vendredi 22 février 2013

Mademoiselle Dubourg

Mon camarade Dominique Talon vient de commencer à étudier l’harmonie au conservatoire de Mirmont ; s’il se déclare intéressé par la matière, il apprécie moins en revanche la personnalité de Mademoiselle Dubourg qui est son professeur. C’est une grande fille de trente-cinq ans environ dont les traits sont déjà un peu épaissis. Elle parle d’une voix forte et commune, enchâssant dans un rire gras des plaisanteries qui ne le sont pas moins et procèdent le plus souvent d’un esprit de blague populacière. Pas méchante d’ailleurs, familière vis-à-vis de ses élèves à qui elle s’adresse avec un abandon tel qu’on pourrait y voir la volonté d’arracher les suffrages de son auditoire par des procédés grossiers, en tablant sur une familiarité outrée ; or sa bonhommie est sincère, et son humeur gouailleuse dictée par un débraillé sans embarras ni calcul.

Incapable de parler bas ou simplement à un degré normal d’intensité sonore, ses silences ne sont malheureusement pas empreints de plus de distinction ou de finesse. Quand elle vous écoute, Mademoiselle Dubourg projette le cou en avant et renverse par un mouvement contraire sa tête vers l’arrière, la bouche à demi béante dans un sourire qui se veut sympathique et tend à corriger le vide du regard que déserte momentanément toute lueur d'une vie intelligente. Cette mise en scène instantanée balance l’expression de la jeune femme à mi-chemin entre l’extase bachique et l’idiotie congénitale... Des cheveux ondulés et blondasses encadrent à la diable cette physionomie ébahie qui, soulignée encore par le modelé alourdi du visage, évoque le masque pétrifié de l’histrion antique, ou ces divinités primitives dont la face grimaçante substitue à l'allégorie de l’âme humaine l’image d’une béance panique.

Les professeurs du conservatoire étant presque tous des hommes, elle a pris, à force de les traiter d’égale à égal et de se mettre au diapason de leurs manières et de leurs plaisanteries indélicates, une tournure masculine et criarde.

J’avais connu Liliane Dubourg avant qu’elle fût titulaire de la chaire d’harmonie, à l’époque encore récente où elle se contentait du rôle plus modeste de pianiste accompagnatrice aux examens du conservatoire ; je me rends compte des changements qui se sont depuis opérés en elle dont la mise était autrefois soignée, les traits fins et doux, l’allure modeste aussi bien que souriante.

Talon et moi, nous l’avions vue tenir la partie de piano au concours de fin d’année pour accompagner les exhibitions des instrumentistes à vent qui, lorsqu'ils concouraient pour le premier prix, passaient leurs épreuves en public.

Le fils Lemaire, qui tenait la partie de première flûte au sein de l’orchestre symphonique du lycée Boileau, nous avait rejoints. Je n’avais rien contre ce garçon mais le sérieux stupide avec lequel ses parents l’avaient élevé pour en faire un modèle de fils appliqué et raisonnable, m’agaçait ; cette éducation trop soigneuse l’avait rendu rêche et sans grâce ; sa docilité aux objectifs familiaux et scolaires l’avait doué d’une banalité à courte vue qui lui ôtait tout intérêt. Tâtonnant dans ses phrases, éclatant de temps à autre d’un rire plus tonitruant qu’amusé, myope, il semblait exempt de toute idée sur lui-même qui ne fût pas le produit des choix de son entourage auquel il était entièrement soumis.

Nous étions donc assis côte à côte et, pour passer le temps, je l’interrogeai, avant le début des épreuves, sur sa sœur qui était grosso modo de notre âge et que j’avais entrevue dans l’orchestre du lycée où elle jouait du violoncelle ; avec une touchante absence de méfiance, il nous dévoila d’elle un ensemble de détails qui, sans porter atteinte à l’intimité de la jeune fille, relevaient d’un domaine privé qu’il eût été mieux inspiré de préserver. Nous pûmes ainsi tout connaître des habitudes, des goûts et des distractions innocentes de Mademoiselle Lemaire dont la bonne tenue, comme nous le supposions, n’avait d’ailleurs rien à envier à celle de son frère.

Lorsque Liliane Dubourg s’assit au piano dans la magie des feux de la rampe, elle apparut au fils Lemaire auréolée d’une lumière céleste, comme l’image même de la beauté, une représentation aérienne et ravissante de l’amour qui le plongea instantanément dans une extase stupide, comparable, la fatalité en moins, à l’éblouissement que ressentit Tristan en contemplant Iseult après l’absorption du philtre d’amour.

En proie à un sentiment soudain et passionné qui le clouait sur son siège, le fils Lemaire, avec sa sincérité naïve, ne put s’empêcher de me faire part aussitôt de son troublant état d’âme, me répétant à intervalles réguliers, tout le temps que dura l’ensorcelante apparition, que les élèves instrumentistes qui se succédaient sur scène avaient rudement de la chance de jouer accompagnés par elle, et qu’il aurait bien aimé se trouver à leur place, comme si de se tenir sur l’estrade à quelques mètres de l’être adoré lui eût procuré une ivresse sentimentale inouïe.

Talon évoque devant moi cette anecdote, en s’amusant de la brutale passion inspirée au fils Lemaire par Mademoiselle Dubourg deux ans auparavant. Je lui fais observer que celle-ci avait alors dans sa figure une grâce classique qui ne se manifestait jamais si bien que vue « de trois quarts » et que c’était là justement l’angle sous lequel le fils Lemaire la considérait de l’endroit où il était placé dans la salle. Cette précision topographique paraît du plus haut comique à Talon qui s’esclaffe pendant un quart d’heure… Et pourtant je ne m'en dédirai pas car Liliane Dubourg, il y a deux ans, n’était ni négligée ni excitée ; les lignes de son visage, si elles devaient progressivement s’empâter, étaient douces et régulières, et convergeaient vers une perspective idéale où s’épanouissait, de trois quarts, l’esprit de sa beauté. Par un paradoxe dont la nature est coutumière, sa physionomie dégageait alors un charme distingué, un tant soit peu ancien et mièvre aussi ; une délicatesse qui ne devait rien qu’à un heureux accident de la matière et était vouée à s’effacer pour conjuguer enfin l’apparence de la femme à la texture réelle de sa personnalité.

mercredi 20 février 2013

Le Club des Poètes (suite)

Vient le tour de l’inévitable inventaire [à la Prévert] de Jacques Prévert que détaille avec moult intonations appuyées un récitant goguenard, manifestement heureux de s’illustrer dans un numéro sans surprise dont le succès est assuré. De fait, les rires fusent avec une régularité mécanique à chaque articulation du texte ; ils traduisent moins l’amusement de la salle que la fierté qu'elle éprouve à souligner les intentions d’un écrivain non-conformiste dont la compréhension la hisse, pense-t-elle, bien au dessus du bourgeois conservateur qui, lui, serait inapte à en goûter le sel.

Une dame plus très jeune, portant un œillet rouge fiché dans une robe noire, s’avance sur scène telle une cantatrice en fin de carrière. Elle susurre d’une voix faussement juvénile quelques vers qu’on croirait tirés d’un recueil de Marie Noël. C’est Madame Félicie Canossa, lauréate du prix des Poètes du Mirmontois décerné par le commandant Brûlin.

Suit un éphèbe de quinze ans et demi, le jeune espoir de la compagnie, qui parle d’un air boudeur et distille son poème avec des coquetteries de page androgyne.

Une fille d’une vingtaine d’années lui succède ; elle a réussi ce tour de force d’écrire un poème en prose qui, même dépourvu de métrique et de rimes, arrive à rendre un son mirlitonesque ; elle le lit de façon monocorde, comme un enfant qui ne met pas le ton. Excités par son côté gnangnan, les élèves de la classe d’art dramatique du conservatoire qui piaffent de se donner en spectacle, commencent à la chahuter. Elle s’arrête une première fois pour leur faire une remarque sèche – sans grand résultat. La seconde fois, elle leur lance, comiquement irritée, « Riez, riez, vous êtes encore plus bêtes ! », à la plus grande joie de la salle qui, mise en verve par le ridicule du rappel à l’ordre, redouble ses huées.

Un concours dont je n’ai pas retenu le thème donne lieu à une distribution de prix, les dix meilleures poésies étant lues par des élèves de la classe de Monsieur Jouhan, le professeur d’art dramatique du conservatoire de Mirmont. Celle de l’ami de Quentin et Florentin, écrite dans une langue sans accident, courante et limpide, fait partie des pages déclamées.

Nous avons encore droit à une chanteuse qui marmonne « un chant d’amour et de révolte » indique le programme, en grattant quelques accords uniformes sur sa guitare. Nous quittons la salle au bout de cinq minutes, fatigués d’entendre seriner une mélodie mille fois entendue.

Nous passons la fin de la soirée au café Le Français qui fait face au grand théâtre.

Le poète lauréat qu’accompagnent Quentin et Florentin, doit compter dans les dix-huit ans. C’est un garçon légèrement fat – disons précieux –, pas antipathique au demeurant, qui préfère les joies de la prosodie libre aux rigueurs de la versification classique. Il écrit depuis deux ans et deux gros classeurs d’un grand format sont là pour attester la profusion de sa veine lyrique. Au Français, je lis quelques uns de ses poèmes qui traitent tous des relations de l’auteur avec une muse dont il se déclare épris. Si le style en est aisé et disons : harmonique, je bornerai mon jugement à ce seul constat car la prose poétique, rythmée et scandée, n’exerce pas sur moi un grand attrait. Je le félicite néanmoins :

– C’est clair comme une respiration, dis-je.

– Comme un souffle plutôt ! corrige posément le poète. « Dans une respiration il y a comme un effort que je n’aime pas. » ( !!...)

Si je dois l’en croire, il se refuse à lire les grands poètes des écoles passées, de la Pléiade au symbolisme, afin de préserver son inspiration pure de toute influence qui risquerait d’en altérer le jaillissement spontané. Il ne cache pas sa joie car un client du café installé à une table voisine, auquel il avait communiqué ses classeurs et ses feuilles perforées, lui a assuré en les lui rendant, de l’air de quelqu’un qui a pénétré les secrets de la vie et sait de quoi il parle : – Je ne suis pas capable de vous dire si vous êtes doué pour la poésie, mais vous l'êtes pour aimer !

vendredi 15 février 2013

Le Club des Poètes (1969)

Ce soir Quentin et Florentin Valois m’entraînent dans la salle du Clos Sainte Cécile, une chapelle désaffectée transformée en salle de concert où un de leurs amis doit recueillir un prix de poésie décerné par un cénacle littéraire ; ils ont fait la connaissance de l’heureux lauréat pendant leurs vacances balnéaires à Saint Ouen. Cette localité s’honore d’abriter la famille de La Fenêtre qui représente, associée à ce lieu de villégiature comme un seigneur à son fief, le rameau noble, plutôt isolé dans son essence ineffable, de la lignée des Valois et consorts. Quentin et Florentin qui vivent dans un monde d’où les notions les plus élémentaires de rang social, de dignité publique et de décorum semblent s'être évanouies depuis des lustres, et les principes fondamentaux de dévolution nobiliaire avoir été proscrits de tout temps, n’en respectent pas moins dans la branche des de La Fenêtre un surgeon aristocratique supérieur au reste de la souche familiale, de nature roturière ; ils se pressent autour de ses membres, des bohèmes nerveux, noués et sensibles dont la réussite dans l'existence s'annonce problématique, et rêvent d’évoluer dans leur sphère enchantée. Pour leur permettre de me présenter leur ami poète, qui est peut-être bien noble lui-même, je me rends à cette soirée de belles lettres dont l’objet est en lui-même loin de me passionner.

La frénésie des jouissances esthétiques n’est pas en passe d’envahir Mirmont si j’en juge par l’assistance clairsemée, répartie inégalement dans les travées d’une salle de dimensions modestes dont les sièges pliants, en bois foncé, demeurent vides pour la plupart, rabattus dans leur position verticale. Des filles traînent les pieds pour traduire leur mépris des conventions sociales et des stéréotypes de la femme-objet, lançant autour d’elles des regards blasés et sournois ; des garçons débraillés les accompagnent, qui étalent complaisamment une tenue réfractaire aux codes vestimentaires de la classe conservatrice. La scène occupe le chœur de l’ancien édifice religieux dont les hautes croisées à ogives rappellent l’affectation première ; c’est là que viennent s’installer Les Amis de la Poésie, un cercle littéraire local fondé il y a un an par Jean-Pierre Rosnay lors de son passage à Mirmont.

Jean-Pierre Rosnay fait figure actuellement de poète officiel de la télévision française. Actif promoteur du franglais il a baptisé son cénacle Le Club des Poètes et salue son auditoire par un rituel « Bonsoir, amis bonsoirs ! » devenu légendaire quoique la formule ne pèche pas par excès d’invention.

Serviteur rustique et apoplectique de Melpomène, le grand Rosnay profite de ses émissions pour se citer largement en des pages où mots et images se bousculent dans une langue banale dont l’incohérence vise à l’originalité. Il s’en sert également pour exhiber une collection bigarrée d’anars gras au parler coloré et agressif, de bellâtres râpés ou d’anciennes muses défraîchies qu’il présente comme autant de vieux camarades tout à sa dévotion. On s’y félicite mutuellement et on s’y écoute avec révérence ; on y déballe des tonnes de sentiments généreux et on s’y donne du poète par-ci, du poète par-là en toute occasion… On y évoque surtout les grandes heures de la Résistance à l’invasion allemande, car tous en ont plus ou moins tâté et Jean-Pierre Rosnay le premier qui doit à cinq balles de mitraillette reçues dans l’épigastre d’avoir obtenu son poste de poète accrédité des ondes et du petit écran. Ce glorieux fait d’arme et l’amitié de Boris Vian qui partageait avec lui ses maîtresses sont les deux titres de fierté que Rosnay ressasse en permanence à l’intention des attardés qui n’auraient pas encore eu vent de ses mérites.

Le spectacle à Mirmont est présenté par un barbu qui a mis toute son ambition à tâcher d’imiter le barde Rosnay dont il a repris l’air pensif, la diction hésitante et lente, et, grâce à cet artifice, cherche tranquillement ses mots tout en ayant l’air de tirer de soi des vérités profondes. Son style causerie au coin du feu est le même que celui de son illustre modèle, dans un négligé faussement naturel ; sa satisfaction de soi et son aisance à se parer du grand nom de poète renvoient également à l’aède du petit écran.

Les dix membres des Amis de la Poésie se succèdent au micro chacun son tour pour réciter une de leurs œuvres. Ce sont des pièces en prose cadencée où les « je crie », « cercueil », « lettres de sang » « funèbre » « angoisse » et autres expressions du même genre défilent avec une lugubre ponctualité. Gênés d’être assis sur une chaise face au public, les poètes du groupe, tandis que leurs camarades s’exhibent, ricanent pour tenter de se donner une contenance.

Certains sont plus marquants que les autres :

Un jeune homme s’avance sur scène ; sa longue silhouette efflanquée paraît sortir d’un hameau dont la population serait restée trop longtemps à l’écart des flux migratoires de la Civilisation. Il distille sur la Femme un poème dont il scande le refrain d’une voix caverneuse :

« Car c’est la mode et elle la suit. » À la dernière strophe on apprend que l’héroïne de la pièce s’est illustrée sur les barricades de mai 1968.

– « Etait-ce encore la mode ? » interroge alors le poète pour conclure son poème.

Il ne fait pas de doute que la réponse soit « non » ; et cette chute en forme d'énigme, dont le sens moral est néanmoins évident, remporte un grand succès auprès des nostalgiques du joli mai d’antan, qui constituent la majorité de l’assistance.

(à suivre)