jeudi 3 janvier 2013

La Famille Michalon (suite n°V)

Du point de vue politique, Madame Michalon avait des opinions suffisamment souples pour que ses calculs toujours opportunistes n’en fussent pas entravés. Un jour elle se faisait le champion de l’ordre, le lendemain elle formait ses vœux pour que « ça » explose. Une fois elle exprimait sa rancœur contre les « bicots » puis la fois suivante marquait une égale hostilité à l'égard de ces « crétins de pieds-noirs » qui déferlaient depuis l’Algérie… Un temps elle avait été « Algérie Française » avant de soutenir la décolonisation engagée par de Gaulle. Une seule réalité l’effrayait dans son avidité à posséder : le communisme. En 1968, le gauchisme lui inspirera une aversion semblable qui ne se démentira pas. Mais sauf cette limite extrême, Florence variait la couleur de ses convictions civiques au gré de ses humeurs ou de ses envies.

 

 

Florence toute simple

 

La vie privée de Floflo malgré les principes moraux très stricts qu'elle professait et les jugements rigoureux dont elle sanctionnait les écarts des autres, pouvait prêter à commentaire. Pendant les années 1961-1962, elle se lia d’amitié avec un jeune peintre en bâtiment à qui elle avait donné en location une chambre de la maison familiale. Plutôt grand, bien de sa personne, nonchalant, Loulou – c’était le nom dont les enfants et Madame Michalon l’avaient affublé – donnait l’exemple d’une sympathique propension à se laisser vivre sans se tracasser outre mesure. Comme un meuble familier, il avait trouvé au sein du foyer Michalon une place tranquille à laquelle il se tenait avec une patience modeste. Il partageait les jeux des petits le jeudi après-midi, jour de congé pour tous, regardait avec eux Rintintin et Zorro à la télévision, assistait aux visites que la maîtresse de céans recevait des quelques relations féminines qui avaient survécu aux incartades, vantardises et mesquineries qu’elle infligeait à tous. Apparemment le conseiller Michalon se trouvait fort bien du zèle d’un locataire dont les esprits les moins malveillants soupçonnaient qu’il réglait son écot autrement qu’en espèces sonnantes et trébuchantes. Redoutait-il, plus que les médisances, l’orageuse explication qu’il aurait dû avoir avec son épouse s’il lui avait enjoint de mettre un terme à une situation dont l’équivoque, au bas mot, portait offense au mari ?

Loulou disparut peu avant la naissance de Perrine ; celle-ci fut mal acceptée par sa mère. « Je m’en serais bien passée », disait Florence ; puis après l’accouchement, Florence insistait sur la légitimité de la petite dernière, en soulignant à tout propos : « C’est tout le portait de Paul [Monsieur Michalon] ; vous ne trouvez pas comme elle lui ressemble ? Si, je vous assure, c'est vraiment lui. »

Loulou, donc, s’effaça. On ne sait ce qu’il est devenu ensuite. Lui-même dans un passé encore récent avait connu l’infortune conjugale en perdant sa toute jeune femme quelques jours à peine après leurs noces. L’épouse éphémère était-elle morte peu après la célébration du mariage ou l’avait-elle abandonné ? Je ne me le rappelle plus. Mais Madame Michalon était accourue en amie consolatrice et l’avait réchauffé contre son cœur compatissant dont il s’était laissé paisiblement envelopper.

À Loulou succéda, dans la sympathie de Madame Michalon, un commissaire de police qui deux ans plus tard semblait admis très-avant dans l’intimité du ménage. Plusieurs fois il vint chercher Jean-Yves au lycée à la place de Monsieur Michalon et me reconduisit par la même occasion jusque chez mes parents. Bel homme d'allure virile, il avait un sourire ironique et la plaisanterie gouailleuse au bout des lèvres. Florence étant une véritable mine de renseignements pour peu qu’on prît la peine de vérifier la véracité de ses affirmations, on imagine les interminables dénonciations que ce policier devait recueillir auprès d’elle sur la population de Mirmont. L’idée m’est venue qu’il avait pu vouloir gagner les bonnes grâces de Madame Michalon en service commandé, car celle-ci valait à elle seule un bataillon d’indics dont le recrutement et la direction exigent parfois de lourds engagements financiers.

Faute de posséder un sismographe, je ne suis pas en mesure de dessiner la courbe complète, et forcément aléatoire, des inclinations de Florence, de sorte que, sans nous attarder davantage, nous gagnons les années 1966, 1967 que marqua l’arrivée des Gros à Mirmont.

Quand Monsieur Gros débarqua comme procureur général, Madame Michalon fit littéralement son siège. Elle n’avait rien à perdre à cette fréquentation flatteuse. La carrière de son mari qu’elle trouvait insuffisamment favorisée par ses supérieurs hiérarchiques ne pouvait pas souffrir du soutien du haut parquetier ; surtout, les liens serrés qu’elle nouerait avec le procureur général et les siens la dédommageraient des vexations qu’elle avait fini par s’attirer de l’ensemble de la magistrature mirmontoise, échaudée par son sans-gêne, sa cordialité envahissante et ses cancans malintentionnés. Comment s’y prit-elle ? De quelles chatteries usa-t-elle ? Quels services s’offrit-elle à rendre au chef du parquet général ? Séduisit-elle les Gros par cet abandon grivois qui passait auprès d’eux pour le nec plus ultra de l’esprit mondain et le fil conducteur de la sociabilité ? Le nouveau procureur général, quoi qu’il en fût, s’avéra charmé de la cordialité sans détour en même temps que cajoleuse que lui marquait Florence, de sorte que des relations bientôt très proches s’établirent entre la famille du haut magistrat et le foyer Michalon.

Par exemple, les Gros eurent l’honneur insigne de participer au repas de communion solennelle de Bouboule ; Gilles et Patrick, dans un premier temps, étaient sans arrêt fourrés chez la matrone à qui toutes les raisons étaient bonnes pour retenir ou héberger chez elle les fils du PG. Si Madame Michalon comptait sur la reconnaissance du chef parquetier pour faciliter l’essor de son mari vers les plus hauts grades, cette considération n’était pas le seul motif de son opiniâtreté. Elle y mettait aussi l’espoir, plus désintéressé en quelque sorte, d’acquérir sur ce dernier une influence qui lui aurait permis de diriger la cour par personne interposée. Elle comptait sur d’habiles insinuations pour manier le père Gros et distribuer par son intermédiaire les réprimandes, croc-en-jambe et fléaux divers qui rangeraient la population de la cour sous sa bannière.

(à suivre)

1 commentaire:

  1. Un portrait saisissant, qui montre si bien que la caricature n'est pas qu'un concept ! Ce qu'on apprend graduellement sur Floflo ne laisse pas de toujours surprendre tant la surenchère est réelle !

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