ; le jeune héros se résoudra à rendre l’objet à son légitime propriétaire après avoir résisté à la tentation très vive de se l’approprier. Je fis de la figuration dans une séquence de ce film qui avait pour décor l’un des stades de la rive gauche. Le tournage eut lieu en deux fois. La première prise fut effectuée en juillet 1963 ; la seconde en juillet 1964. Pour cette raison, acteurs et comparses vieillissent subitement d’un an sur la pellicule, passant sans transition de l’enfance à l’adolescence, sans que le thème de la fiction et sa chronologie y soient pour rien. Le dernier des films de Le Goanvic que j’aie vu avait pour sujet la crise intérieure d’un adolescent qui s’aperçoit que son père n’a jamais été le héros de la guerre d’Espagne qu’il se targuait d’être. Pour nous, élèves du lycée Boileau, ce moyen métrage présentait l’attrait d’être interprété, dans le rôle du faux résistant espagnol, par notre professeur d’éducation physique, Monsieur Malmeyda. Sauf les « dispensés » de sports, il n’était pas un lycéen de Boileau qui n’eût, une année ou l’autre, enfilé roulades-avant, petite foulée, saut en hauteur costal et course de fond sous le sifflet martial et plutôt débonnaire de ce gymnaste inévitable. Par souci de la couleur locale, on lui avait fait jouer de la guitare ; il incarnait un ouvrier, logé dans un demi-taudis dont la caméra détaillait complaisamment les contrastes d’ombre et de lumière.

L’accession de celui que nous avions surnommé Mamoumoute au rang de vedette lors de la projection publique du film avait été saluée par des clameurs joyeuses dont un esprit averti pouvait déceler l’ironie. Les autres spectateurs qui n’avaient pas la ressource de se raccrocher à cet aspect pittoresque, subissaient une lugubre peinture de la désillusion, avec ciel couvert, pluie fine, flaques boueuses et cimetière sous la brume obligés, rendus dans un noir et blanc qui ne procédait pas d’une recherche esthétique mais de l’impécuniosité de la production. On peut encore faire mention de L’Amitié n’a pas de prix : une équipe de copains a élu domicile dans une vieille demeure qu’un type de la ville achète pour la transformer en résidence secondaire. Chassés de leur refuge, les gaillards ne dissimulent pas leur hostilité à l’égard des fils du nouveau propriétaire. Ceux-ci, par chance, sauveront d’un piège qui avait été dressé à leur intention, la sœur d’un de leurs ennemis et le beau conte nous montre en conclusion les gars d’la campagne et les fils du château se promenant main dans la main, leur différend oublié.

(à suivre)

jeudi 27 janvier 2011

Le G.A.L.C.

 

Il y avait au lycée des activités « culturelles » ou du moins prétendues telles. Elles prospéraient sous l’égide d’un organisme filandreux du nom de G.A.L.C. Sans doute ce sigle était-il l’abréviation de quelque chose comme le Groupement des activités de loisirs et de culture du lycée Boileau : il recouvrait une série de clubs aux objets les plus divers : théâtre, photographie, cinéma, marionnettes, échecs, bridge et j’en passe. En fait, l’entreprise était trop ambitieuse en regard des ressources dont elle disposait ; le peu d’acharnement de ses membres actifs accentuait encore les difficultés qu’elle rencontrait à renaître de ses cendres, tel un phénix, année après année tandis que ses effectifs laminés à chaque rentrée scolaire par le départ de la promotion sortante devaient sans cesse se reconstituer. Tous les mois de septembre elle se replâtrait pour s’affaisser d’inanition dans les semaines qui suivaient. Les participants étaient rares ; les professeurs sur qui reposaient son organisation avaient beau caresser la vanité des élèves et parfois leur intérêt pour tenter de susciter des adhérents, leur contingent restait maigre. Réduit à une affluence minimale, le G.A.L.C. ne tardait pas à prendre un petit air de réunion de famille : un noyau restreint d’habitués, unis par le ciment de la flatterie mutuelle et de la considération professorale, qui se suffisait d’une position aristocratique au sein du lycée. Comblés par les titres pompeux et les responsabilités théoriques dont l’administration lycéenne les affublait, les élèves du G.A.L.C. s’assoupissaient avec un sentiment de supériorité heureuse dans une inertie sans histoire. Il n’y avait que Monsieur Le Goanvic pour jeter dans l’affaire un semblant de vie. Maniaque de l’énergie et du dévouement inutiles, Le Goanvic était de ces types qui, à force de vouloir rendre service à tout prix, finissent par se mettre à dos tous ceux dont la reconnaissance devrait leur être acquise. Il usait les ressources d’un corps malingre à concilier mille occupations dérisoires qui n’avaient pour résultat que de lui ôter le temps qu’il aurait dû consacrer à la préparation de ses cours et à corriger ses copies. Il passait pour très consciencieux à cause de ses multiples oscillations de droite et de gauche, de son visage aigu tendu d’une peau jaune et desséchée qui lui donnait un air de jeune ascète, de ses yeux exorbités à défaut d’être clairvoyants ; mais la surabondance des obligations qu’il se créait l’empêchait de remplir aucun de ses devoirs d’une manière satisfaisante. En plus, sa bonne volonté devenait vite encombrante, de sorte qu’au lycée Boileau beaucoup des collègues qu’il avait cru aider en les entraînant dans son sillage, tenaient ses services pour intempestifs, voire malencontreux.

J’eus Monsieur Le Goanvic pendant ma quatrième, en latin. Le bilan fut significatif. Il n’avait pas le loisir de corriger nos thèmes et nos versions : il ne nous donnait que très peu de devoirs écrits et ne nous rendait nos corrections qu’après des semaines de retard. Il fut malade durant un mois au deuxième trimestre ; ses cours étaient expédiés. Le tout, avec les meilleurs sentiments du monde dont la mise en œuvre était constamment défaillante. Sa réputation pourtant n’en souffrait pas. Où s’était-elle forgée ? Je l’ignore. D’après la rumeur lycéenne, il était bon pédagogue, apprécié par ses élèves, disposé à se sacrifier pour eux, « organisé » etc. Les parents d'élèves contribuaient largement à diffuser cette légende, abusés par ses manières cauteleuses et son optimisme forcé d’ancien scout. Quand ils venaient le consulter, ils l’entendaient appeler leur fils par son prénom, ils le voyaient extérioriser une sérénité aimable, presque joyeuse : « Paul (ou Pierre, ou Jacques) est un garçon très gentil… » Cette appréciation n’engageait à rien ; elle était suivie de remarques psychologiques faciles et toujours compréhensives sur les aptitudes banales du sujet. Dès lors, père et mère étaient persuadés de la pénétration de celui qui avait su si bien cerner les qualités de leur précieux rejeton et lui accorder une si juste importance ; ils déduisaient de la familiarité avec laquelle Le Goanvic parlait de son élève et de la connaissance qu'il avait de son caractère, que leur enfant tenait dans l'estime du maître une place singulière, indépendante de ses notations qui pouvaient être éventuellement médiocres. « Comme il suit bien les jeunes et comme il s’intéresse à eux ! » songeaient-ils avec satisfaction.

Vis-à vis des élèves, Le Goanvic usait du même enrobement amical. Il n’en tirait pas d’autre profit que de passer pour hypocrite – d’ailleurs souvent à tort – auprès d’une majorité d’entre nous alors qu’il pensait nous conquérir par ses chatteries de pédagogue "dans le vent". Ses manières étaient en effet mal interprétées par ceux-là mêmes qu’elles avaient pour but d’amadouer quand elles accompagnaient la proclamation d’une mauvaise note ou d’une punition. – Thierry, je t’ai mis un deux ; mais c’est pour te faire comprendre qu’il faudra faire mieux la prochaine fois ; et tu y arriveras, j'en suis sûr ! (grand sourire amical).

Contrairement à l’idée que Monsieur Le Goanvic se faisait de ses classes, nous n’étions pas assez aveugles pour jauger le degré de sympathie que devait nous inspirer un professeur en nous fondant sur le nombre de cajoleries plus ou moins ostensibles dont il nous entourait dans les circonstances douloureuses et sans doute inévitables où il sanctionnait notre insuffisance. Les plus malins avaient tout de suite saisi que la gentillesse de Le Goanvic se bornait à une complaisance douçâtre qui tenait plus de la volonté de faire montre de bonté que du souci d’encourager les élèves et de soutenir leur effort. Il aurait mieux valu pour tous qu’il restât à sa place plutôt que d’en sortir à demi dans le registre d’une feinte égalité qui ne trompait personne.

J’ai un souvenir révélateur à ce sujet : à la fin de notre année de quatrième, suivant un rite immémorial, nous nous cotisâmes pour offrir un cadeau à nos professeurs. Comme nous n’avions pas tous le même avis sur eux, nous avions résolu le problème en prévoyant que chacun d’entre nous indiquerait à qui il destinait spécialement son obole alors que l’usage en vigueur voulait que toutes les sommes encaissées fussent mises en commun. Monsieur Le Goanvic n’eut droit à ce régime qu’à un modeste stylobille à quatre couleurs, baromètre de sa médiocre popularité. En revanche, Bélanchon, notre professeur d’allemand, un homme plutôt distant qui n’avait jamais tenté de jouer la complicité avec nous, et moins encore l’affectivité, mais dont nous avions relevé les dispositions loyales et bienveillantes, récolta une avalanche de présents. Il lui en venait de toute part, de chacune des sections qui se trouvaient réunies dans sa classe. Je revois son air ahuri quand il découvrit les quatre ou cinq paquets amoncelés sur sa table, et sa confusion quand il nous remercia de nos dons ; en tant que professeur de deuxième langue il ne s'était attendu à aucune libéralité de notre part, et son émotion réelle, pour retenue qu’elle fût, suffisait à le prouver. D’où il ressort que les maîtres ont mieux à faire que chercher à séduire leurs auditoires, et qu’ils gagnent davantage à susciter leur confiance.

Pour le reste, Le Goanvic était tatillon. Il faisait obligation à ses élèves de posséder un carnet de tel format, un cahier dont les carreaux avaient tel espacement et les pages telles dimensions etc. ; d’écrire sur le premier d’une manière différente de celle employée pour le second. La discipline intellectuelle qu’il imposait à ses classes ne planait pas dans les nuées, on s’en rend compte ! Sa notation, déduite de la haute idée qu’il avait de sa valeur et de l’impossibilité d’admettre que ses élèves puissent approcher ses anciens exploits scolaires, était naturellement sévère.

Il y avait en lui de l’esprit de l’ex-premier de classe qui contemple sans indulgence ses successeurs. Il appliquait des méthodes qui se voulaient modernes et qu’il croyait rendre attrayantes par l’usage d’un vocabulaire original où se mêlaient références doctes et intentions humoristiques (ou conçues comme telles). À ses sections littéraires, il imposait la lecture d’une œuvre de littérature française tous les quinze jours ; une discussion en classe était prévue, qui avait reçu la dénomination de forum… Chacun devait y apporter un document rédigé de sa main, contenant un résumé de l’intrigue du roman ou de la pièce de théâtre, un portrait de l’auteur replacé dans son époque, l’exposé des caractéristiques de l’œuvre et, « en les justifiant », le compte rendu de ses impressions de lecture. Je laisse à qui veut, le soin d’imaginer les banalités, voire les âneries, dont ces échanges de vues pouvaient être l’occasion. Les poncifs scolaires que le fainéant volubile et le phraseur besogneux manient avec un égal bonheur allaient évidemment bon train.

(à suivre)

mardi 25 janvier 2011

DISTRIBUTION DE PRIX 1967 (suite n°III)

Seuls quelques représentants de l’Université avaient revêtu leur toge d’enseignant. Notamment un type encore jeune qui assomma l’auditoire par des considérations pédantes sur la Culture dont il prétendait faire sauter les verrous et les cloisonnements. Outre que ses idées claironnantes dataient du mouvement Dada d’avant-guerre, la présentation dogmatique qu’il en donnait accusait encore leur inutilité. La culture, disait-il en substance, n’est pas seulement livresque mais résulte de toute industrie humaine. (Quelle audace !) En corollaire, tout devenait objet de culture : la chronique des faits divers, la littérature de gare, la bande dessinée, les placards publicitaires etc. L’énumération de ces nouveaux territoires gagnés à la spéculation intellectuelle durait au bas mot une demi-heure ! La faiblesse de la démonstration venait de ce que, tout en prétendant affranchir la culture de ses rapports avec le goût, l’éducation et le savoir où elle puise traditionnellement ses références, l’orateur par déformation professionnelle ne pouvait y voir autre chose que l’instrument d’une discipline scolaire appliquée aux productions les plus positives ou les plus ordinaires de la vie courante, et destinée, partant, à les dénaturer. On le sentait prêt à consacrer sa méthode d’érudit ès-lettres à l’étude du roman-photo, du tract politique, des notes administratives, des modes d’emploi d'appareils ménagers de la même manière qu’il eût étudié les plus ambitieuses réalisations du génie humain. Il n’y avait qu’un produit de l’Université française pour tirer tant de conclusions fausses de prémices aussi évidentes ; et il fallait rien de moins que ses collègues pour s’extasier sur la témérité d’une pensée pulvérisant, à les entendre, l’emprise tenace de préjugés ancestraux. De mon côté, je considérai cette palabre en forme d’exhibition virtuose comme un exercice de bavardage moins imprévisible qu’insupportable.

Monsieur Lalou nous dit de cet universitaire : –  Il vient d’être nommé à Mirmont. C’est un homme très brillant, qui n’a pas l’air apparemment de vouloir rester dans les sentiers battus. Vous pensez bien que son discours n’a pas été du goût de tout le monde ! (Entendre par là : le proviseur et la fraction conservatrice du professorat.) Lalou, lui, paraissait avoir apprécié ce morceau de haute éloquence, jusqu’à en admirer l’originalité et la vigueur.

Je profite de la circonstance pour dire quelques mots de Monsieur Lalou qui me retint un soir à dîner chez lui avec Quentin deux ans après ma sortie du lycée. Il devait avoir à cette époque environ trente-cinq ans. Comme tant de professeurs de sa génération, il péchait par excès d’indulgence pour l’anticonformisme dont les apparences lui en imposaient beaucoup plus que le fond. Je discernais dans cette inclinaison qui ne lui était pas naturelle l’influence du caractère passionné de son épouse : celle-ci, professeur de lettres comme lui, paraissait plus prompte à s’émouvoir d’une idée qu’à en examiner le sens. La religion de l’originalité qui signifiait, pour Madame Lalou, le refus des valeurs morales traditionnelles, avait fini par déteindre largement sur son mari : quand Monsieur Lalou consentira à laisser pousser dans le cou ses cheveux déjà rares, pendant l’été 1969, à une époque où ce négligé est déjà depuis longtemps passé dans les mœurs, Madame Lalou le fera remarquer à tout un chacun avec une joie enfantine. « Vous avez remarqué qu’il a les cheveux longs ? » Insistant sur ce détail physique comme si son époux venait de remporter une grande victoire sur lui-même, qui exigeait des encouragements réitérés…

Aussi quand son jeune frère, dans les mêmes circonstances, lui raconte qu’une serveuse n’a pas été aimable avec lui dans un café-restaurant du Boulevard Saint Michel à Paris, Madame Lalou décrète : « C’est à cause de tes cheveux ». Or le jeune homme a une coupe mi-longue qui, aujourd’hui que l’opinion publique s’est habituée aux fantaisies capillaires les plus débridées, ne risque plus d’effaroucher personne ; à plus forte raison dans le quartier latin où il n’y a guère que les poils coupés ras qui puissent susciter une réaction de surprise ou de malaise. – Croyez-vous que ce soit vraiment pour cette raison ? hasardai-je. Jamais en effet je n’avais remarqué que les frères Valois (Quentin et Florentin) aient pu s’attirer, par leur chevelure, la réprobation des garçons de café ou du personnel des restaurants qu’il nous arrivait de fréquenter.

Mon incrédulité a pour conséquence de tourner vers moi tous les visages, sidérés, sauf celui de Quentin qui est au demeurant le seul à être vraiment chevelu. Je deviens le point de mire pour avoir douté du martyre que subissent quotidiennement les bohèmes, les hippies et les anarchistes de France ; je me sens un peu comme un marxiste-léniniste qui réaliserait, après avoir vanté le libéralisme du système soviétique, qu’il vient de parler à une amicale d’anciens prisonniers du goulag. – Mais si, je vous assure ! réplique Madame Lalou, toutes convictions dehors. Evidemment vous ne vous en rendez pas compte : vous, on ne peut pas dire que vos cheveux soient longs ! Je lui concède que mes cheveux sont plutôt courts ; mais de là à imaginer à quel point les cheveux longs peuvent provoquer d’hostilité... – Mais si, on ne le croirait pas : c’est toujours comme cela ! etc.

J’opine pour ne pas instaurer un froid. Quentin se tait, stupéfait d’apprendre à quels périls il a jusque là échappé. Quant au frère rescapé du restaurant réac du Boul’ Mich’ il arbore le sourire modeste d’un héros qui serait l’unique survivant d’une déflagration mondiale.

Timide, tributaire de son entourage pour les questions matérielles, impressionnable, Lalou aurait bien du mal à ne pas se laisser entamer par ses proches qui forment autour de lui un rempart nécessaire contre la vie pratique, et influent par ce biais sur son jugement qu’il a naturellement fin et nuancé.

Quand je l’ai revu en novembre 1971, Monsieur Lalou avait perfectionné encore son débraillé : vieux chandail usé, chemise élimée dont juste une partie du col était visible. Il aurait dû, dans son négligé, avoir l’air à l’aise ; au contraire il me faisait l’impression d’être emprunté, plus que lorsqu’il s’habillait strictement d’un veston gris clair ou d’une veste de daim marron et d’une cravate discrète pour venir nous faire cours au lycée Boileau en 1965-1966. J’avais beau m’appliquer à l’accepter dans sa nouvelle tenue, je ne trouvai qu’un assemblage forcé de gestes, d’allure et de paroles ; rien de l’harmonie qu’il dégageait autrefois, quand il vivait en accord avec lui-même. Car, pour autant que je puisse l’affirmer, l’extérieur avait chez lui beaucoup plus évolué que la sensibilité et les goûts qui constituaient le fond de son caractère. Je pouvais en tout le cas le croire à l’entendre parler avec sérieux de son métier de professeur d’université et à le voir sagement établi dans un lotissement de la périphérie de Mirmont, propriétaire d’un pavillon qu’il avait meublé sans y mettre de recherche ou de soin particulier, calé entre une femme expansive et étourdie, « intellectuelle » comme lui, et deux gosses en bas âge. Dans un cadre aussi millimétré, pour ne pas dire : géométrique, les appels à la révolution, quand même ils remuaient en lui des aspirations sincères, sonnent faux et tout autant les sous-entendus frondeurs ou le laisser-aller vestimentaire.

Lalou eut-il l’intuition de la déception qu’il me causait ? Trouva-t-il que j’essayais de le percer à jour ? Il s’exprimait avec une sorte d’embarras, comme sur la défensive ; peut-être simplement ennuyé de ne pouvoir me recevoir sans qu’épouse et mioches viennent troubler notre entretien.

Je préfèrerais penser qu’il regrettait non ma venue, mais l’impossibilité où nous étions de converser avec l’abandon nécessaire à une véritable reprise de contact. Je ne saurais pourtant l’affirmer. Il est probable que l’impression qu’il aura tirée de moi à l’occasion de cette dernière entrevue fut aussi peu favorable que celle que je conservai ensuite de lui. Les relations que nous avions eues pendant mon année de seconde s’étaient déroulées au mieux : sans doute la sagesse aurait-elle voulu qu’elles s’arrêtent là. Monsieur Lalou professeur de français-latin au lycée Boileau et moi, l'un quelconque de ses élèves, les choses allaient bien mieux ainsi.

jeudi 20 janvier 2011

DISTRIBUTION DE PRIX 1967 (suite n°II)

 

Le plaisir de recevoir un livre aurait pu nous rasséréner ; seulement la lecture est un vice moins répandu qu’on ne le croit chez les jeunes gens et du reste nous imaginions trop bien, pour nous en réjouir, les invendus et fins de séries que nous allions rapporter dans nos foyers… En quatrième, par exemple, il m’avait été fait don, dans une édition brochée aux feuillets inégaux et à l’impression crasseuse, du… second tome du Capitaine Fracasse. Comme bien on pense, je remis le contact avec le célèbre bretteur à une époque hypothétique où la fortune me mettrait en possession du tome premier ignoré de l’administration du lycée. En troisième, malgré une année mauvaise en général, j’avais eu droit au Théâtre choisi de Corneille édité en deux volumes par la Collection Nelson, dont les caractères d’imprimerie qui transparaissaient au travers du papier, étaient à peu près illisibles.  J’étais cependant parmi les plus gâtés des récipiendaires, et devais cette grâce à l’intervention personnelle de Lenormand, notre professeur principal, qui avait voulu me récompenser de la sorte pour mes devoirs de français. Je revois encore la tête dépitée de Barbulain, un bûcheur qui cumulait plusieurs nominations enviables, comparant mes deux consistants volumes reliés avec le mince fascicule de reproductions de Picasso dont il devait se contenter pour percevoir la gratification d’une année de tension et de peine ! J’ai toujours pensé qu'il avait dû ce jour-là découvrir une forme insoupçonnée de l’injustice humaine qui ne l’aurait évidemment pas ému si elle s’était exercée aux dépens d’un de ses camarades car Barbulain était de ces garçons paisibles, toujours prêts à s’amuser sans arrière-pensée des mésaventures qui arrivent aux autres quand ils en sont tranquillement les spectateurs.

Je reviens à l’année 1967 ; je reçus le Spleen de Paris en Bibliothèque de Cluny ; le seul livre de prix de toute ma scolarité secondaire que je pus lire. Cardon obtint, si je me rappelle bien, une historiette narrée en allemand qui récompensait ses qualités de germaniste distingué. Les frères Valois, eux, n’étaient pas de la fête. Quentin était renvoyé du lycée (il continua sa scolarité dans un établissement privé de la lointaine périphérie de Mirmont) et Florentin devait redoubler sa première.

Le cérémonial se déroulait sans accroc quand un incident vint lui donner un peu de vie. La distribution commençait par les plus hautes classes pour finir par les plus petites. Les terminales, premières, secondes étaient, après les classes supérieures, les plus tôt servies sans avoir rien à faire ensuite qu’attendre. Lorsque les classes supérieures eurent la permission de quitter les lieux pour aller réviser leurs concours, les autres classes dont le tour était également passé mais qui, elles, devaient rester jusqu’à la fin, se sentirent une pressante envie de les suivre.

Un mouvement se dessina, d’abord timide, qui grossit bientôt. D’un coup les strapontins de la partie Sud du théâtre se rabattirent ; les gradins d’abord seulement clairsemés par le départ des préparatoires, se vidèrent brutalement tandis que nous cavalions dans le moins descriptible des désordres en direction de la sortie.

Ce fut une sorte de réveil bruyant, inattendu, comparable à l’effet de surprise causé par l’armée napoléonienne lorsqu’elle déboula sur le versant italien des Alpes. La confusion fut extrême, alimentée par les clameurs, les rires et les piétinements des fuyards dont la bousculade ébranlait le plancher des promenoirs qui ceinturaient la salle. Nous nous engouffrâmes dans la sortie de gauche pour nous retrouver bloqués par des pions, appelés d’urgence, qui s’étaient disposés en cordon afin de stopper net notre élan. Peu nombreux furent ceux qui réussirent à passer outre. Il y eut quelques secondes d’une lutte qui consistait à pousser, les surveillants dans un sens, nous dans l’autre. Mais déjà la tentative avait échoué : du moment qu’intervenaient les gardiens de la discipline, aucun de nous ne tenait à un réel affrontement qui n’était décidément plus de saison à la veille des vacances d’été. Notre agression fut molle : le front se contentait d’être propulsé en avant par l’arrière-garde. Finalement nous battîmes en retraite dans un chaos qui valait la débandade de notre tentative d’évasion, la précipitation en moins. Chacun reprit sa place comme si de rien n’était. C’est à peine si quelques polards songèrent à un rapprochement possible avec la percée de Nivelle, de triste mémoire.

Le proviseur improvisa un bref laïus dans lequel il blâmait notre conduite et croyait devoir nous rappeler quel était le sens profond d’une distribution de prix. Le calme se rétablit et un demi-silence succéda au remue-ménage précédent, dans une atmosphère malgré tout plus électrisée qu’au début

Pour anodine qu’elle soit, l’anecdote est parlante : elle démontre l’inanité des efforts d’une administration lycéenne déjà condamnée, proche d’être emportée par la disgrâce des méthodes d’enseignement traditionnelles, ressenties par les enseignants eux-mêmes comme sélectives et autoritaires. Il allait en être ainsi de la notation chiffrée. On peut voir aussi dans cet épisode le signe avant-coureur des évènements qui devaient se produire l’année suivante, un fait isolé relié par un réseau secret à l’avènement du mai révolutionnaire qui fermentait sans qu’on pût encore le prévoir.

La distribution terminée, nous bavardons, Cardon et moi, avec Monsieur Lalou, notre professeur de français de l’année précédente. Il nous apprend que le proviseur avait exigé de tous les professeurs agrégés qu’ils fussent en toge. Mais ceux-ci, jaloux d’une dignité individuelle qui passait à leurs yeux par le refus de l’uniforme, avaient protesté avec vigueur d’une seule voix contre toute tentative d’enrégimentement. Il est bon de préciser que la presque totalité d’entre eux avait d’autant plus de répugnance à arborer un costume comme l'attribut de leur profession, qu’ils n’en détenaient aucun. Lalou nous rapporte avec jubilation la répartie d’un de ses collègues, qu’il paraît trouver à la fois spirituelle et courageuse : « Je ne vais tout de même pas m’acheter une robe pour ça ! » Submergé par une fronde unanime le proviseur avait dû s’avouer vaincu, et renoncer à la restauration d’un formalisme qui risquait de répandre la discorde dans ses effectifs les plus gradés.

(à suivre)

lundi 17 janvier 2011

DISTRIBUTION DE PRIX 1967 (suite n°I)

J’ai gardé le souvenir d’un garçon qui était mon condisciple en dixième et en neuvième à l’école Saint Joseph où il raflait tous les prix et que je rencontrai à nouveau au lycée Boileau bien des années plus tard. Il se nommait Alain Pruvost. Il était resté bon élève, sans toutefois avoir conservé cette supériorité lumineuse qui faisait sa gloire dans les petites classes. En plus à cette époque, surmonté d’une belle mèche blonde, il ressemblait au héros de Sylvain et Sylvette avec lequel je le confondais vaguement, ce qui redoublait son prestige à mes yeux. Comme notre maîtresse d’école s’extasiait parfois devant nous sur les joies que son frère aîné et lui, aussi bons élèves l’un que l’autre, devaient procurer à leurs parents en leur rapportant des carnets de notes si brillants, j’en étais venu à lui attribuer, sans ressentir autrement de sympathie pour lui, une espèce de primauté spirituelle assimilable à l’amorce d’une perfection qui l’aurait essentiellement distingué du reste de ses camarades, imparfaits et faillibles. Or quand je le retrouvai à Boileau ses épaules s’étaient arrondies, son allure était devenue commune. Il parlait avec des inflexions de voix un peu traînantes, plaquées sur des propos banals que pimentait l’humour rebattu d’un collégien sans invention. S’y ajoutaient quelques remarques sentencieuses en guise d’idées générales. Il ne restait plus de lui qu'un adolescent balourd qui avait rudement conquis la place du gamin gracieux et éveillé qu’il avait été quelques années plus tôt.

À la distribution des prix qui clôtura notre année de quatrième, je remarquai un camarade, Brassière, habillé avec un mauvais goût si affiché que j’en fus gêné pour lui. Je ne lui connaissais jusque là que les pull-overs, polos, blousons et duffle-coats que nous portions d’habitude, avec lesquels il nous était difficile de verser dans une élégance tapageuse. (J’excepte de cette sobriété vestimentaire le chapeau tyrolien en feutre vert qui fit fureur pendant l’année 1962 et dont la mode après une saison s’évanouit aussi vite qu’elle était venue.) Pour la circonstance, Brassière s’était mis en frais d’un costume bleu marine, rehaussé d’un gilet rouge et d’une cravate bleue à pois jaunes qu’il arborait avec la fierté d’un chic sans rival. Lui, faisait partie de ces garçons travailleurs comme il en existe souvent trois ou quatre par classe, qui talonnent le prix d’excellence sans se hisser tout à fait à son niveau mais méritent en fin d’année les ovations du corps professoral pour leur assiduité et leur constance. Il me sembla, à la vue de notre camarade pareillement accoutré, qu’en dépit de mes résultats scolaires, bien peu remarquables comparés aux siens, je n’avais guère de raisons de l’envier : au moins possédai-je une juste idée de ma personne qui la protégeait du port d’un habillement bariolé et clownesque dont ma jeune dignité aurait souffert. Ce garçon n’avait attendu que sa quinzième année pour laisser éclore dans le domaine du goût une absence d’éducation que le lycée, quoiqu’il prétendît nous instruire en toute matière, était bien impuissant à conjurer… L’ère égalitaire prenait fin : nous avions treize ou quatorze ans ; les amarres rompaient déjà tandis que notre enfance s’effaçait. Tout bien pesé, cette distribution de prix, au lieu de m’inculquer le respect du labeur modeste dont le lycée nous vantait les perspectives fructueuses, m’avait convaincu de l’intérêt très relatif du savoir scolaire et des limites de son rayonnement. Je saisissais que l’enseignement qui nous était prodigué, si consciencieux que fussent nos professeurs, ne pouvait que renforcer dans le meilleur des cas le développement spontané d’une nature distinguée mais certainement pas pallier l’action défaillante du cercle familial sur une nature fruste, laissée à son seul gouvernement. En a parte, je procédais à une redistribution des prix, plus véridique sinon plus équitable dans l'absolu.

En 1967, le proviseur du lycée Boileau décida de faire reluire les distinctions scolaires distribuées par son établissement, en réunissant pour une fois l’ensemble des élèves destinés à recevoir des livres de prix dans le vieux théâtre de Mirmont, place Aristide, dont les dimensions étaient assez vastes pour contenir cette nombreuse sélection. Les enseignants dont certains avaient revêtu la toge, trônaient sur la scène ; ils étaient assis derrière les autorités de la ville, parmi lesquelles le procureur général Sylvain Gros se signala par une allocution de la meilleure veine soporifique qui avait au moins la qualité de respecter la tradition du genre. J’aurais voulu me dispenser d’assister à mon triomphe, limité en l’occurrence à la récolte indigente d’une année de quasi-pénurie, mais mes parents avaient insisté pour que je participe à ces solennités par loyalisme envers l’institution lycéenne qui travaillait à ma réussite future. Je dus pour un malheureux deuxième prix de français et un médiocre accessit d’histoire, supporter quelque trois heures de fournaise dans un fauteuil en bois qui branlait, à voir l’interminable défilé des gloires précoces de Boileau. Des sixièmes aux classes supérieures en passant par tous les degrés intermédiaires de l’échelle scolaire… Les surveillants, au micro, se relayaient pour psalmodier sans conviction la mercuriale du palmarès. Dehors le soleil invitait à de plus joyeux divertissements, mais nous ne devions en avoir cure.

Perchés sur leurs tréteaux, inoccupés, enseignants et invités de marque offraient à nos regards désœuvrés leurs physionomies de bêtes curieuses, figées dans une immobilité de momies chinoises.

Je m’étais muni pour tuer le temps d’une biographie de Rossini que je ne pus lire longtemps, distrait par les harangues, le brouhaha et l’incommodité de mon siège. Un ennui pesant planait sur tous, excepté sur les héros du jour qui se comptaient à trois ou quatre par classe. Les autres lauréats, regroupés en un peloton anonyme, abondant et obscur, se montraient plus sensibles à la macération de leur postérieur qu’à l'émulation qu'auraient dû exciter en eux les félicitations et les applaudissements réservés aux meilleurs.

(à suivre)

lundi 3 janvier 2011

DISTRIBUTION DE PRIX 1967

J’ai fait plus haut une allusion à la distribution des prix de l’année 1967, à propos de la sympathie dont Duroi se prit pour Fontaine sans que ce dernier y fût d'ailleurs pour rien. Si cette cérémonie revêt après coup une importance singulière, c’est qu’elle fut la dernière des distributions de prix du lycée Nicolas Boileau dont les traditions furent dès l’année suivante balayées par l’élan rénovateur de mai.

Il y avait déjà beau temps que les distributions de prix s’étaient dégradées au lycée Boileau. Seuls les élèves qui avaient obtenu le prix de tableau d’honneur ou un premier ou second prix dans une matière quelconque, fût-ce l’éducation physique, y étaient conviés afin qu’il n’y eût pas de risque d’encombrement. Tout le cérémonial qui se bornait du reste à un monologue du censeur ou du proviseur et à la fastidieuse lecture du palmarès se trouvait accompli en l’espace d’une heure à peu près. Nous étions en effet réunis par années d’étude qui se succédaient les unes les autres pour prendre moins de place dans le gymnase ou sous le préau où les contingents des classes d'un même niveau, même réduits par une sélection congrue, n’auraient pu tenir tous additionnés.

Que retirions-nous de ces parades où nous défilions endimanchés pour gagner la chaise inconfortable qui nous attendait, dans un climat de mutuelle satisfaction tout à coup institué entre professeurs et lycéens ? L’ennui, pour ceux des élèves qui s’y trouvaient convoqués sans participer vraiment à la compétition scolaire, la vanité pour ceux qui y brillaient et en retiraient un sentiment d'importance. C’était le coup d’encensoir, fruit et parfois objectif de neuf mois d’effort ; récompense modeste si l’on songe au travail dépensé pour l’obtenir et, dans bien des cas, trophée exagéré en regard de la qualité de ce travail.

Quelques parents venaient assister au triomphe de leur progéniture, dont la satisfaction anticipait sur la réussite à venir des jeunes prodiges et s’exprimait d’une manière souvent plus puérile encore que celle de leurs enfants. Ils y mêlaient des remerciements bruyants à l’adresse des professeurs qui prenaient un air paterne pour répondre qu’ils avaient eu la chance de tomber sur une nature très douée dont les heureuses dispositions leur avaient grandement facilité la tâche. – Tout de même, vous avez su intéresser notre fils et vous l’avez toujours bien suivi !

(Le jour de la distribution des prix est celui où les parents, délivrés pour un temps de la hantise scolaire, sont portés à s’entretenir d’égal à égal avec les professeurs. Mais pour peu que la récolte des prix ou des accessits engrangés par le jeune espoir ait été généreuse, leur assurance passe parfois la mesure et il n’est pas rare que les satisfecit dont ils payent les maîtres soient aussi mortifiants que le certificat de bonne conduite qui échoit au domestique lorsqu’il est congédié. À la rentrée – ouf ! – le professeur est assuré de retrouver tout son prestige.)

Comme les « forts en thème » n’étaient pas légion parmi nous, quoique le lycée Boileau posât à la manufacture d’élèves émérites, les pères et mères venus savourer l’apothéose de leur héritier, ne se comptaient pas par dizaines.

Bien que nous fussions finalement entre nous, l’aspect inhabituel de la fête et les distinctions qu’elle distribuait inégalement, pour la plus grande humiliation des mauvais sujets interdits de réjouissances, donnaient à beaucoup d’entre nous un comportement guindé, presque embarrassé. Les vacances si proches avaient déjà commencé à nous disperser et nous étions surtout désorientés de nous retrouver comme des étrangers dans le « bahut » mort, abandonné aux premières langueurs de l’été, sans avoir le projet d’y travailler ou de nous y dissiper. De chahut il n’était effectivement pas question ce jour là en raison de la solennité qui nous en imposait malgré son indigence, et de la bonhomie pateline des professeurs qui nous retirait tout motif et même toute envie de les contrarier une dernière fois. Nous ne nous reconnaissions plus, habillés pour la circonstance avec plus de recherche que d’habitude… certains même carrément costumés. Dans ce registre, il s’établissait entre nous un classement qui n’avait rien de commun avec celui que la distribution des prix était chargée d’exalter : il lui arrivait même souvent d’infirmer le rang qu’établissait au sein du lycée le degré plus ou moins élevé du  mérite scolaire, ou tout au moins de relativiser la valeur absolue qu’on voulait lui donner à nos yeux.

Je fis cette constatation pour la première fois à la distribution des prix de quatrième. Sans doute, dans les classes précédentes, mon sens critique n’était-il pas encore assez formé pour m’inspirer une telle observation. Je m’aperçus que des disparités tenant au milieu social existaient parmi nous, qui ne dérivaient pas seulement de la condition matérielle de nos parents, que je n’aurais d’ailleurs pas été capable d’évaluer. Je savais que mes camarades et moi étions de milieux divers ; nos parents s’enquéraient sur ce point-là de nos fréquentations scolaires. Mais jamais jusqu'alors je n’avais pris directement conscience des différences qu’allaient produire parmi nous des éducations diverses, ni des marques de distinction ou de vulgarité qui affleuraient dans nos manières d’adolescents. L’enfance a ce privilège, dans sa fraîcheur et sa naïveté, d’habiter un monde presque dénué d’inégalités : la grossièreté d’un entourage commun a eu à peine le temps d’impressionner une nature toute neuve ; le timbre aigu de la voix rend moins perceptibles les intonations incorrectes, et l’effronterie a le charme de l’impertinence. Il n’est pas jusqu’à l’accent faubourien qui ne devienne dans la bouche d'un gamin de Poulbot une sorte de coquetterie de l’esprit. Que l’adolescence intervienne, et la frimousse se métamorphose comme au travers d’une glace déformante ; les traits s’accusent, l’expression s’épaissit, la physionomie qui ne devait sa gentillesse qu’à la fraîcheur du modelé et à l’indétermination des traits, devient tout à coup ordinaire, voire atone. Ce n’est plus dans ce cas le papillon mais la chenille qui sort de la chrysalide.

(à suivre)