samedi 18 janvier 2014

Le Cahier Chamboulive (suite n°XI)

Tel fut le bref épisode de Rousseau professeur de piano, lui qui déclarait lorsqu’il s’embarrassait les mains sur le clavier :

- Avec mes doigts de violoniste, j’aurai toujours du mal comme pianiste !

Si l’expérience pédagogique n’avait pas été précisément concluante, du moins Monsieur Rousseau s’était-il rendu compte des capacités de Desclous, ce dont il ne se fit faute de profiter avec cette souplesse artificieuse qui faisait la constante de sa conduite professionnelle. Il avait entre autres responsabilités, la charge de diriger la chorale du lycée Boileau, un assemblage de mouflets et de potaches aux allures et voix les plus disparates, dont l’essentiel de l’activité revenait, souvent en pleine période de mue, à marmonner des chants patriotiques aux fêtes de l’armistice. Le mode de recrutement de ce corps artistique était principalement fondé sur une substantielle majoration des notes aux compositions de musique, ce qui, alors que j’étais en troisième, se traduisait en pleine classe par le dialogue suivant :

Monsieur Rousseau : Durand ?

Durand (donnant sa note calculée suivant la grille de correction fixée par le professeur) : 18.

Monsieur Rousseau : Dis-moi, Durand, tu vas bien à la chorale, toi ?

Durand : Oui, m’sieur.

Monsieur Rousseau (impérial, à l’élève qui tenait la feuille de notes) : Tu lui mettras 20.

Ce type de péréquation provoquait généralement un flottement dans la classe où fleurissaient les apostrophes de : faillot ! ch’cul ! c’est pas juste ! etc. Mais notre professeur voyait dans la proclamation impudente de ce favoritisme la meilleure des réclames possibles pour renouveler ses effectifs chantants toujours menacés par la pénurie. Il y recourait donc chaque fois que les circonstances le commandaient. En ce troisième trimestre de l’année 1968/1969, il eut l’idée, comme chef de chœur, de faire enregistrer un disque à la chorale du lycée. La difficulté était de trouver un pianiste capable de soutenir les masses vocales et d’improviser un accompagnement sous les chants a capella en les appuyant d’une harmonie de bonne facture. Lui-même ne se sentait pas de taille, je suppose, à affronter cette tâche.

- Allez, mon vieux, merci ! Mais tu verras, c’est un travail intéressant que je te demande-là…

La première répétition de la chorale se passa sans incident majeur, en présence de Florentin qui avait réussi à se faire embaucher comme technicien ingénieur du son, affecté au magnétophone ; après avoir postulé la place avec opiniâtreté, Florentin usait fréquemment la patience Monsieur Rousseau en se trompant dans les commandes de l’appareil.

Un autre personnage assistait à la scène et suivait avec un amusement mal dissimulé les efforts impuissants dépensés par Monsieur Rousseau pour contenir sa troupe de chantres récalcitrants : c’était Monsieur Le Goanvic, professeur de lettres et grand promoteur d’activités culturelles au lycée Boileau où il incommodait à peu près tout le monde en se mêlant systématiquement de ce qui ne le regardait pas. Sa frénésie de service était celle d’un boy scout envahissant ; il épanchait son indiscrète bienfaisance sur dix activités concurrentes auxquelles il n’accordait qu’un résidu de son temps, sans jamais consacrer à aucune d’elles la pleine attention qu’elles auraient méritée. Monsieur Rousseau supportait mal ce tourbillon étique auquel il reprochait à deux ans d’intervalle le fiasco de L’Arlésienne de Bizet qui provenait, selon lui, de ce que l’orchestre, au lieu d’être admis à jouer sur scène, avait dû s’installer en contrebas, devant les tréteaux.

Mais comme Monsieur Le Goanvic avec sa fausse simplicité copain-copain était l’homme indispensable à toute manifestation culturelle du lycée, notre chef de chœur ne pouvait se dispenser d’avoir recours à ses bons offices et s’y résolvait avec cette obséquiosité qui, quelque sentiment qu’il eût, régissait ses relations avec ses égaux ou ses supérieur.

Malgré la réunion de toutes ces conditions favorables, la séance d’enregistrement n’eut jamais lieu. Monsieur Rousseau, sous prétexte qu’il était obligé d’assister à un conseil de classe, avait soudain laissé tomber l’édifice de ronds de jambe et de flatteries qu’il avait érigé en vue d’immortaliser dans la cire l’exécution de sa chorale.

Nous touchons à ce point au terme de l’affaire Bouchou qui connut son épilogue peu après. Le cynisme avec lequel Monsieur Rousseau avait abandonné ses projets d’enregistrement, nous incita à relancer brièvement, en attendant une meilleure inspiration, la pratique des « coups blancs » de vieille mémoire ; puis, en dépit des examens des uns et des autres, qui venaient compliquer notre coordination, nous parvînmes à conjuguer nos efforts pour élaborer la lettre suivante :

 

 

« Monsieur,

 

Votre numéro de téléphone et celui de notre établissement de rééducation pour muets du n°33 de la rue de la Bouche Ouverte à Mirmont ne différant que d’un chiffre, nous prenons l’initiative, à la suite de nombreuses alertes dont nos services ont été destinataires, de vous prévenir que vous vous exposez à recevoir par erreur des communications apparemment silencieuses.

 

 Je vous serais donc obligé, dans un tel cas, de vous abstenir de toute manifestation d’impatience ou d’irritation propre à ébranler le moral de nos malades aphones.

 

La maîtrise de vos réactions sera une véritable contribution à l’avancée de la science dans le domaine si délicat du mutisme pathologique.

 

Avec mes remerciements anticipés, je vous prie d’agréer, Monsieur, l’assurance de mon ressentiment distingué.

 

Le Directeur de l’Institut,

 

André CLAIRBOC. »

(à suivre)

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