dimanche 30 janvier 2011

Le G.A.L.C. (suite n°I)

Par une étrange fatalité, les projets pédagogiques que Le Goanvic décrétait en début d’année comme un édit prétorien restaient le plus souvent lettre morte ou végétaient au stade de la conception. On peut citer à titre d’exemple la fin précoce des Graffitis de la tour Eiffel, expérience romanesque avortée à laquelle participa Delabre avant qu’il redoublât sa première. Le Goanvic s’était mis en tête de faire écrire par sa classe (de quatrième ou de troisième, je ne sais plus) une histoire qui aurait été ensuite publiée dans la Bibliothèque verte, collection destinée aux adolescents. Le cadre de l’aventure était un lycée, qui sans doute ressemblait trait pour trait à Boileau, et la majeure partie de l’ouvrage devait être composée par les narrations des élèves dont les sujets, pendant toute l’année, correspondirent aux différents épisodes de l’intrigue. Le titre du roman était évidemment dû à l’humour original du professeur… Une commission d’élèves était chargée de rassembler les narrations, d’en sélectionner le meilleur, de les étoffer, de les redistribuer en chapitres et de ménager les raccords qui donneraient son unité à l’ensemble du récit. Ce comité directorial qui devait profiter des congés pour avancer ses travaux ne fit rien. Il préféra consacrer ses vacances à d’autres exercices. Le Goanvic, absorbé par son altruisme acrobatique, n’avait pas trouvé le temps de terminer lui-même l’œuvre collective. La Tour Eiffel aux graffitis est, depuis, restée plantée dans les limbes. Ồ vieil Eiffel, rassure-toi, le double de ton obélisque de métal, profané par des collégiens iconoclastes, y demeurera encore longtemps hors d’état de nuire à ta réputation.

Une autre fantaisie de Le Goanvic, que Delabre me rapporta, avait été de rajeunir la classique leçon de récitation : à la poésie déclamée le plus souvent à côté de la chair professorale par un élève figé et inexpressif, venait se substituer une scène dramatique à deux personnages représentée, pour plus de réalisme, sur les planches du théâtre du lycée. Perfectionniste quand il s’agissait de juger le travail de ses élèves, nerveux de surcroît, l’inventeur de cette nouvelle forme d’exhibition en tira très peu de satisfaction et beaucoup plus de motifs de perdre son calme. Au cours de la représentation d’un extrait du Marius de Pagnol il sauta sur le plateau, paraît-il, pour gourmander l’un des comédiens improvisés qui ignorait la façon adéquate de déboucher une bouteille de Pastis… Delabre en l’occurrence avait fait équipe avec Cardon : une première fois dans une scène de l’Avare où Cardon prêtait son talent au personnage d’Arpagon et donnait la réplique à Delabre qui ânonnait le texte de Maître Jacques ; une deuxième fois dans l’Aiglon. Là Cardon malgré un physique un peu rude pour le personnage, s’était distribué le rôle du Duc de Reichstadt alors que Delabre dont la finesse de traits aurait mieux convenu au héros, incarnait l’empereur Franz. C’était le passage célèbre où grand-père et petit-fils se confient l’un à l’autre, et Delabre, selon un jeu de scène éprouvé, devait prendre Cardon sur ses genoux. Touchant tableau qui ne fut même pas un baume sur les plaies saignantes de Le Goanvic : les acteurs improvisés ne savaient pas leurs vers, pas plus qu’ils n’avaient su débiter auparavant la prose de Molière.

Parmi ses multiples occupations, Monsieur Le Goanvic comptait celle de veiller aux destinées du G.A.L.C. dont il était la moelle épinière, le fluide vital, le souffle générateur, et spécialement de diriger le Club de cinéma [Pythagore-film] du lycée Boileau. Le Goanvic assez curieusement était un cinéphile passionné et réalisa, avec les moyens du bord, plusieurs films aussi anodins que bien intentionnés dont il était très fier. L’un, que je veux bien supposer meilleur que les autres, remporta un prix ; mais il était question dans cette œuvre à caractère documentaire du poète Du Bellay ; le reste de sa production consistait en fables de patronage, toujours moralisantes, tournées avec la participation d’élèves et de professeurs en guise de comédiens. J’ai oublié le titre de certains des films dont il avait été le réalisateur, mais les thèmes m’en sont restés en tête. Ils duraient en moyenne une trentaine de minutes chacun.

En tête, je placerai le chef d’œuvre, celui qui faisait honneur à la tradition culturelle du lycée Boileau : la mésaventure de trois jeunes garçons qui s’estropiaient en voulant faire partir une fusée de leur fabrication vers la lune. À la fin du film les spectateurs s’aperçoivent sans étonnement qu’il s’agissait d’un mauvais rêve aux accents prémonitoires, inspiré par la providence à l’un des chimistes néophytes pour le mettre en garde contre le danger des explosifs (pendant la seconde moitié des années cinquante plusieurs enfants, croyant pouvoir jouer impunément les artificiers amateurs, avaient payé cher leur passion des voyages intersidéraux). Il y avait aussi l’Ocarina qu’un gamin  trouve dans la rue ; le jeune héros se résoudra à rendre l’objet à son légitime propriétaire après avoir résisté à la tentation très vive de se l’approprier. Je fis de la figuration dans une séquence de ce film qui avait pour décor l’un des stades de la rive gauche. Le tournage eut lieu en deux fois. La première prise fut effectuée en juillet 1963 ; la seconde en juillet 1964. Pour cette raison, acteurs et comparses vieillissent subitement d’un an sur la pellicule, passant sans transition de l’enfance à l’adolescence, sans que le thème de la fiction et sa chronologie y soient pour rien. Le dernier des films de Le Goanvic que j’aie vu avait pour sujet la crise intérieure d’un adolescent qui s’aperçoit que son père n’a jamais été le héros de la guerre d’Espagne qu’il se targuait d’être. Pour nous, élèves du lycée Boileau, ce moyen métrage présentait l’attrait d’être interprété, dans le rôle du faux résistant espagnol, par notre professeur d’éducation physique, Monsieur Malmeyda. Sauf les « dispensés » de sports, il n’était pas un lycéen de Boileau qui n’eût, une année ou l’autre, enfilé roulades-avant, petite foulée, saut en hauteur costal et course de fond sous le sifflet martial et plutôt débonnaire de ce gymnaste inévitable. Par souci de la couleur locale, on lui avait fait jouer de la guitare ; il incarnait un ouvrier, logé dans un demi-taudis dont la caméra détaillait complaisamment les contrastes d’ombre et de lumière.

L’accession de celui que nous avions surnommé Mamoumoute au rang de vedette lors de la projection publique du film avait été saluée par des clameurs joyeuses dont un esprit averti pouvait déceler l’ironie. Les autres spectateurs qui n’avaient pas la ressource de se raccrocher à cet aspect pittoresque, subissaient une lugubre peinture de la désillusion, avec ciel couvert, pluie fine, flaques boueuses et cimetière sous la brume obligés, rendus dans un noir et blanc qui ne procédait pas d’une recherche esthétique mais de l’impécuniosité de la production. On peut encore faire mention de L’Amitié n’a pas de prix : une équipe de copains a élu domicile dans une vieille demeure qu’un type de la ville achète pour la transformer en résidence secondaire. Chassés de leur refuge, les gaillards ne dissimulent pas leur hostilité à l’égard des fils du nouveau propriétaire. Ceux-ci, par chance, sauveront d’un piège qui avait été dressé à leur intention, la sœur d’un de leurs ennemis et le beau conte nous montre en conclusion les gars d’la campagne et les fils du château se promenant main dans la main, leur différend oublié.

(à suivre)

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