vendredi 4 janvier 2013

La Famille Michalon (suite n°VI)

 

Peu à peu, à cause de son sans-gêne, la cote de Florence baissa auprès de la famille Gros ; on peut même dire qu’elle chut dans les valeurs négatives, tant il est vrai qu’une forte sympathie, lorsqu’elle se dément, laisse place non pas une simple indifférence mais à l’aversion, issue de l’idée que chacune des parties en présence se fait d’avoir été trompée par l’autre. La désaffection des Michalon d’avec les Gros eut lieu à partir du moment où Florence comprit que le cursus honorum de son époux ne devrait rien à l’influence du procureur général Gros et aux relations qu’il comptait à la chancellerie. À partir du moment où Monsieur Gros pris sa retraite, les contacts uniquement formels qui subsistaient par respect des convenances entre les deux familles fut complètement rompu.

Mais revenons où nous en étions. Même si le divorce n’était pas officiel entre les Gros et les Michalon, le temps de leur hyménée semblait définitivement révolu.

Plus tard, les Gros se défendirent d’avoir jamais apprécié Florence. Ils évitaient de s’expliquer sur les raisons de leur ancienne familiarité, de peur d’être obligés d’avouer une ressemblance ou des affinités avec elle. Ils étaient d’autant plus durs à son sujet qu’elle les avait un moment bluffés avec sa parade de femme du monde et l'abattage de sa serviabilité indiscrète. On aurait cru, lorsque Gilles et Patrick déversaient sur elle de sanguinolents sarcasmes, qu’ils n’avaient jamais consenti à la fréquenter qu’à leur corps défendant. La vérité était tout autre.

Pendant un long temps les fils Gros avaient été charmés par l’affabilité mâle et ordurière de Florence. Eux qui vantaient le parler argotique de leur sœur aînée et citaient avec fierté les expressions trop drues qui ourlaient le babillage enfantin de leurs neveux, n’avaient pu être insensibles à la franchise plébéienne dont Madame Michalon ne se départait jamais longtemps. Avant qu’un jour le charme s’estompe... Sans doute la décrue avait-elle coïncidé avec le moment où Florence, découragée d'obtenir la contrepartie des politesses intéressées dont elle les couvait, avait cessé de se mettre en frais vis-à-vis des Gros. Depuis la nomination de Monsieur Michalon à Ambieux, elle rêvait que celui-ci soit rapidement rappelé à Mirmont d’où elle-même se refusait à partir ; mais cet espoir fut déçu et elle dut, nonobstant l’intimité amicale du procureur général Gros, rejoindre son époux deux ans plus tard dans la cité ambionnaise avec enfants et bagages.

Gilles affirmait après coup avoir toujours gardé son quant-à-soi vis-à-vis de Florence. À l’en croire, il n’aurait cessé de rester à l’égard de la mégère sur une insolente réserve. Mais une anecdote vient affaiblir cette thèse.

Ma première entrevue avec les deux fils Gros, qui dura l’espace de quelques minutes, eut pour cadre la voiture de Madame Michalon. Floflo nous ramenait du lycée, Jean-Yves et moi, et en même temps convoyait Gilles et Patrick qu’elle recevait chez elle pour le déjeuner. Les présentations rapidement esquissées, j’adressai, lorsque les circonstances le permirent, quelques mots de politesse à Gilles qui se trouvait avec Jean-Yves et moi sur la banquette arrière. Gilles, alors que mes paroles n’avaient pu lui échapper, ne daigna y apporter aucune réponse. Ni lui ni son frère ne prêtèrent la moindre attention à ma présence, bien que je fusse le fils d’un des collègues les plus proches de leur père, de surcroît apprécié de celui-ci. Jean-Yves, lors de ma tentative infructueuse, eut un gloussement amusé, dans lequel perçait déjà le côté léger et bénin qu'il tenait de son père ; sa réaction me persuada que la rebuffade muette de Gilles Gros qui gardait un visage tendu droit devant lui, comme si sa candeur avait voulu ignorer les avances impudiques dont je l’aurais assaillie, n’était pas le fruit d'un hasard ni d’un malentendu mais procédait d’une volonté délibérée dont Jean-Yves, en dépit de sa niaiserie, connaissait le motif. Deux ans plus tard Gilles me répéta les douceurs que la Michalon répandait sur ma personne : j’en déduisis que la froideur dont lui et son frère m’avaient gratifié dans la voiture leur avait été recommandée par leur hôtesse ou qu’au moins ils l’avaient jugée d’eux-mêmes propre à la satisfaire. Gilles n’était décidément pas la forte tête qu’il décrivait. Et, de fait, il avait un intérêt tout personnel à jouer profil bas puisqu’il était amoureux de Marie-Sophie et que, pour accéder jusqu’à sa belle, il ne pouvait qu'avoir avantage à se concilier les faveurs de son Cerbère.

Gilles, nous y arrivons, était épris de Marie-Sophie. Si un entrainement naturel avait sa part dans le penchant qu’il éprouvait pour la jeune fille, car celle-ci, au grand dam de sa mère, était devenue fort jolie en grandissant, Madame Michalon n’était cependant pas étrangère à l’idylle qui se jouait entre les deux jeunes gens, dans le déclenchement de laquelle elle avait tenu le rôle d’une Mère Thénardier travestie en Cupidon virevoltant et complice. Florence avait décidé de consolider son alliance avec la famille Gros en favorisant, que dis-je ?, en fomentant un début de bluette entre Gilles et sa fille. Ce serait sans doute aller vite en besogne que d’affirmer qu’elle appelait de ses vœux une union en bonne et due forme… Elle ne visait ni si loin ni si haut ; elle voyait dans les effusions de Gilles un moyen de s’attacher la sympathie du jeune prétendant, de le retenir chez elle à volonté et, en même temps que lui, son inséparable frère ; et par leur intermédiaire, de s’immiscer plus profondément dans les bonnes grâces du procureur général, leur père.

Floflo n’avait pas à violenter sa nature pour réussir ce manège. Le lot sentimental qu’elle offrait à la convoitise du fils Gros était de qualité ; on aurait pu seulement trouver à redire sur son âge, de seize ans, si ce n’est quinze. Mais la puberté avait passé par là. Il ne déplaisait certainement pas à Madame Michalon de réduire Marie-Sophie, qu’elle abhorrait à cause de sa séduction naissante, au rôle d'un appât inconscient dont elle userait à discrétion pour atteindre ses propres visées. Elle pouvait ainsi, à une époque où ses charmes mûrissants déclinaient, avilir la beauté de sa fille en en faisant l'enjeu vulgaire d'un marché qui passe pour être le plus vieux du monde.

(à suivre)

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