jeudi 24 janvier 2013

La Famille Michalon (suite n°VIII)

On sait comment l’affaire [voir ci-avant La Famille Gros] se termina : à la façon de tant de romans que la vie quotidienne, qui n'est qu'un médiocre écrivain, gâte en leur refusant le dénouement adéquat… Les amours de Gilles et de Marie-Sophie se conclurent sans fracas par la déconfiture des deux jeunes héros. Quelle leçon Gilles tira-t-il de cette aventure, si ce n’est l’idée qu’il ne sert à rien d’ambitionner un Bien que notre volonté peine à atteindre ? Le sens de l’apologue, assurément, ne fut pas perdu pour lui ; il était écrit qu'il devrait à Marie-Sophie l'expérience pratique d’un relativisme dont l'influx irrigua plus tard tous les plans de sa vie.

À l’heure où j’écris ces lignes, en 1974, Florence a-t-elle échoué dans la totalité de ses plans, ou a-t-elle réussi au moins certains d’entre eux ? Sans doute est-il trop tôt pour le dire. Le cas de Marie-Sophie, lui, mérite encore quelques mots. Marie-Sophie a eu son bac il y a un an ou deux et a entrepris des études de droit. Mais l’important n’est pas là. Les années passant, sa mésentente s’est accrue avec Florence ; l’antagonisme est tel entre la mère et la fille qu’il conduit celle-ci à fuir fréquemment la maison familiale et à se réfugier pour la nuit chez une de ses amies dont le père compte d’ailleurs parmi les magistrats de la Cour d'appel d'Ambieux. Le lendemain matin on la rend à Monsieur Michalon qui a été prévenu au palais de justice par un coup de téléphone de son collègue.

Enfin arrive l’épilogue redouté. Marie-Sophie se marie enceinte de plusieurs mois avec un ouvrier-plâtrier dont la condition est loin de répondre aux espérances des beaux-parents Michalon. Florence, pour éviter le scandale d’une naissance illégitime, a-t-elle travaillé à cette union mal assortie ? La régularisation recherchée, de toute façon, n’aura pas été un succès puisque après quinze jours de vie conjugale, Marie-Sophie plantera-là son époux pour aller s’installer chez un ami en compagnie de qui elle attendra la naissance de l’enfant.

Au stade où nous sommes, il faut constater que l’ambition sociale et l’égoïsme borné qui tenaient Florence Michalon n’ont pas produit les résultats escomptés. Le tranchant du fer acéré qu’elle avait aiguisé pendant vingt ans sur le cuir de toute créature placée à sa portée, avait fini, se retournant contre elle, par la percer et la traverser de son droit fil... Si les spéculations de Florence n’avaient été constamment veules, stupides et nocives, le moraliste aurait quelque motif de trouver pathétique la tension de cette trajectoire obstinée, douloureuse, et entée sur le vide.

 

[La dernière fois qu’il me fut donné de voir Madame Michalon se situe dans la seconde moitié des années 70. Elle avait alors beaucoup rabattu de ses rêves de grandeur.  Elle habitait une belle villa, située dans la banlieue résidentielle d’Ambieux ; l’espace d’un bref instant, j’avais aperçu, triste et esseulée, habillée en bleu marine comme si elle portait l’uniforme d’un collège chic, la petite Perrine qui devait avoir environ quinze ans et subissait le joug maternel dans un foyer déserté par ses frères et sœur plus âgés. Elle était passée au loin comme une silhouette effacée et fuyante. Autrefois, sa mère avait enseigné à Marie-Sophie les formes d’une éducation choisie qu’elle-même ne possédait pas. Jusqu’à ses quinze ans environ, Marie-Sophie, quand elle saluait une grande personne, faisait la révérence en pliant furtivement la jambe droite dans une esquisse de génuflexion qui évoquait un tressaillement ou un rebond tant son exécution était rapide. La jeune Perrine n'avait pas été invitée à nous donner un aperçu de ses manières stylées ; elle s’était discrètement profilée à l’extrémité opposée du jardin et, sans que personne prît garde à elle, avait disparu en silence par la porte d'entrée de la maison.

Madame Michalon avait perdu son mari, mort encore relativement jeune. Jean-Yves et Emmanuel avaient fait des études qui, sans combler ses folles ambitions, pouvaient satisfaire son appétit de respectabilité. Il en allait autrement avec Marie-Sophie dont sa mère ne savait pas ce qu’elle était devenue, les liens étant rompus entre les deux femmes. La disparition de Monsieur Michalon avait mis le feu aux poudres. Sans doute les problèmes de succession n’étaient-ils pas étrangers à la dispute violente qui les avait opposées. Les époux Michalon avaient obtenu assez curieusement du tribunal de grande instance d’Ambieux, saisi alors que le requérant était en fonction à la cour d’appel dont dépend ce tribunal, l’autorisation d’abandonner le régime matrimonial qu’ils avaient contracté au moment du mariage pour lui substituer celui de la communauté de biens universelle qui avait pour effet d’avantager le conjoint survivant au détriment des héritiers du prémourant. Le tribunal avait fait droit à la demande des époux Michalon dans une situation où les germes de conflits ne manquaient cependant pas ; Monsieur Michalon avait des enfants nés de son premier mariage dissous par le divorce, et la mésentente notoire qui opposait Florence à Marie-Sophie donnait à la première un motif trop vraisemblable de vouloir annihiler les droits héréditaires de sa fille. Toujours est-il que le président de chambre Michalon à peine décédé, mère et fille s’affrontèrent jusque dans la rue sur laquelle donnait la maison familiale ; l’altercation fut d’une extrême violence et Marie-Sophie traita Florence, au vu et au su du voisinage, de s…, p…  et autres injures du même acabit.

La malédiction des unions maritales sans lendemain qui avait anciennement frappé l'inoffensif Loulou, et à une date plus récente, Marie-Sophie, n’épargna pas non plus son frère Jean-Yves.

Celui-ci s’était marié alors qu’il n’avait pas vingt-cinq ans ; à l’école d’application d’artillerie sol-air où il avait été élève aspirant, sa jeune femme qui l’avait parfois accompagné pour l’y conduire ou l’y rechercher, avait laissé le souvenir d’une très jolie fille. La promotion des élèves officiers immédiatement postérieure à la sienne, qui était encore en place lorsque je fus à mon tour incorporé dans cette école, en parlait toujours avec admiration. La vie matrimoniale n’apporta cependant pas à la jeune épouse les distractions qu’elle recherchait car ayant à quelques temps de là rejoint sa mère pour une brève période qui ne devait pas excéder la durée de deux ou trois jours, elle refusa ensuite de regagner le domicile conjugal où elle ne reparut jamais. Jean-Yves se remaria et il a eu, sauf erreur de ma part, des enfants de sa seconde union.] 

 

 

mercredi 16 janvier 2013

La Famille Michalon (suite n°VII)

Pour mettre son plan à exécution, Florence permit à Marie-Sophie, jusque là cloîtrée, traquée, espionnée à tout moment par sa mère, de sortir aussi souvent qu’elle voulait avec les fils Gros. « Deux garçons si bien élevés ; si corrects et intelligents » confiait-elle au tout venant de ses relations judiciaires. « On n’en rencontre plus de pareils aujourd’hui. » En même temps, pour faciliter à Gilles ses travaux d’approche (car ce moderne Céladon était loin d’être un séducteur patenté) elle lui demanda de donner des leçons d’allemand à Marie-Sophie. Gilles ne possédait de l’harmonieux langage de Goethe que quelques rudiments tout juste suffisants pour trouver son chemin dans une ville implantée en territoire germanique, et lui permettre, s’il faisait de l’esprit sur la dernière guerre, de contrefaire l’accent tudesque : « Nous affons les moyens de ffous faire parler ! » Il faut supposer que son élève était encore inférieure à ce niveau de connaissance... Gilles accepta la tâche avec joie et, pour que les leçons fussent plus particulières, Florence conseilla aux deux jeunes gens qu’elle installait dans le bureau, au premier étage, de fermer la porte à clef et de s’assurer de la sorte une tranquillité propice à leurs exercices. « Comme cela, même si nous faisons du bruit, vous ne serez pas dérangés » expliquait l’active commère. Elle qui fustigeait habituellement les instincts immoraux de sa fille, lui laissait en compagnie de Gilles et de Patrick une liberté entière. Elle ne songeait même pas, comme l’aurait fait une mère précautionneuse, à la flanquer de Jean-Yves qui aurait été un chaperon parfait.

Dans de telles conditions, il était difficile de ne pas déboucher au moins sur un flirt ; pour Gilles ce fut le brasier d’une tumultueuse passion. Peu à peu, tandis que les membres de la famille Gros perçaient la carapace d’affabilité de Florence et qu’ils commençaient à se repentir de s’être laissé piétiner par les multiples crampons de sa serviabilité indiscrète, Gilles enfourchait le canasson chevaleresque. Une  mission lui était échue : il extirperait Marie-Sophie du milieu odieux où il la voyait obligée de vivre, il la soustrairait aux brimades répétées de sa mère et, en faisant contrepoids à l’éducation absurde qu’elle subissait, il la sauverait du désespoir ou d’une probable dégringolade sociale. Il se mit en tête de l’épouser pour la dégager au  plus tôt du long martyre qu’elle endurait sous l’épineuse férule maternelle. Il prenait – on peut le dire – son devoir très au sérieux… Des heures durant, il me raconta les procédés dont Madame Michalon usait à l’égard de sa fille, les humiliations publiques qu’elle lui infligeait. Je n’ai pas retenu le détail de cette triste litanie mais je me souviens d’un fait assez piquant qui, lui, concernait tous les enfants Michalon et non pas seulement la pauvre Marie-Sophie. Le voici :

Madame Michalon était dépensière ; la rémunération de son époux suffisait à peine à pourvoir à ses dépenses qui  répondaient pour la plupart au besoin de paraître et d’étaler un train de vie supérieur aux ressources réelles du ménage. Autant elle était prodigue pour elle-même, autant elle se montrait serrée quand il s’agissait des autres. À Noël, Jean-Yves découvrait régulièrement dans ses souliers des présents utilitaires qui avaient pour seul mérite de déplacer les lignes budgétaires affectées aux dépenses courantes du ménage dans la catégorie : cadeaux des fêtes. Une année cela avait été un pyjama ; une autre année, un dictionnaire de français-latin ; il y avait eu aussi une paire de chaussettes. Donc, pas de gaspillage. D’ailleurs Jean-Yves trouvait normal d’être gâté de cette manière. Sa mère avait si bien anéanti en lui toute velléité de curiosité en lui autorisant pour seul loisir le travail scolaire auquel il s’adonnait avec l’application d’une nature docile, que rien ne le tentait plus, ni livre, ni disque, ni jeu. À dix-huit ans Jean-Yves ne connaissait du cinéma que ce qu’il en avait vu à la télévision et de la littérature que ce qu’en proposaient les programmes scolaires…

Non seulement Madame Michalon transformait en cadeaux de Noël certains frais occasionnés par l’entretien de sa progéniture, mais encore elle avait élaboré un système de ristourne qui lui permettait d’équilibrer au mieux sa comptabilité domestique. Chaque année les enfants touchaient du père Noël une somme d’argent ; ils devaient impérativement déposer ce pactole sur un livret de la Caisse d’Epargne ; il n’était évidemment pas question de s’acheter des jouets sur ces placements dont le taux d'intérêt devait servir, je suppose, à défrayer leur mère de ses charges de gestion. Mais le plus beau était que régulièrement Florence, à l’approche de Noël, prélevait elle-même une fraction des économies des enfants pour l’investir dans l’achat des cadeaux qu’ils étaient censés lui offrir pour la remercier de ses bons soins maternels. Rien de la sorte n’échappait à son contrôle, pas même la gratitude dont ses rejetons devaient lui donner des preuves. C’était un impôt de l’affection familiale, prélevé en application du proverbe qui enseigne qu’« on n’est jamais si bien servi que par soi-même »…

Lorsque Madame Michalon se rendit compte que Monsieur Gros n’avait nulle intention d’user de son crédit pour favoriser le retour de son mari vers la juridiction mirmontoise, et que les efforts qu’elle avait déployés à le flatter ne lui rapporteraient rien, elle abandonna l'indulgence compréhensive dont elle couvait les roucoulements de Gilles et de Marie-Sophie. Elle délégua Mémel pour les surprendre. Celui-ci alla coller son oreille de mouchard à la porte du bureau où les deux jeunes gens une fois de plus s’adonnaient à l’étude des runes alémaniques. Mais il s’y prit si maladroitement que Gilles parvint à déceler sa présence et, après avoir brutalement ouvert la porte, à se saisir de sa corpulente personne qui basculait dans la pièce. Cris d’Emmanuel apeuré. Madame Michalon qui attendait non loin de là le résultat de l’enquête, sauta sur l’occasion pour intervenir. Elle prit vertement la défense de Mémel et reprocha aux deux autres, avec des sous-entendus transparents, de s’enfermer dans la pièce. À quoi Gilles répondit en lui rappelant que c’était elle qui leur avait recommandé de s’isoler et de s’enfermer à clef, permission dont ils n’avaient jamais usé (?) pour qu’elle pût à tout moment s’assurer de leur conduite irréprochable ; il lui fit ensuite valoir que son enseignement en allemand était terminé à partir du moment où des soupçons outrageants pesaient sur sa bonne tenue.

Voilà du moins comment Gilles me relata l’aventure en accentuant la harangue de la dignité offensée et la fermeté magnanime avec laquelle il avait, sans fléchir, mis un terme à ses activités de pédagogue. En réalité l’épisode dut briller plus par le comique que par la noblesse du soupirant éconduit. Il fut de toute façon beaucoup plus compliqué pour les amoureux de se rencontrer par la suite. Marie-Sophie devait profiter de quelques trous dans son emploi du temps scolaire, ignorés de sa mère, pour se rendre chez les Gros. Madame Gros la recevait avec d’autant plus d’aménité que son fils l’avait mise au courant de ses projets matrimoniaux.

(à suivre)

vendredi 4 janvier 2013

La Famille Michalon (suite n°VI)

 

Peu à peu, à cause de son sans-gêne, la cote de Florence baissa auprès de la famille Gros ; on peut même dire qu’elle chut dans les valeurs négatives, tant il est vrai qu’une forte sympathie, lorsqu’elle se dément, laisse place non pas une simple indifférence mais à l’aversion, issue de l’idée que chacune des parties en présence se fait d’avoir été trompée par l’autre. La désaffection des Michalon d’avec les Gros eut lieu à partir du moment où Florence comprit que le cursus honorum de son époux ne devrait rien à l’influence du procureur général Gros et aux relations qu’il comptait à la chancellerie. À partir du moment où Monsieur Gros pris sa retraite, les contacts uniquement formels qui subsistaient par respect des convenances entre les deux familles fut complètement rompu.

Mais revenons où nous en étions. Même si le divorce n’était pas officiel entre les Gros et les Michalon, le temps de leur hyménée semblait définitivement révolu.

Plus tard, les Gros se défendirent d’avoir jamais apprécié Florence. Ils évitaient de s’expliquer sur les raisons de leur ancienne familiarité, de peur d’être obligés d’avouer une ressemblance ou des affinités avec elle. Ils étaient d’autant plus durs à son sujet qu’elle les avait un moment bluffés avec sa parade de femme du monde et l'abattage de sa serviabilité indiscrète. On aurait cru, lorsque Gilles et Patrick déversaient sur elle de sanguinolents sarcasmes, qu’ils n’avaient jamais consenti à la fréquenter qu’à leur corps défendant. La vérité était tout autre.

Pendant un long temps les fils Gros avaient été charmés par l’affabilité mâle et ordurière de Florence. Eux qui vantaient le parler argotique de leur sœur aînée et citaient avec fierté les expressions trop drues qui ourlaient le babillage enfantin de leurs neveux, n’avaient pu être insensibles à la franchise plébéienne dont Madame Michalon ne se départait jamais longtemps. Avant qu’un jour le charme s’estompe... Sans doute la décrue avait-elle coïncidé avec le moment où Florence, découragée d'obtenir la contrepartie des politesses intéressées dont elle les couvait, avait cessé de se mettre en frais vis-à-vis des Gros. Depuis la nomination de Monsieur Michalon à Ambieux, elle rêvait que celui-ci soit rapidement rappelé à Mirmont d’où elle-même se refusait à partir ; mais cet espoir fut déçu et elle dut, nonobstant l’intimité amicale du procureur général Gros, rejoindre son époux deux ans plus tard dans la cité ambionnaise avec enfants et bagages.

Gilles affirmait après coup avoir toujours gardé son quant-à-soi vis-à-vis de Florence. À l’en croire, il n’aurait cessé de rester à l’égard de la mégère sur une insolente réserve. Mais une anecdote vient affaiblir cette thèse.

Ma première entrevue avec les deux fils Gros, qui dura l’espace de quelques minutes, eut pour cadre la voiture de Madame Michalon. Floflo nous ramenait du lycée, Jean-Yves et moi, et en même temps convoyait Gilles et Patrick qu’elle recevait chez elle pour le déjeuner. Les présentations rapidement esquissées, j’adressai, lorsque les circonstances le permirent, quelques mots de politesse à Gilles qui se trouvait avec Jean-Yves et moi sur la banquette arrière. Gilles, alors que mes paroles n’avaient pu lui échapper, ne daigna y apporter aucune réponse. Ni lui ni son frère ne prêtèrent la moindre attention à ma présence, bien que je fusse le fils d’un des collègues les plus proches de leur père, de surcroît apprécié de celui-ci. Jean-Yves, lors de ma tentative infructueuse, eut un gloussement amusé, dans lequel perçait déjà le côté léger et bénin qu'il tenait de son père ; sa réaction me persuada que la rebuffade muette de Gilles Gros qui gardait un visage tendu droit devant lui, comme si sa candeur avait voulu ignorer les avances impudiques dont je l’aurais assaillie, n’était pas le fruit d'un hasard ni d’un malentendu mais procédait d’une volonté délibérée dont Jean-Yves, en dépit de sa niaiserie, connaissait le motif. Deux ans plus tard Gilles me répéta les douceurs que la Michalon répandait sur ma personne : j’en déduisis que la froideur dont lui et son frère m’avaient gratifié dans la voiture leur avait été recommandée par leur hôtesse ou qu’au moins ils l’avaient jugée d’eux-mêmes propre à la satisfaire. Gilles n’était décidément pas la forte tête qu’il décrivait. Et, de fait, il avait un intérêt tout personnel à jouer profil bas puisqu’il était amoureux de Marie-Sophie et que, pour accéder jusqu’à sa belle, il ne pouvait qu'avoir avantage à se concilier les faveurs de son Cerbère.

Gilles, nous y arrivons, était épris de Marie-Sophie. Si un entrainement naturel avait sa part dans le penchant qu’il éprouvait pour la jeune fille, car celle-ci, au grand dam de sa mère, était devenue fort jolie en grandissant, Madame Michalon n’était cependant pas étrangère à l’idylle qui se jouait entre les deux jeunes gens, dans le déclenchement de laquelle elle avait tenu le rôle d’une Mère Thénardier travestie en Cupidon virevoltant et complice. Florence avait décidé de consolider son alliance avec la famille Gros en favorisant, que dis-je ?, en fomentant un début de bluette entre Gilles et sa fille. Ce serait sans doute aller vite en besogne que d’affirmer qu’elle appelait de ses vœux une union en bonne et due forme… Elle ne visait ni si loin ni si haut ; elle voyait dans les effusions de Gilles un moyen de s’attacher la sympathie du jeune prétendant, de le retenir chez elle à volonté et, en même temps que lui, son inséparable frère ; et par leur intermédiaire, de s’immiscer plus profondément dans les bonnes grâces du procureur général, leur père.

Floflo n’avait pas à violenter sa nature pour réussir ce manège. Le lot sentimental qu’elle offrait à la convoitise du fils Gros était de qualité ; on aurait pu seulement trouver à redire sur son âge, de seize ans, si ce n’est quinze. Mais la puberté avait passé par là. Il ne déplaisait certainement pas à Madame Michalon de réduire Marie-Sophie, qu’elle abhorrait à cause de sa séduction naissante, au rôle d'un appât inconscient dont elle userait à discrétion pour atteindre ses propres visées. Elle pouvait ainsi, à une époque où ses charmes mûrissants déclinaient, avilir la beauté de sa fille en en faisant l'enjeu vulgaire d'un marché qui passe pour être le plus vieux du monde.

(à suivre)

jeudi 3 janvier 2013

La Famille Michalon (suite n°V)

Du point de vue politique, Madame Michalon avait des opinions suffisamment souples pour que ses calculs toujours opportunistes n’en fussent pas entravés. Un jour elle se faisait le champion de l’ordre, le lendemain elle formait ses vœux pour que « ça » explose. Une fois elle exprimait sa rancœur contre les « bicots » puis la fois suivante marquait une égale hostilité à l'égard de ces « crétins de pieds-noirs » qui déferlaient depuis l’Algérie… Un temps elle avait été « Algérie Française » avant de soutenir la décolonisation engagée par de Gaulle. Une seule réalité l’effrayait dans son avidité à posséder : le communisme. En 1968, le gauchisme lui inspirera une aversion semblable qui ne se démentira pas. Mais sauf cette limite extrême, Florence variait la couleur de ses convictions civiques au gré de ses humeurs ou de ses envies.

 

 

Florence toute simple

 

La vie privée de Floflo malgré les principes moraux très stricts qu'elle professait et les jugements rigoureux dont elle sanctionnait les écarts des autres, pouvait prêter à commentaire. Pendant les années 1961-1962, elle se lia d’amitié avec un jeune peintre en bâtiment à qui elle avait donné en location une chambre de la maison familiale. Plutôt grand, bien de sa personne, nonchalant, Loulou – c’était le nom dont les enfants et Madame Michalon l’avaient affublé – donnait l’exemple d’une sympathique propension à se laisser vivre sans se tracasser outre mesure. Comme un meuble familier, il avait trouvé au sein du foyer Michalon une place tranquille à laquelle il se tenait avec une patience modeste. Il partageait les jeux des petits le jeudi après-midi, jour de congé pour tous, regardait avec eux Rintintin et Zorro à la télévision, assistait aux visites que la maîtresse de céans recevait des quelques relations féminines qui avaient survécu aux incartades, vantardises et mesquineries qu’elle infligeait à tous. Apparemment le conseiller Michalon se trouvait fort bien du zèle d’un locataire dont les esprits les moins malveillants soupçonnaient qu’il réglait son écot autrement qu’en espèces sonnantes et trébuchantes. Redoutait-il, plus que les médisances, l’orageuse explication qu’il aurait dû avoir avec son épouse s’il lui avait enjoint de mettre un terme à une situation dont l’équivoque, au bas mot, portait offense au mari ?

Loulou disparut peu avant la naissance de Perrine ; celle-ci fut mal acceptée par sa mère. « Je m’en serais bien passée », disait Florence ; puis après l’accouchement, Florence insistait sur la légitimité de la petite dernière, en soulignant à tout propos : « C’est tout le portait de Paul [Monsieur Michalon] ; vous ne trouvez pas comme elle lui ressemble ? Si, je vous assure, c'est vraiment lui. »

Loulou, donc, s’effaça. On ne sait ce qu’il est devenu ensuite. Lui-même dans un passé encore récent avait connu l’infortune conjugale en perdant sa toute jeune femme quelques jours à peine après leurs noces. L’épouse éphémère était-elle morte peu après la célébration du mariage ou l’avait-elle abandonné ? Je ne me le rappelle plus. Mais Madame Michalon était accourue en amie consolatrice et l’avait réchauffé contre son cœur compatissant dont il s’était laissé paisiblement envelopper.

À Loulou succéda, dans la sympathie de Madame Michalon, un commissaire de police qui deux ans plus tard semblait admis très-avant dans l’intimité du ménage. Plusieurs fois il vint chercher Jean-Yves au lycée à la place de Monsieur Michalon et me reconduisit par la même occasion jusque chez mes parents. Bel homme d'allure virile, il avait un sourire ironique et la plaisanterie gouailleuse au bout des lèvres. Florence étant une véritable mine de renseignements pour peu qu’on prît la peine de vérifier la véracité de ses affirmations, on imagine les interminables dénonciations que ce policier devait recueillir auprès d’elle sur la population de Mirmont. L’idée m’est venue qu’il avait pu vouloir gagner les bonnes grâces de Madame Michalon en service commandé, car celle-ci valait à elle seule un bataillon d’indics dont le recrutement et la direction exigent parfois de lourds engagements financiers.

Faute de posséder un sismographe, je ne suis pas en mesure de dessiner la courbe complète, et forcément aléatoire, des inclinations de Florence, de sorte que, sans nous attarder davantage, nous gagnons les années 1966, 1967 que marqua l’arrivée des Gros à Mirmont.

Quand Monsieur Gros débarqua comme procureur général, Madame Michalon fit littéralement son siège. Elle n’avait rien à perdre à cette fréquentation flatteuse. La carrière de son mari qu’elle trouvait insuffisamment favorisée par ses supérieurs hiérarchiques ne pouvait pas souffrir du soutien du haut parquetier ; surtout, les liens serrés qu’elle nouerait avec le procureur général et les siens la dédommageraient des vexations qu’elle avait fini par s’attirer de l’ensemble de la magistrature mirmontoise, échaudée par son sans-gêne, sa cordialité envahissante et ses cancans malintentionnés. Comment s’y prit-elle ? De quelles chatteries usa-t-elle ? Quels services s’offrit-elle à rendre au chef du parquet général ? Séduisit-elle les Gros par cet abandon grivois qui passait auprès d’eux pour le nec plus ultra de l’esprit mondain et le fil conducteur de la sociabilité ? Le nouveau procureur général, quoi qu’il en fût, s’avéra charmé de la cordialité sans détour en même temps que cajoleuse que lui marquait Florence, de sorte que des relations bientôt très proches s’établirent entre la famille du haut magistrat et le foyer Michalon.

Par exemple, les Gros eurent l’honneur insigne de participer au repas de communion solennelle de Bouboule ; Gilles et Patrick, dans un premier temps, étaient sans arrêt fourrés chez la matrone à qui toutes les raisons étaient bonnes pour retenir ou héberger chez elle les fils du PG. Si Madame Michalon comptait sur la reconnaissance du chef parquetier pour faciliter l’essor de son mari vers les plus hauts grades, cette considération n’était pas le seul motif de son opiniâtreté. Elle y mettait aussi l’espoir, plus désintéressé en quelque sorte, d’acquérir sur ce dernier une influence qui lui aurait permis de diriger la cour par personne interposée. Elle comptait sur d’habiles insinuations pour manier le père Gros et distribuer par son intermédiaire les réprimandes, croc-en-jambe et fléaux divers qui rangeraient la population de la cour sous sa bannière.

(à suivre)

mardi 1 janvier 2013

La Famille Michalon (suite n°IV)

La spontanéité avec laquelle Florence proposait ses services, le feu qu’elle mettait à tenir son emploi de mouche du coche laissaient penser aux observateurs sans malice qu’un cœur d’or battait sous son opulente poitrine. La déduction était fausse. Ses gestes en apparence les plus aimables trouvaient encore leur motif dans le désir de paraître, de faire étalage de ses relations, vraies ou fictives, ou dans la volonté d’étendre sur autrui le champ de son oppression, quand ce n’était pas les deux ensemble… Dans cette âme habitée par l’égoïsme et l’ambition il n’y avait de place que pour la sècheresse ; l’imagination s’y confondait avec la hâblerie, la sensibilité sous-tendait les revendications personnelles. Et cependant, jointes à un esprit sagace, les dispositions manœuvrières de Florence auraient pu être redoutables ; elle avait accès à toutes sortes de gens, parmi lesquels maints commerçants de Mirmont chez qui elle n’hésitait pas à remplir occasionnellement les fonctions de vendeuse ou d'hôtesse d'accueil, et appelait par son nom la cohorte des gardiens de la paix du secteur qu’elle saluait lorsqu’elle était en voiture, de la main ou du klaxon. « Tiens, c’est Duval ! La peau de vache ! Regarde-moi cette tête de saligaud ! (Aimablement, la vitre baissée :) Bonjour, bonjour Duval ! » Mais à la longue, son acharnement trop visible faisait de moins en mois de dupes.

Le manège était le même avec le greffier en chef de la cour à qui elle adressait de spectaculaires salamalecs, pour remarquer froidement, dès qu’il avait le dos tourné : « De plus en plus couillon, ce pauvre Vincent ! »

Lorsque j’approchai de l’adolescence, je compris que Madame Michalon me portait une antipathie qui allait croissant. Mais quoiqu’elle me détestât, elle tenait à me ramener du lycée Boileau où elle venait chercher son fils en voiture à midi. C’est ainsi que j’ai pu la jauger pendant des années. Au début elle partageait avec son mari la tâche de véhiculer leurs deux aînés depuis leurs lycées respectifs jusqu’au domicile familial ; puis quand Monsieur Michalon s’installa à Ambieux, Florence assura seule les allées et venues de Jean-Yves et de Marie-Sophie et à la fin celles du joufflu Mémel lorsque celui-ci quitta sa première école qui avoisinait leur habitation. Chaque fois que je lui faisais faux bond, c’était pour elle une vexation aiguë. À l’intérieur de l’automobile le vacarme faisait rage. Ses enfants parfois parlaient ensemble et elle en profitait pour crier d’une voix qui ne demandait qu’à se dépenser : « Silence, là-dedans ! » plus fort que tous les autres. Elle tempêtait, ressassait ses derniers mécomptes, ruminait ses prochaines querelles, injuriait la moitié de ses contemporains et appelait sur ceux qu'elle avait épargnés ses malédictions à venir, hurlait à la face des autres conducteurs qui la dépassaient ou la croisaient des invectives poissardes. De temps en temps j’aimais fuir ce tohu-bohu sur roues et revenais à pied. Peut-être étaient-ce ces infidélités qui l’incitaient, par mesure de rétorsion, à me décrire comme un « voyou », ou comme un « ours mal léché dont il n’y a rien à tirer en dehors de sa clarinette » (j’étudiais le hautbois au conservatoire), et à répandre un blâme général sur ma conduite. Elle ajoutait, sans lien logique avec l’appréciation qui précède, que j’étais un bavard intarissable – « on ne peut plus l’arrêter quand il est parti » – et que mon incorrection était telle qu’à aucun moment je n’avais pris la peine de la remercier de ses aimables services. De ce dernier grief je ne dirai rien, si ce n’est qu’il était faux ; en revanche, le premier chef d’accusation péchait par invraisemblance. Car l’aurais-je voulu, qu’il m’eût été bien difficile, à l’âge de quinze ou seize ans, de tenir la dragée haute à une commère du gabarit de Florence Michalon. Plus modestement, j'essayais de me tenir à l'écart du torrent d’insanités dont Florence était la source impétueuse, et pour me préserver de ses éclaboussures, je me bornais à honorer ses discours d'une approbation systématique et nécessairement discrète.

Marc Canterel, le fils du premier président de l’époque, qui fréquentait comme Jean-Yves et moi le lycée Boileau, était encore plus rudement malmené que je ne l’étais par la virago. Florence ne tarissait pas de commentaires virulents sur l’exécrable nature de ce garçon. C’était à ses yeux un « petit abruti », voire pire, depuis qu’il refusait absolument d’emprunter le taxi Michalon à midi. Florence pourtant ne désarmait pas ; quand elle l’apercevait dans la rue, elle arrêtait sa voiture au milieu de la chaussée, sans souci de la circulation environnante, et l’apostrophait avec toute la séduction dont elle était capable : « Venez donc, Marc, si, si, je vous ramène ». Canterel répondait avec un sourire flûté qu’il préférait continuer à pied et Floflo en était quitte pour le traiter à mi-voix de tous les noms les plus injurieux en redémarrant. Sa fureur contre les Canterel qui la tenaient à distance comme l’attestait la réserve de leur fils, était telle qu’elle me prévint une fois, « dans l’intérêt » de mes parents disait-elle, que les Canterel étaient des gens dont il leur faudrait se méfier ; qu’ils pouvaient être « dangereux » et que c’était en tout cas « des voleurs » à éviter de toute urgence. Je ne pus en savoir davantage sur l’immoralité du premier président et de son épouse car des considérations charitables empêchaient Madame Michalon de développer davantage ses imputations.

(J’ai un souvenir d’enfant à propos de Marc Canterel. Un jeudi après-midi celui-ci nous avait reçus, Jean-Yves et moi, dans la semaine qui précédait Noël. Nous avions treize ans alors. Nous nous étions amusés à visiter un chantier attenant à l’habitation de ses parents qui était provisoirement accessible depuis les dépendances de leur logement. Arrivé au sommet d’un escalier encore inachevé, Jean-Yves avait oublié que la plateforme constituant le dernier palier n’occupait en surface que la moitié de la cage d’escalier et qu’elle était encore dépourvue de garde-corps. Emporté par son élan il avait fait un pas de trop et était retombé dans le vide deux mètres plus bas, sur les marches que nous venions de monter. La chance voulut que la réception de l’intéressé s’effectuât sur la partie la plus charnue de son individu et qu’elle fût exempte sinon de douleurs, du moins de séquelles physiques. Nous eûmes, Marc et moi, le plus grand mal à nous retenir de rire lorsque nous fûmes à peu près rassurés sur les suites de la chute de notre camarade. Bien sûr, il nous fallut cacher l’incident à Madame Michalon qui en aurait profité pour interdire dorénavant à son fils toute sortie chez des amis et se serait réjouie de nous faire, au pauvre Marc et à moi, une réputation d’assassins ou de pervers. Jean-Yves repartit le soir en se massant un postérieur sans doute ecchymosé, accompagné par Monsieur Michalon dont le contentement débonnaire ne fut nullement alarmé de la démarche endolorie de son fils.)

Sur le ménage Canterel, une chose mérite d’être évoquée : c’est l’amour que l’épouse portait à son fils aîné alors étudiant en médecine. Elle l’entourait d’une affection passionnée qui laissait loin derrière elle les sentiments qu’elle portait par exemple à son mari. Madame Canterel était une femme douce et gracieuse par ses manières, quoique plutôt laide de traits ; elle vivait à la fois à Mirmont et à Paris où elle rejoignait à tout propos ce fils préféré loin de qui il semblait qu’elle n'eût pas assez d'air pur pour respirer ; là-bas elle existait au rythme de l’être chéri, toute à sa dévotion, épanouie dans une perpétuelle adoration. Elle en parlait en termes extasiés, comme une amoureuse qui se serait tenue prête à tout sacrifier, dans l'instant, pour son bienaimé. Je ne sais quelle a pu être depuis l’évolution de cet extraordinaire sentiment maternel, ni quelle répercussion il aura eue sur la manière dont son autre fils Marc développa plus tard sa propre sensibilité. Dans les années où je l'ai connu, qui annonçaient notre adolescence, Marc, encore jeune garçon, ne donnait pas l'impression de soupçonner la singularité des rapports noués par sa mère, au demeurant gentille pour lui, avec son  frère aîné.

(à suivre)