jeudi 27 janvier 2011

Le G.A.L.C.

 

Il y avait au lycée des activités « culturelles » ou du moins prétendues telles. Elles prospéraient sous l’égide d’un organisme filandreux du nom de G.A.L.C. Sans doute ce sigle était-il l’abréviation de quelque chose comme le Groupement des activités de loisirs et de culture du lycée Boileau : il recouvrait une série de clubs aux objets les plus divers : théâtre, photographie, cinéma, marionnettes, échecs, bridge et j’en passe. En fait, l’entreprise était trop ambitieuse en regard des ressources dont elle disposait ; le peu d’acharnement de ses membres actifs accentuait encore les difficultés qu’elle rencontrait à renaître de ses cendres, tel un phénix, année après année tandis que ses effectifs laminés à chaque rentrée scolaire par le départ de la promotion sortante devaient sans cesse se reconstituer. Tous les mois de septembre elle se replâtrait pour s’affaisser d’inanition dans les semaines qui suivaient. Les participants étaient rares ; les professeurs sur qui reposaient son organisation avaient beau caresser la vanité des élèves et parfois leur intérêt pour tenter de susciter des adhérents, leur contingent restait maigre. Réduit à une affluence minimale, le G.A.L.C. ne tardait pas à prendre un petit air de réunion de famille : un noyau restreint d’habitués, unis par le ciment de la flatterie mutuelle et de la considération professorale, qui se suffisait d’une position aristocratique au sein du lycée. Comblés par les titres pompeux et les responsabilités théoriques dont l’administration lycéenne les affublait, les élèves du G.A.L.C. s’assoupissaient avec un sentiment de supériorité heureuse dans une inertie sans histoire. Il n’y avait que Monsieur Le Goanvic pour jeter dans l’affaire un semblant de vie. Maniaque de l’énergie et du dévouement inutiles, Le Goanvic était de ces types qui, à force de vouloir rendre service à tout prix, finissent par se mettre à dos tous ceux dont la reconnaissance devrait leur être acquise. Il usait les ressources d’un corps malingre à concilier mille occupations dérisoires qui n’avaient pour résultat que de lui ôter le temps qu’il aurait dû consacrer à la préparation de ses cours et à corriger ses copies. Il passait pour très consciencieux à cause de ses multiples oscillations de droite et de gauche, de son visage aigu tendu d’une peau jaune et desséchée qui lui donnait un air de jeune ascète, de ses yeux exorbités à défaut d’être clairvoyants ; mais la surabondance des obligations qu’il se créait l’empêchait de remplir aucun de ses devoirs d’une manière satisfaisante. En plus, sa bonne volonté devenait vite encombrante, de sorte qu’au lycée Boileau beaucoup des collègues qu’il avait cru aider en les entraînant dans son sillage, tenaient ses services pour intempestifs, voire malencontreux.

J’eus Monsieur Le Goanvic pendant ma quatrième, en latin. Le bilan fut significatif. Il n’avait pas le loisir de corriger nos thèmes et nos versions : il ne nous donnait que très peu de devoirs écrits et ne nous rendait nos corrections qu’après des semaines de retard. Il fut malade durant un mois au deuxième trimestre ; ses cours étaient expédiés. Le tout, avec les meilleurs sentiments du monde dont la mise en œuvre était constamment défaillante. Sa réputation pourtant n’en souffrait pas. Où s’était-elle forgée ? Je l’ignore. D’après la rumeur lycéenne, il était bon pédagogue, apprécié par ses élèves, disposé à se sacrifier pour eux, « organisé » etc. Les parents d'élèves contribuaient largement à diffuser cette légende, abusés par ses manières cauteleuses et son optimisme forcé d’ancien scout. Quand ils venaient le consulter, ils l’entendaient appeler leur fils par son prénom, ils le voyaient extérioriser une sérénité aimable, presque joyeuse : « Paul (ou Pierre, ou Jacques) est un garçon très gentil… » Cette appréciation n’engageait à rien ; elle était suivie de remarques psychologiques faciles et toujours compréhensives sur les aptitudes banales du sujet. Dès lors, père et mère étaient persuadés de la pénétration de celui qui avait su si bien cerner les qualités de leur précieux rejeton et lui accorder une si juste importance ; ils déduisaient de la familiarité avec laquelle Le Goanvic parlait de son élève et de la connaissance qu'il avait de son caractère, que leur enfant tenait dans l'estime du maître une place singulière, indépendante de ses notations qui pouvaient être éventuellement médiocres. « Comme il suit bien les jeunes et comme il s’intéresse à eux ! » songeaient-ils avec satisfaction.

Vis-à vis des élèves, Le Goanvic usait du même enrobement amical. Il n’en tirait pas d’autre profit que de passer pour hypocrite – d’ailleurs souvent à tort – auprès d’une majorité d’entre nous alors qu’il pensait nous conquérir par ses chatteries de pédagogue "dans le vent". Ses manières étaient en effet mal interprétées par ceux-là mêmes qu’elles avaient pour but d’amadouer quand elles accompagnaient la proclamation d’une mauvaise note ou d’une punition. – Thierry, je t’ai mis un deux ; mais c’est pour te faire comprendre qu’il faudra faire mieux la prochaine fois ; et tu y arriveras, j'en suis sûr ! (grand sourire amical).

Contrairement à l’idée que Monsieur Le Goanvic se faisait de ses classes, nous n’étions pas assez aveugles pour jauger le degré de sympathie que devait nous inspirer un professeur en nous fondant sur le nombre de cajoleries plus ou moins ostensibles dont il nous entourait dans les circonstances douloureuses et sans doute inévitables où il sanctionnait notre insuffisance. Les plus malins avaient tout de suite saisi que la gentillesse de Le Goanvic se bornait à une complaisance douçâtre qui tenait plus de la volonté de faire montre de bonté que du souci d’encourager les élèves et de soutenir leur effort. Il aurait mieux valu pour tous qu’il restât à sa place plutôt que d’en sortir à demi dans le registre d’une feinte égalité qui ne trompait personne.

J’ai un souvenir révélateur à ce sujet : à la fin de notre année de quatrième, suivant un rite immémorial, nous nous cotisâmes pour offrir un cadeau à nos professeurs. Comme nous n’avions pas tous le même avis sur eux, nous avions résolu le problème en prévoyant que chacun d’entre nous indiquerait à qui il destinait spécialement son obole alors que l’usage en vigueur voulait que toutes les sommes encaissées fussent mises en commun. Monsieur Le Goanvic n’eut droit à ce régime qu’à un modeste stylobille à quatre couleurs, baromètre de sa médiocre popularité. En revanche, Bélanchon, notre professeur d’allemand, un homme plutôt distant qui n’avait jamais tenté de jouer la complicité avec nous, et moins encore l’affectivité, mais dont nous avions relevé les dispositions loyales et bienveillantes, récolta une avalanche de présents. Il lui en venait de toute part, de chacune des sections qui se trouvaient réunies dans sa classe. Je revois son air ahuri quand il découvrit les quatre ou cinq paquets amoncelés sur sa table, et sa confusion quand il nous remercia de nos dons ; en tant que professeur de deuxième langue il ne s'était attendu à aucune libéralité de notre part, et son émotion réelle, pour retenue qu’elle fût, suffisait à le prouver. D’où il ressort que les maîtres ont mieux à faire que chercher à séduire leurs auditoires, et qu’ils gagnent davantage à susciter leur confiance.

Pour le reste, Le Goanvic était tatillon. Il faisait obligation à ses élèves de posséder un carnet de tel format, un cahier dont les carreaux avaient tel espacement et les pages telles dimensions etc. ; d’écrire sur le premier d’une manière différente de celle employée pour le second. La discipline intellectuelle qu’il imposait à ses classes ne planait pas dans les nuées, on s’en rend compte ! Sa notation, déduite de la haute idée qu’il avait de sa valeur et de l’impossibilité d’admettre que ses élèves puissent approcher ses anciens exploits scolaires, était naturellement sévère.

Il y avait en lui de l’esprit de l’ex-premier de classe qui contemple sans indulgence ses successeurs. Il appliquait des méthodes qui se voulaient modernes et qu’il croyait rendre attrayantes par l’usage d’un vocabulaire original où se mêlaient références doctes et intentions humoristiques (ou conçues comme telles). À ses sections littéraires, il imposait la lecture d’une œuvre de littérature française tous les quinze jours ; une discussion en classe était prévue, qui avait reçu la dénomination de forum… Chacun devait y apporter un document rédigé de sa main, contenant un résumé de l’intrigue du roman ou de la pièce de théâtre, un portrait de l’auteur replacé dans son époque, l’exposé des caractéristiques de l’œuvre et, « en les justifiant », le compte rendu de ses impressions de lecture. Je laisse à qui veut, le soin d’imaginer les banalités, voire les âneries, dont ces échanges de vues pouvaient être l’occasion. Les poncifs scolaires que le fainéant volubile et le phraseur besogneux manient avec un égal bonheur allaient évidemment bon train.

(à suivre)

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