mardi 1 janvier 2013

La Famille Michalon (suite n°IV)

La spontanéité avec laquelle Florence proposait ses services, le feu qu’elle mettait à tenir son emploi de mouche du coche laissaient penser aux observateurs sans malice qu’un cœur d’or battait sous son opulente poitrine. La déduction était fausse. Ses gestes en apparence les plus aimables trouvaient encore leur motif dans le désir de paraître, de faire étalage de ses relations, vraies ou fictives, ou dans la volonté d’étendre sur autrui le champ de son oppression, quand ce n’était pas les deux ensemble… Dans cette âme habitée par l’égoïsme et l’ambition il n’y avait de place que pour la sècheresse ; l’imagination s’y confondait avec la hâblerie, la sensibilité sous-tendait les revendications personnelles. Et cependant, jointes à un esprit sagace, les dispositions manœuvrières de Florence auraient pu être redoutables ; elle avait accès à toutes sortes de gens, parmi lesquels maints commerçants de Mirmont chez qui elle n’hésitait pas à remplir occasionnellement les fonctions de vendeuse ou d'hôtesse d'accueil, et appelait par son nom la cohorte des gardiens de la paix du secteur qu’elle saluait lorsqu’elle était en voiture, de la main ou du klaxon. « Tiens, c’est Duval ! La peau de vache ! Regarde-moi cette tête de saligaud ! (Aimablement, la vitre baissée :) Bonjour, bonjour Duval ! » Mais à la longue, son acharnement trop visible faisait de moins en mois de dupes.

Le manège était le même avec le greffier en chef de la cour à qui elle adressait de spectaculaires salamalecs, pour remarquer froidement, dès qu’il avait le dos tourné : « De plus en plus couillon, ce pauvre Vincent ! »

Lorsque j’approchai de l’adolescence, je compris que Madame Michalon me portait une antipathie qui allait croissant. Mais quoiqu’elle me détestât, elle tenait à me ramener du lycée Boileau où elle venait chercher son fils en voiture à midi. C’est ainsi que j’ai pu la jauger pendant des années. Au début elle partageait avec son mari la tâche de véhiculer leurs deux aînés depuis leurs lycées respectifs jusqu’au domicile familial ; puis quand Monsieur Michalon s’installa à Ambieux, Florence assura seule les allées et venues de Jean-Yves et de Marie-Sophie et à la fin celles du joufflu Mémel lorsque celui-ci quitta sa première école qui avoisinait leur habitation. Chaque fois que je lui faisais faux bond, c’était pour elle une vexation aiguë. À l’intérieur de l’automobile le vacarme faisait rage. Ses enfants parfois parlaient ensemble et elle en profitait pour crier d’une voix qui ne demandait qu’à se dépenser : « Silence, là-dedans ! » plus fort que tous les autres. Elle tempêtait, ressassait ses derniers mécomptes, ruminait ses prochaines querelles, injuriait la moitié de ses contemporains et appelait sur ceux qu'elle avait épargnés ses malédictions à venir, hurlait à la face des autres conducteurs qui la dépassaient ou la croisaient des invectives poissardes. De temps en temps j’aimais fuir ce tohu-bohu sur roues et revenais à pied. Peut-être étaient-ce ces infidélités qui l’incitaient, par mesure de rétorsion, à me décrire comme un « voyou », ou comme un « ours mal léché dont il n’y a rien à tirer en dehors de sa clarinette » (j’étudiais le hautbois au conservatoire), et à répandre un blâme général sur ma conduite. Elle ajoutait, sans lien logique avec l’appréciation qui précède, que j’étais un bavard intarissable – « on ne peut plus l’arrêter quand il est parti » – et que mon incorrection était telle qu’à aucun moment je n’avais pris la peine de la remercier de ses aimables services. De ce dernier grief je ne dirai rien, si ce n’est qu’il était faux ; en revanche, le premier chef d’accusation péchait par invraisemblance. Car l’aurais-je voulu, qu’il m’eût été bien difficile, à l’âge de quinze ou seize ans, de tenir la dragée haute à une commère du gabarit de Florence Michalon. Plus modestement, j'essayais de me tenir à l'écart du torrent d’insanités dont Florence était la source impétueuse, et pour me préserver de ses éclaboussures, je me bornais à honorer ses discours d'une approbation systématique et nécessairement discrète.

Marc Canterel, le fils du premier président de l’époque, qui fréquentait comme Jean-Yves et moi le lycée Boileau, était encore plus rudement malmené que je ne l’étais par la virago. Florence ne tarissait pas de commentaires virulents sur l’exécrable nature de ce garçon. C’était à ses yeux un « petit abruti », voire pire, depuis qu’il refusait absolument d’emprunter le taxi Michalon à midi. Florence pourtant ne désarmait pas ; quand elle l’apercevait dans la rue, elle arrêtait sa voiture au milieu de la chaussée, sans souci de la circulation environnante, et l’apostrophait avec toute la séduction dont elle était capable : « Venez donc, Marc, si, si, je vous ramène ». Canterel répondait avec un sourire flûté qu’il préférait continuer à pied et Floflo en était quitte pour le traiter à mi-voix de tous les noms les plus injurieux en redémarrant. Sa fureur contre les Canterel qui la tenaient à distance comme l’attestait la réserve de leur fils, était telle qu’elle me prévint une fois, « dans l’intérêt » de mes parents disait-elle, que les Canterel étaient des gens dont il leur faudrait se méfier ; qu’ils pouvaient être « dangereux » et que c’était en tout cas « des voleurs » à éviter de toute urgence. Je ne pus en savoir davantage sur l’immoralité du premier président et de son épouse car des considérations charitables empêchaient Madame Michalon de développer davantage ses imputations.

(J’ai un souvenir d’enfant à propos de Marc Canterel. Un jeudi après-midi celui-ci nous avait reçus, Jean-Yves et moi, dans la semaine qui précédait Noël. Nous avions treize ans alors. Nous nous étions amusés à visiter un chantier attenant à l’habitation de ses parents qui était provisoirement accessible depuis les dépendances de leur logement. Arrivé au sommet d’un escalier encore inachevé, Jean-Yves avait oublié que la plateforme constituant le dernier palier n’occupait en surface que la moitié de la cage d’escalier et qu’elle était encore dépourvue de garde-corps. Emporté par son élan il avait fait un pas de trop et était retombé dans le vide deux mètres plus bas, sur les marches que nous venions de monter. La chance voulut que la réception de l’intéressé s’effectuât sur la partie la plus charnue de son individu et qu’elle fût exempte sinon de douleurs, du moins de séquelles physiques. Nous eûmes, Marc et moi, le plus grand mal à nous retenir de rire lorsque nous fûmes à peu près rassurés sur les suites de la chute de notre camarade. Bien sûr, il nous fallut cacher l’incident à Madame Michalon qui en aurait profité pour interdire dorénavant à son fils toute sortie chez des amis et se serait réjouie de nous faire, au pauvre Marc et à moi, une réputation d’assassins ou de pervers. Jean-Yves repartit le soir en se massant un postérieur sans doute ecchymosé, accompagné par Monsieur Michalon dont le contentement débonnaire ne fut nullement alarmé de la démarche endolorie de son fils.)

Sur le ménage Canterel, une chose mérite d’être évoquée : c’est l’amour que l’épouse portait à son fils aîné alors étudiant en médecine. Elle l’entourait d’une affection passionnée qui laissait loin derrière elle les sentiments qu’elle portait par exemple à son mari. Madame Canterel était une femme douce et gracieuse par ses manières, quoique plutôt laide de traits ; elle vivait à la fois à Mirmont et à Paris où elle rejoignait à tout propos ce fils préféré loin de qui il semblait qu’elle n'eût pas assez d'air pur pour respirer ; là-bas elle existait au rythme de l’être chéri, toute à sa dévotion, épanouie dans une perpétuelle adoration. Elle en parlait en termes extasiés, comme une amoureuse qui se serait tenue prête à tout sacrifier, dans l'instant, pour son bienaimé. Je ne sais quelle a pu être depuis l’évolution de cet extraordinaire sentiment maternel, ni quelle répercussion il aura eue sur la manière dont son autre fils Marc développa plus tard sa propre sensibilité. Dans les années où je l'ai connu, qui annonçaient notre adolescence, Marc, encore jeune garçon, ne donnait pas l'impression de soupçonner la singularité des rapports noués par sa mère, au demeurant gentille pour lui, avec son  frère aîné.

(à suivre)

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