mardi 25 janvier 2011

DISTRIBUTION DE PRIX 1967 (suite n°III)

Seuls quelques représentants de l’Université avaient revêtu leur toge d’enseignant. Notamment un type encore jeune qui assomma l’auditoire par des considérations pédantes sur la Culture dont il prétendait faire sauter les verrous et les cloisonnements. Outre que ses idées claironnantes dataient du mouvement Dada d’avant-guerre, la présentation dogmatique qu’il en donnait accusait encore leur inutilité. La culture, disait-il en substance, n’est pas seulement livresque mais résulte de toute industrie humaine. (Quelle audace !) En corollaire, tout devenait objet de culture : la chronique des faits divers, la littérature de gare, la bande dessinée, les placards publicitaires etc. L’énumération de ces nouveaux territoires gagnés à la spéculation intellectuelle durait au bas mot une demi-heure ! La faiblesse de la démonstration venait de ce que, tout en prétendant affranchir la culture de ses rapports avec le goût, l’éducation et le savoir où elle puise traditionnellement ses références, l’orateur par déformation professionnelle ne pouvait y voir autre chose que l’instrument d’une discipline scolaire appliquée aux productions les plus positives ou les plus ordinaires de la vie courante, et destinée, partant, à les dénaturer. On le sentait prêt à consacrer sa méthode d’érudit ès-lettres à l’étude du roman-photo, du tract politique, des notes administratives, des modes d’emploi d'appareils ménagers de la même manière qu’il eût étudié les plus ambitieuses réalisations du génie humain. Il n’y avait qu’un produit de l’Université française pour tirer tant de conclusions fausses de prémices aussi évidentes ; et il fallait rien de moins que ses collègues pour s’extasier sur la témérité d’une pensée pulvérisant, à les entendre, l’emprise tenace de préjugés ancestraux. De mon côté, je considérai cette palabre en forme d’exhibition virtuose comme un exercice de bavardage moins imprévisible qu’insupportable.

Monsieur Lalou nous dit de cet universitaire : –  Il vient d’être nommé à Mirmont. C’est un homme très brillant, qui n’a pas l’air apparemment de vouloir rester dans les sentiers battus. Vous pensez bien que son discours n’a pas été du goût de tout le monde ! (Entendre par là : le proviseur et la fraction conservatrice du professorat.) Lalou, lui, paraissait avoir apprécié ce morceau de haute éloquence, jusqu’à en admirer l’originalité et la vigueur.

Je profite de la circonstance pour dire quelques mots de Monsieur Lalou qui me retint un soir à dîner chez lui avec Quentin deux ans après ma sortie du lycée. Il devait avoir à cette époque environ trente-cinq ans. Comme tant de professeurs de sa génération, il péchait par excès d’indulgence pour l’anticonformisme dont les apparences lui en imposaient beaucoup plus que le fond. Je discernais dans cette inclinaison qui ne lui était pas naturelle l’influence du caractère passionné de son épouse : celle-ci, professeur de lettres comme lui, paraissait plus prompte à s’émouvoir d’une idée qu’à en examiner le sens. La religion de l’originalité qui signifiait, pour Madame Lalou, le refus des valeurs morales traditionnelles, avait fini par déteindre largement sur son mari : quand Monsieur Lalou consentira à laisser pousser dans le cou ses cheveux déjà rares, pendant l’été 1969, à une époque où ce négligé est déjà depuis longtemps passé dans les mœurs, Madame Lalou le fera remarquer à tout un chacun avec une joie enfantine. « Vous avez remarqué qu’il a les cheveux longs ? » Insistant sur ce détail physique comme si son époux venait de remporter une grande victoire sur lui-même, qui exigeait des encouragements réitérés…

Aussi quand son jeune frère, dans les mêmes circonstances, lui raconte qu’une serveuse n’a pas été aimable avec lui dans un café-restaurant du Boulevard Saint Michel à Paris, Madame Lalou décrète : « C’est à cause de tes cheveux ». Or le jeune homme a une coupe mi-longue qui, aujourd’hui que l’opinion publique s’est habituée aux fantaisies capillaires les plus débridées, ne risque plus d’effaroucher personne ; à plus forte raison dans le quartier latin où il n’y a guère que les poils coupés ras qui puissent susciter une réaction de surprise ou de malaise. – Croyez-vous que ce soit vraiment pour cette raison ? hasardai-je. Jamais en effet je n’avais remarqué que les frères Valois (Quentin et Florentin) aient pu s’attirer, par leur chevelure, la réprobation des garçons de café ou du personnel des restaurants qu’il nous arrivait de fréquenter.

Mon incrédulité a pour conséquence de tourner vers moi tous les visages, sidérés, sauf celui de Quentin qui est au demeurant le seul à être vraiment chevelu. Je deviens le point de mire pour avoir douté du martyre que subissent quotidiennement les bohèmes, les hippies et les anarchistes de France ; je me sens un peu comme un marxiste-léniniste qui réaliserait, après avoir vanté le libéralisme du système soviétique, qu’il vient de parler à une amicale d’anciens prisonniers du goulag. – Mais si, je vous assure ! réplique Madame Lalou, toutes convictions dehors. Evidemment vous ne vous en rendez pas compte : vous, on ne peut pas dire que vos cheveux soient longs ! Je lui concède que mes cheveux sont plutôt courts ; mais de là à imaginer à quel point les cheveux longs peuvent provoquer d’hostilité... – Mais si, on ne le croirait pas : c’est toujours comme cela ! etc.

J’opine pour ne pas instaurer un froid. Quentin se tait, stupéfait d’apprendre à quels périls il a jusque là échappé. Quant au frère rescapé du restaurant réac du Boul’ Mich’ il arbore le sourire modeste d’un héros qui serait l’unique survivant d’une déflagration mondiale.

Timide, tributaire de son entourage pour les questions matérielles, impressionnable, Lalou aurait bien du mal à ne pas se laisser entamer par ses proches qui forment autour de lui un rempart nécessaire contre la vie pratique, et influent par ce biais sur son jugement qu’il a naturellement fin et nuancé.

Quand je l’ai revu en novembre 1971, Monsieur Lalou avait perfectionné encore son débraillé : vieux chandail usé, chemise élimée dont juste une partie du col était visible. Il aurait dû, dans son négligé, avoir l’air à l’aise ; au contraire il me faisait l’impression d’être emprunté, plus que lorsqu’il s’habillait strictement d’un veston gris clair ou d’une veste de daim marron et d’une cravate discrète pour venir nous faire cours au lycée Boileau en 1965-1966. J’avais beau m’appliquer à l’accepter dans sa nouvelle tenue, je ne trouvai qu’un assemblage forcé de gestes, d’allure et de paroles ; rien de l’harmonie qu’il dégageait autrefois, quand il vivait en accord avec lui-même. Car, pour autant que je puisse l’affirmer, l’extérieur avait chez lui beaucoup plus évolué que la sensibilité et les goûts qui constituaient le fond de son caractère. Je pouvais en tout le cas le croire à l’entendre parler avec sérieux de son métier de professeur d’université et à le voir sagement établi dans un lotissement de la périphérie de Mirmont, propriétaire d’un pavillon qu’il avait meublé sans y mettre de recherche ou de soin particulier, calé entre une femme expansive et étourdie, « intellectuelle » comme lui, et deux gosses en bas âge. Dans un cadre aussi millimétré, pour ne pas dire : géométrique, les appels à la révolution, quand même ils remuaient en lui des aspirations sincères, sonnent faux et tout autant les sous-entendus frondeurs ou le laisser-aller vestimentaire.

Lalou eut-il l’intuition de la déception qu’il me causait ? Trouva-t-il que j’essayais de le percer à jour ? Il s’exprimait avec une sorte d’embarras, comme sur la défensive ; peut-être simplement ennuyé de ne pouvoir me recevoir sans qu’épouse et mioches viennent troubler notre entretien.

Je préfèrerais penser qu’il regrettait non ma venue, mais l’impossibilité où nous étions de converser avec l’abandon nécessaire à une véritable reprise de contact. Je ne saurais pourtant l’affirmer. Il est probable que l’impression qu’il aura tirée de moi à l’occasion de cette dernière entrevue fut aussi peu favorable que celle que je conservai ensuite de lui. Les relations que nous avions eues pendant mon année de seconde s’étaient déroulées au mieux : sans doute la sagesse aurait-elle voulu qu’elles s’arrêtent là. Monsieur Lalou professeur de français-latin au lycée Boileau et moi, l'un quelconque de ses élèves, les choses allaient bien mieux ainsi.

1 commentaire:

  1. Très bon article, excellent retour sur cette époque si particulière !

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