jeudi 20 janvier 2011

DISTRIBUTION DE PRIX 1967 (suite n°II)

 

Le plaisir de recevoir un livre aurait pu nous rasséréner ; seulement la lecture est un vice moins répandu qu’on ne le croit chez les jeunes gens et du reste nous imaginions trop bien, pour nous en réjouir, les invendus et fins de séries que nous allions rapporter dans nos foyers… En quatrième, par exemple, il m’avait été fait don, dans une édition brochée aux feuillets inégaux et à l’impression crasseuse, du… second tome du Capitaine Fracasse. Comme bien on pense, je remis le contact avec le célèbre bretteur à une époque hypothétique où la fortune me mettrait en possession du tome premier ignoré de l’administration du lycée. En troisième, malgré une année mauvaise en général, j’avais eu droit au Théâtre choisi de Corneille édité en deux volumes par la Collection Nelson, dont les caractères d’imprimerie qui transparaissaient au travers du papier, étaient à peu près illisibles.  J’étais cependant parmi les plus gâtés des récipiendaires, et devais cette grâce à l’intervention personnelle de Lenormand, notre professeur principal, qui avait voulu me récompenser de la sorte pour mes devoirs de français. Je revois encore la tête dépitée de Barbulain, un bûcheur qui cumulait plusieurs nominations enviables, comparant mes deux consistants volumes reliés avec le mince fascicule de reproductions de Picasso dont il devait se contenter pour percevoir la gratification d’une année de tension et de peine ! J’ai toujours pensé qu'il avait dû ce jour-là découvrir une forme insoupçonnée de l’injustice humaine qui ne l’aurait évidemment pas ému si elle s’était exercée aux dépens d’un de ses camarades car Barbulain était de ces garçons paisibles, toujours prêts à s’amuser sans arrière-pensée des mésaventures qui arrivent aux autres quand ils en sont tranquillement les spectateurs.

Je reviens à l’année 1967 ; je reçus le Spleen de Paris en Bibliothèque de Cluny ; le seul livre de prix de toute ma scolarité secondaire que je pus lire. Cardon obtint, si je me rappelle bien, une historiette narrée en allemand qui récompensait ses qualités de germaniste distingué. Les frères Valois, eux, n’étaient pas de la fête. Quentin était renvoyé du lycée (il continua sa scolarité dans un établissement privé de la lointaine périphérie de Mirmont) et Florentin devait redoubler sa première.

Le cérémonial se déroulait sans accroc quand un incident vint lui donner un peu de vie. La distribution commençait par les plus hautes classes pour finir par les plus petites. Les terminales, premières, secondes étaient, après les classes supérieures, les plus tôt servies sans avoir rien à faire ensuite qu’attendre. Lorsque les classes supérieures eurent la permission de quitter les lieux pour aller réviser leurs concours, les autres classes dont le tour était également passé mais qui, elles, devaient rester jusqu’à la fin, se sentirent une pressante envie de les suivre.

Un mouvement se dessina, d’abord timide, qui grossit bientôt. D’un coup les strapontins de la partie Sud du théâtre se rabattirent ; les gradins d’abord seulement clairsemés par le départ des préparatoires, se vidèrent brutalement tandis que nous cavalions dans le moins descriptible des désordres en direction de la sortie.

Ce fut une sorte de réveil bruyant, inattendu, comparable à l’effet de surprise causé par l’armée napoléonienne lorsqu’elle déboula sur le versant italien des Alpes. La confusion fut extrême, alimentée par les clameurs, les rires et les piétinements des fuyards dont la bousculade ébranlait le plancher des promenoirs qui ceinturaient la salle. Nous nous engouffrâmes dans la sortie de gauche pour nous retrouver bloqués par des pions, appelés d’urgence, qui s’étaient disposés en cordon afin de stopper net notre élan. Peu nombreux furent ceux qui réussirent à passer outre. Il y eut quelques secondes d’une lutte qui consistait à pousser, les surveillants dans un sens, nous dans l’autre. Mais déjà la tentative avait échoué : du moment qu’intervenaient les gardiens de la discipline, aucun de nous ne tenait à un réel affrontement qui n’était décidément plus de saison à la veille des vacances d’été. Notre agression fut molle : le front se contentait d’être propulsé en avant par l’arrière-garde. Finalement nous battîmes en retraite dans un chaos qui valait la débandade de notre tentative d’évasion, la précipitation en moins. Chacun reprit sa place comme si de rien n’était. C’est à peine si quelques polards songèrent à un rapprochement possible avec la percée de Nivelle, de triste mémoire.

Le proviseur improvisa un bref laïus dans lequel il blâmait notre conduite et croyait devoir nous rappeler quel était le sens profond d’une distribution de prix. Le calme se rétablit et un demi-silence succéda au remue-ménage précédent, dans une atmosphère malgré tout plus électrisée qu’au début

Pour anodine qu’elle soit, l’anecdote est parlante : elle démontre l’inanité des efforts d’une administration lycéenne déjà condamnée, proche d’être emportée par la disgrâce des méthodes d’enseignement traditionnelles, ressenties par les enseignants eux-mêmes comme sélectives et autoritaires. Il allait en être ainsi de la notation chiffrée. On peut voir aussi dans cet épisode le signe avant-coureur des évènements qui devaient se produire l’année suivante, un fait isolé relié par un réseau secret à l’avènement du mai révolutionnaire qui fermentait sans qu’on pût encore le prévoir.

La distribution terminée, nous bavardons, Cardon et moi, avec Monsieur Lalou, notre professeur de français de l’année précédente. Il nous apprend que le proviseur avait exigé de tous les professeurs agrégés qu’ils fussent en toge. Mais ceux-ci, jaloux d’une dignité individuelle qui passait à leurs yeux par le refus de l’uniforme, avaient protesté avec vigueur d’une seule voix contre toute tentative d’enrégimentement. Il est bon de préciser que la presque totalité d’entre eux avait d’autant plus de répugnance à arborer un costume comme l'attribut de leur profession, qu’ils n’en détenaient aucun. Lalou nous rapporte avec jubilation la répartie d’un de ses collègues, qu’il paraît trouver à la fois spirituelle et courageuse : « Je ne vais tout de même pas m’acheter une robe pour ça ! » Submergé par une fronde unanime le proviseur avait dû s’avouer vaincu, et renoncer à la restauration d’un formalisme qui risquait de répandre la discorde dans ses effectifs les plus gradés.

(à suivre)

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