samedi 22 février 2014

Le Cahier Chamboulive (suite n°XII)

Nous nous doutions que cette correspondance compterait parmi les derniers fleurons de notre collaboration, mais elle fut surtout, sans que nous l’ayons prévu, l’ultime point coté d’une fraternité amicale que notre évasion du lycée Boileau, sans à-coup ni déchirements, mais dans l’épuisement progressif de nos résolutions communes, allait rapidement refouler vers le passé.

 

 

 

1969 Rentrée scolaire. Dernier épisode.

 

 

A la rentrée de septembre 1969, Monsieur Rousseau avait fixé à Desclous un rendez-vous en le faisant convoquer par le secrétariat du conservatoire de Mirmont où, devenu bachelier au mois de juillet précédent, notre camarade commençait une scolarité de musicien à plein temps. Au jour dit, Desclous retrouvait le chemin de Boileau et se présentait dans la salle de musique, d’illustre mémoire. Notre ancien professeur, auréolé par la sévérité poussiéreuse des lieux dont il semblait l’obscure émanation, l’accueillit par un machinal salut de bienvenue puis, sans s’attarder à d’autres formes de politesse, attaqua d’emblée l’objet de la convocation.

- Tu connais cette lettre, Desclous ? articula-t-il avec un regard noir de deux années de rancune rentrée.

- Moi, heu… oui.

- Bien sûr, parce que c’est toi qui l’a écrite !

Il s’agissait de notre dernier envoi, celui de la maison de rééducation pour muets. J’en avais rédigé le texte qui avait été tapé à la machine par Florentin et signé par ma sœur Jacqueline sous le pseudonyme d’André CLAIRBOC.

Desclous nia par conséquent être l’auteur de la missive.

Monsieur Rousseau :

- Mais si, mais si, mais si… ou alors, comment expliques-tu que tu la connaisses ?

- C’est Chamboulive qui me l’a montrée avant les vacances en me disant qu’il voulait vous refaire un coup.

- Ah bon, c’est Chamboulive ! fit Monsieur Rousseau, mi-fâché, mi-sceptique.

Mon éloignement de Boileau depuis un an l’avait amené à penser qu’en mon absence mes camarades avaient décidé de poursuivre pour leur propre compte les mystifications dont j’étais peut-être l’inventeur, à moins que ce ne fût après tout Desclous… Aussi, l’énoncé de mon nom, ne suffit pas à convaincre Monsieur Rousseau de mon implication dans les derniers rebondissements de l’affaire ; je constituais à ses  yeux une défense commode pour des vauriens portés à imputer leurs méfaits à un responsable imaginaire.

- Oui, toujours Chamboulive, quoi ! En tout cas il n’est pas le seul. Tiens, Robert, ce petit gars qui n’était pas très fort pourtant, eh bien lui aussi il m’a envoyé un coup de téléphone… je l’ai bien reconnu, va. Il n’a même pas cherché à dissimuler sa voix d’ailleurs. Et puis c’était bien niais, ce qu’il m’a dit !

Qu’est-ce que Robert avait pu lui raconter ? Mystère ! Sans doute avait-il voulu faire une amabilité que Monsieur Rousseau, avec sa coutumière défiance, avait interprétée comme une plaisanterie.

- Et Chamboulive, a-t-il le téléphone ?

Desclous, faisant allusion aux coups blancs :

- Non, mais je crois que c’est lui.

- Et les Valois ?

- Oui, ils l’ont.

- La lettre par qui a-t-elle été tapée ? Par Chamboulive ?

- Sans doute pas ; je ne crois pas qu’il sache écrire à la machine. C’est Florentin qui avait tapé la toute première lettre. [l’abonnement à Poussy.]

- Hein ? Florentin ? (Monsieur Rousseau oubliait que Florentin était venu se dénoncer à lui justement pour sa collaboration à cette correspondance.) Eh bien ! Valois, avec son petit air tranquille ! En voilà un qui sait mener sa barque ! De toute façon, Desclous, j’ai la preuve qu’elle est de toi, cette dernière lettre. Eh, eh, j’ai ton écriture, tu sais ! (ricanement malin.)

- Je sais bien. Et alors ?

- Alors, j’ai la preuve que c’est toi qui as signé André CLAIRBOC.

- Mais non !

- Mais si, mais si, mais si… C’est à l’encre bleue, comme la tienne, mon vieux. D’ailleurs la lettre d’abonnement, c’était toi aussi. C’est clair. Il y était question de Lucie de Lammermoor. Or je t’en avais parlé peu avant. Allons, avoue, il est encore temps !

- Je ne vais pas avouer quand je n’y suis pour rien. (Solennel :) Je peux vous le jurer, si vous voulez.

Monsieur Rousseau, assez ennuyé :

- Eh là ! Pas de serments dans cette histoire ! Mais tu sais, j’ai d’autres preuves. Par exemple, j’ai découvert qu’on me téléphone depuis la gare.

- ? ? ? ? (Surprise muette de Desclous, due à la justesse de la déduction.)

- Bien sûr, la lettre porte le tampon « Mirmont-gare » et le jour où elle a été postée j’ai reçu des coups de téléphone.

Desclous demeura silencieux, surpris qu’un raisonnement aussi hasardeux, et pour tout dire faux, puisse aboutir à une conclusion pour partie exacte.

Monsieur Rousseau continuait :

- Cet après-midi là, j’ai reçu trois coups de téléphone et aux trois, j’ai été obligé de décrocher. Forcément, j’attendais des nouvelles d’un mourant, mon beau-frère de Gourmes. Et quand je dis un mourant, c’est qu’il est mort ! Tu vois jusqu’où ce genre de blague peut aller !

Apaisé par l’évocation fortuite d’un malheur infiniment plus pénible que ses ennuis actuels, le maître reprit :

- Tu vois, Desclous, je souhaite pour toi que tu fasses cesser tout cela et que je n’aie plus à te rencontrer sur mon chemin. Auquel cas, dans un jury par exemple, si je dois te noter, je serai juste remarque, juste… mais sévère… Tu finiras par me faire croire, et c’est vous les gars qui m’y aurez forcé, tu finiras par me faire croire qu’il règne au conservatoire une bien curieuse atmosphère… ajoutait-t-il en oubliant avec à propos le préjugé défavorable qu’il nourrissait habituellement contre les activités et l’esprit de cet établissement concurrent.

(à suivre)

Le Cahier Chamboulive (suite n°XIII)

Puis s’échauffant sous l’effet de sa propre éloquence :

- Enfin, tu me vois, moi, allant réveiller ton père ou Monsieur Valois au milieu de la nuit ? Alors quoi ? Mais rassure-toi ! Je ne descendrai pas aussi bas. Parce que c’est bas, entends-tu ? D’ailleurs, je me souviens – tu vois que j’ai bonne mémoire ! – qu’au mois de mai 1968, ton camarade Chamboulive avait fait sur certains de ses professeurs des réflexions qui m’avaient semblées tout à fait désagréables.

Voici ce qui s’était passé :

J’avais remarqué que Monsieur Rousseau, bien qu’il ne nous eût jamais fait part de ses convictions politiques, n’avait pas la fibre révolutionnaire, et qu’il en voulait à l’ensemble de ses collègues du mépris dont ils honoraient la matière musicale. Je ne m’étais donc pas privé, dans l’ambiance libertaire de mai 1968, pour critiquer en sa présence les professeurs les plus notoires du lycée, parmi lesquels, en bonne place, l’ineffable Larose, professeur de français-latin. Monsieur Rousseau, après s’être imposé une indifférence de rigueur, m’avait demandé de lui répéter ce qu’il m’avait parfaitement entendu dire à Desclous. Je m’exécutai. Il se contenta d’abord de m’écouter avec un sourire mauvais, les joues empourprées et le rictus vengeur, tout à la satisfaction d’entendre brocarder son entourage professionnel. Puis, pris du désir de s’associer à ce règlement de compte intestin qui apaisait en lui tant de blessures d’amour propre toujours à vif, il avait précisé de Monsieur Larose : « Oui, c’est un homme extrêmement suffisant » ; et comme nous déclarions qu’en plus il ne savait pas grand’chose, il avait approuvé en disant : « Mais c’est justement pour cela qu’il se remue tant, pour s’attribuer de l’importance. »

Monsieur Larose – qu’on me permette cette digression – était de ces sots à coloration intellectuelle comme l’université française excelle à en produire. Sachant que Balzac à l’orée de sa carrière de littérateur avait déclaré vouloir être « le Molière du XIXe siècle », Monsieur Larose en avait déduit que l’auteur des Illusions Perdues s’était à l’origine destiné au genre comique. Comme je lui faisais remarquer que cette option était très inattendue de la part d’un écrivain dont la première œuvre était une tragédie en vers centrée sur le personnage de Cromwell, Monsieur Larose, irrité d’être contredit, m’avait répondu primo que Cromwell était un drame mêlé de scènes comiques (affirmation des plus aventurées), et que secundo « c’est Balzac qui l’a dit, ce n’est pas moi. » Monsieur Larose avouait encore sentencieusement, avec une humilité involontaire : « La bataille d’Hernani ? Je n’ai jamais compris ce que cette pièce pouvait avoir de révolutionnaire… »

Mais revenons-en à la confrontation finale de Desclous avec Monsieur Rousseau. Celui-ci poursuivait :

- J’ai entendu parler de Chamboulive par un de ses anciens professeurs. Il disait : « C’est bien simple, Chamboulive, on lui fait faire quelque chose, il ne le fait pas ; on l’envoie quelque part, il ne revient pas. C’est un farfelu. » Moi, je n’ai pas insisté, mais tu vois le genre ! Jamais dans mes cours facultatifs je n’ai eu avant vous une atmosphère pareille. Mais même l’année dernière, mon vieux, j’ai eu un élève, eh bien on s’est quitté en très bons termes… et il va entrer à polytechnique ce petit gars là ! Ce n’est pas Chamboulive qui serait capable de ça, par exemple !

Et en conclusion Monsieur Rousseau déclarait :

- Cela me prendra le temps qu’il faut, mais je viendrai à bout de mon enquête. Et j’espère pour toi que nos chemins ne se croiseront plus...

……………………………………………………………

Il est vraisemblable que malgré cette dernière menace Monsieur Rousseau ne poussa pas plus loin ses investigations, pour la bonne raison qu’elles avaient déjà porté leurs fruits. D’un point de vue métaphysique, il suivait la voie de la plupart des hommes qui désespèrent toute leur vie de trouver la preuve d’une vérité qu’ils ont depuis beau temps déjà découverte.

Tel fut donc le dernier soubresaut de l’affaire Bouchou.

Notre dispersion dans des voies différentes, et les changements de l’âge, ne tardèrent pas à nous séparer, Desclous, les Valois et moi, et Monsieur Rousseau ne fut plus bientôt qu’un souvenir à demi-effacé que nous ne songions même pas à évoquer dans les rares moments où il nous arrivait encore d’être réunis. Notre complicité de jadis, si nous l’avions crue éternelle, succomba, comme tant d’amitiés de lycée, aux premiers appels de la liberté…

Qu’on me laisse pourtant dissiper cette note mélancolique, et citer une fois encore le maître lorsqu’il nous enseignait :

 « Dites-vous bien, les gars, que Berlioz a joué un très grand rôle dans sa vie… un très grand rôle ! Retenez-le ! Je vous aurai toujours appris ça ; et quand vous vous en souviendrez, plus tard, vous saurez que c’est moi qui vous l’ai dit. »

Je ne pense pas que nous soyons beaucoup à nous en souvenir aujourd’hui… Et c’est pourquoi, parlant au nom de la confrérie dissoute des Desclous, frères Valois, Cardon et autres, il me revient d’acquitter aujourd’hui une dette de fidélité collective à la mémoire de Monsieur Rousseau, et de proclamer ici haut et fort : « Non, nous ne vous avons pas oublié. »

 

[Le cahier Chamboulive s’arrête à ce point. Son auteur a indiqué dans une note au crayon ajoutée à la fin du texte, qu’à l’époque où il avait quitté Mirmont pour préparer un certificat, il s’était trouvé nez-à-nez avec Monsieur Rousseau qui, par un beau jour de juillet, regagnait en tenue estivale son logement situé non loin de là. Chamboulive salua son ancien professeur et, bavardant quelques instants avec lui, l’informa qu’il s’apprêtait à partir et peut-être même à quitter définitivement Mirmont, selon ce que commanderaient ses études. Avec une magnanimité qui mérite d’être soulignée en épilogue au présent Cahier dont elle dégage la vraie moralité, Monsieur Rousseau, tout en lui disant au revoir, lui souhaita une bonne réussite dans ses études et dans ses années à venir.]