mercredi 16 janvier 2013

La Famille Michalon (suite n°VII)

Pour mettre son plan à exécution, Florence permit à Marie-Sophie, jusque là cloîtrée, traquée, espionnée à tout moment par sa mère, de sortir aussi souvent qu’elle voulait avec les fils Gros. « Deux garçons si bien élevés ; si corrects et intelligents » confiait-elle au tout venant de ses relations judiciaires. « On n’en rencontre plus de pareils aujourd’hui. » En même temps, pour faciliter à Gilles ses travaux d’approche (car ce moderne Céladon était loin d’être un séducteur patenté) elle lui demanda de donner des leçons d’allemand à Marie-Sophie. Gilles ne possédait de l’harmonieux langage de Goethe que quelques rudiments tout juste suffisants pour trouver son chemin dans une ville implantée en territoire germanique, et lui permettre, s’il faisait de l’esprit sur la dernière guerre, de contrefaire l’accent tudesque : « Nous affons les moyens de ffous faire parler ! » Il faut supposer que son élève était encore inférieure à ce niveau de connaissance... Gilles accepta la tâche avec joie et, pour que les leçons fussent plus particulières, Florence conseilla aux deux jeunes gens qu’elle installait dans le bureau, au premier étage, de fermer la porte à clef et de s’assurer de la sorte une tranquillité propice à leurs exercices. « Comme cela, même si nous faisons du bruit, vous ne serez pas dérangés » expliquait l’active commère. Elle qui fustigeait habituellement les instincts immoraux de sa fille, lui laissait en compagnie de Gilles et de Patrick une liberté entière. Elle ne songeait même pas, comme l’aurait fait une mère précautionneuse, à la flanquer de Jean-Yves qui aurait été un chaperon parfait.

Dans de telles conditions, il était difficile de ne pas déboucher au moins sur un flirt ; pour Gilles ce fut le brasier d’une tumultueuse passion. Peu à peu, tandis que les membres de la famille Gros perçaient la carapace d’affabilité de Florence et qu’ils commençaient à se repentir de s’être laissé piétiner par les multiples crampons de sa serviabilité indiscrète, Gilles enfourchait le canasson chevaleresque. Une  mission lui était échue : il extirperait Marie-Sophie du milieu odieux où il la voyait obligée de vivre, il la soustrairait aux brimades répétées de sa mère et, en faisant contrepoids à l’éducation absurde qu’elle subissait, il la sauverait du désespoir ou d’une probable dégringolade sociale. Il se mit en tête de l’épouser pour la dégager au  plus tôt du long martyre qu’elle endurait sous l’épineuse férule maternelle. Il prenait – on peut le dire – son devoir très au sérieux… Des heures durant, il me raconta les procédés dont Madame Michalon usait à l’égard de sa fille, les humiliations publiques qu’elle lui infligeait. Je n’ai pas retenu le détail de cette triste litanie mais je me souviens d’un fait assez piquant qui, lui, concernait tous les enfants Michalon et non pas seulement la pauvre Marie-Sophie. Le voici :

Madame Michalon était dépensière ; la rémunération de son époux suffisait à peine à pourvoir à ses dépenses qui  répondaient pour la plupart au besoin de paraître et d’étaler un train de vie supérieur aux ressources réelles du ménage. Autant elle était prodigue pour elle-même, autant elle se montrait serrée quand il s’agissait des autres. À Noël, Jean-Yves découvrait régulièrement dans ses souliers des présents utilitaires qui avaient pour seul mérite de déplacer les lignes budgétaires affectées aux dépenses courantes du ménage dans la catégorie : cadeaux des fêtes. Une année cela avait été un pyjama ; une autre année, un dictionnaire de français-latin ; il y avait eu aussi une paire de chaussettes. Donc, pas de gaspillage. D’ailleurs Jean-Yves trouvait normal d’être gâté de cette manière. Sa mère avait si bien anéanti en lui toute velléité de curiosité en lui autorisant pour seul loisir le travail scolaire auquel il s’adonnait avec l’application d’une nature docile, que rien ne le tentait plus, ni livre, ni disque, ni jeu. À dix-huit ans Jean-Yves ne connaissait du cinéma que ce qu’il en avait vu à la télévision et de la littérature que ce qu’en proposaient les programmes scolaires…

Non seulement Madame Michalon transformait en cadeaux de Noël certains frais occasionnés par l’entretien de sa progéniture, mais encore elle avait élaboré un système de ristourne qui lui permettait d’équilibrer au mieux sa comptabilité domestique. Chaque année les enfants touchaient du père Noël une somme d’argent ; ils devaient impérativement déposer ce pactole sur un livret de la Caisse d’Epargne ; il n’était évidemment pas question de s’acheter des jouets sur ces placements dont le taux d'intérêt devait servir, je suppose, à défrayer leur mère de ses charges de gestion. Mais le plus beau était que régulièrement Florence, à l’approche de Noël, prélevait elle-même une fraction des économies des enfants pour l’investir dans l’achat des cadeaux qu’ils étaient censés lui offrir pour la remercier de ses bons soins maternels. Rien de la sorte n’échappait à son contrôle, pas même la gratitude dont ses rejetons devaient lui donner des preuves. C’était un impôt de l’affection familiale, prélevé en application du proverbe qui enseigne qu’« on n’est jamais si bien servi que par soi-même »…

Lorsque Madame Michalon se rendit compte que Monsieur Gros n’avait nulle intention d’user de son crédit pour favoriser le retour de son mari vers la juridiction mirmontoise, et que les efforts qu’elle avait déployés à le flatter ne lui rapporteraient rien, elle abandonna l'indulgence compréhensive dont elle couvait les roucoulements de Gilles et de Marie-Sophie. Elle délégua Mémel pour les surprendre. Celui-ci alla coller son oreille de mouchard à la porte du bureau où les deux jeunes gens une fois de plus s’adonnaient à l’étude des runes alémaniques. Mais il s’y prit si maladroitement que Gilles parvint à déceler sa présence et, après avoir brutalement ouvert la porte, à se saisir de sa corpulente personne qui basculait dans la pièce. Cris d’Emmanuel apeuré. Madame Michalon qui attendait non loin de là le résultat de l’enquête, sauta sur l’occasion pour intervenir. Elle prit vertement la défense de Mémel et reprocha aux deux autres, avec des sous-entendus transparents, de s’enfermer dans la pièce. À quoi Gilles répondit en lui rappelant que c’était elle qui leur avait recommandé de s’isoler et de s’enfermer à clef, permission dont ils n’avaient jamais usé (?) pour qu’elle pût à tout moment s’assurer de leur conduite irréprochable ; il lui fit ensuite valoir que son enseignement en allemand était terminé à partir du moment où des soupçons outrageants pesaient sur sa bonne tenue.

Voilà du moins comment Gilles me relata l’aventure en accentuant la harangue de la dignité offensée et la fermeté magnanime avec laquelle il avait, sans fléchir, mis un terme à ses activités de pédagogue. En réalité l’épisode dut briller plus par le comique que par la noblesse du soupirant éconduit. Il fut de toute façon beaucoup plus compliqué pour les amoureux de se rencontrer par la suite. Marie-Sophie devait profiter de quelques trous dans son emploi du temps scolaire, ignorés de sa mère, pour se rendre chez les Gros. Madame Gros la recevait avec d’autant plus d’aménité que son fils l’avait mise au courant de ses projets matrimoniaux.

(à suivre)

1 commentaire:

  1. Encore bravo, on apprend les nouveaux méfaits de Florence avec toujours autant de plaisir !

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