jeudi 24 janvier 2013

La Famille Michalon (suite n°VIII)

On sait comment l’affaire [voir ci-avant La Famille Gros] se termina : à la façon de tant de romans que la vie quotidienne, qui n'est qu'un médiocre écrivain, gâte en leur refusant le dénouement adéquat… Les amours de Gilles et de Marie-Sophie se conclurent sans fracas par la déconfiture des deux jeunes héros. Quelle leçon Gilles tira-t-il de cette aventure, si ce n’est l’idée qu’il ne sert à rien d’ambitionner un Bien que notre volonté peine à atteindre ? Le sens de l’apologue, assurément, ne fut pas perdu pour lui ; il était écrit qu'il devrait à Marie-Sophie l'expérience pratique d’un relativisme dont l'influx irrigua plus tard tous les plans de sa vie.

À l’heure où j’écris ces lignes, en 1974, Florence a-t-elle échoué dans la totalité de ses plans, ou a-t-elle réussi au moins certains d’entre eux ? Sans doute est-il trop tôt pour le dire. Le cas de Marie-Sophie, lui, mérite encore quelques mots. Marie-Sophie a eu son bac il y a un an ou deux et a entrepris des études de droit. Mais l’important n’est pas là. Les années passant, sa mésentente s’est accrue avec Florence ; l’antagonisme est tel entre la mère et la fille qu’il conduit celle-ci à fuir fréquemment la maison familiale et à se réfugier pour la nuit chez une de ses amies dont le père compte d’ailleurs parmi les magistrats de la Cour d'appel d'Ambieux. Le lendemain matin on la rend à Monsieur Michalon qui a été prévenu au palais de justice par un coup de téléphone de son collègue.

Enfin arrive l’épilogue redouté. Marie-Sophie se marie enceinte de plusieurs mois avec un ouvrier-plâtrier dont la condition est loin de répondre aux espérances des beaux-parents Michalon. Florence, pour éviter le scandale d’une naissance illégitime, a-t-elle travaillé à cette union mal assortie ? La régularisation recherchée, de toute façon, n’aura pas été un succès puisque après quinze jours de vie conjugale, Marie-Sophie plantera-là son époux pour aller s’installer chez un ami en compagnie de qui elle attendra la naissance de l’enfant.

Au stade où nous sommes, il faut constater que l’ambition sociale et l’égoïsme borné qui tenaient Florence Michalon n’ont pas produit les résultats escomptés. Le tranchant du fer acéré qu’elle avait aiguisé pendant vingt ans sur le cuir de toute créature placée à sa portée, avait fini, se retournant contre elle, par la percer et la traverser de son droit fil... Si les spéculations de Florence n’avaient été constamment veules, stupides et nocives, le moraliste aurait quelque motif de trouver pathétique la tension de cette trajectoire obstinée, douloureuse, et entée sur le vide.

 

[La dernière fois qu’il me fut donné de voir Madame Michalon se situe dans la seconde moitié des années 70. Elle avait alors beaucoup rabattu de ses rêves de grandeur.  Elle habitait une belle villa, située dans la banlieue résidentielle d’Ambieux ; l’espace d’un bref instant, j’avais aperçu, triste et esseulée, habillée en bleu marine comme si elle portait l’uniforme d’un collège chic, la petite Perrine qui devait avoir environ quinze ans et subissait le joug maternel dans un foyer déserté par ses frères et sœur plus âgés. Elle était passée au loin comme une silhouette effacée et fuyante. Autrefois, sa mère avait enseigné à Marie-Sophie les formes d’une éducation choisie qu’elle-même ne possédait pas. Jusqu’à ses quinze ans environ, Marie-Sophie, quand elle saluait une grande personne, faisait la révérence en pliant furtivement la jambe droite dans une esquisse de génuflexion qui évoquait un tressaillement ou un rebond tant son exécution était rapide. La jeune Perrine n'avait pas été invitée à nous donner un aperçu de ses manières stylées ; elle s’était discrètement profilée à l’extrémité opposée du jardin et, sans que personne prît garde à elle, avait disparu en silence par la porte d'entrée de la maison.

Madame Michalon avait perdu son mari, mort encore relativement jeune. Jean-Yves et Emmanuel avaient fait des études qui, sans combler ses folles ambitions, pouvaient satisfaire son appétit de respectabilité. Il en allait autrement avec Marie-Sophie dont sa mère ne savait pas ce qu’elle était devenue, les liens étant rompus entre les deux femmes. La disparition de Monsieur Michalon avait mis le feu aux poudres. Sans doute les problèmes de succession n’étaient-ils pas étrangers à la dispute violente qui les avait opposées. Les époux Michalon avaient obtenu assez curieusement du tribunal de grande instance d’Ambieux, saisi alors que le requérant était en fonction à la cour d’appel dont dépend ce tribunal, l’autorisation d’abandonner le régime matrimonial qu’ils avaient contracté au moment du mariage pour lui substituer celui de la communauté de biens universelle qui avait pour effet d’avantager le conjoint survivant au détriment des héritiers du prémourant. Le tribunal avait fait droit à la demande des époux Michalon dans une situation où les germes de conflits ne manquaient cependant pas ; Monsieur Michalon avait des enfants nés de son premier mariage dissous par le divorce, et la mésentente notoire qui opposait Florence à Marie-Sophie donnait à la première un motif trop vraisemblable de vouloir annihiler les droits héréditaires de sa fille. Toujours est-il que le président de chambre Michalon à peine décédé, mère et fille s’affrontèrent jusque dans la rue sur laquelle donnait la maison familiale ; l’altercation fut d’une extrême violence et Marie-Sophie traita Florence, au vu et au su du voisinage, de s…, p…  et autres injures du même acabit.

La malédiction des unions maritales sans lendemain qui avait anciennement frappé l'inoffensif Loulou, et à une date plus récente, Marie-Sophie, n’épargna pas non plus son frère Jean-Yves.

Celui-ci s’était marié alors qu’il n’avait pas vingt-cinq ans ; à l’école d’application d’artillerie sol-air où il avait été élève aspirant, sa jeune femme qui l’avait parfois accompagné pour l’y conduire ou l’y rechercher, avait laissé le souvenir d’une très jolie fille. La promotion des élèves officiers immédiatement postérieure à la sienne, qui était encore en place lorsque je fus à mon tour incorporé dans cette école, en parlait toujours avec admiration. La vie matrimoniale n’apporta cependant pas à la jeune épouse les distractions qu’elle recherchait car ayant à quelques temps de là rejoint sa mère pour une brève période qui ne devait pas excéder la durée de deux ou trois jours, elle refusa ensuite de regagner le domicile conjugal où elle ne reparut jamais. Jean-Yves se remaria et il a eu, sauf erreur de ma part, des enfants de sa seconde union.] 

 

 

1 commentaire:

  1. Encore bravo et encore merci, il n'y a parfois vraiment pas besoin d'aller chercher dans la fiction les cas les plus frappants !

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