samedi 16 novembre 2013

Le Cahier Chamboulive (suite n°VII)

Notre hôte partit en apparence très satisfait malgré le sourire de sombre ironie dont il me gratifia quand je l’assurais du plaisir que nous avions eu à le recevoir. Son analyse de la partition musicale était toujours la même ; il nous reprocha d’avoir écrit nos préfaces au passé, ce qui les rendait lourdes. « C’est comme Flaubert dans Salammbô, les gars. » Cardon parvint même à choquer notre critique en lui citant une phrase de Staline qui considérait normal qu’un soldat, après avoir parcouru quatre mille kilomètres, allât se délasser avec une femme.

Les vacances de Pâques terminées, les cours reprirent sans évènement marquant jusqu’à mon épreuve de musique du baccalauréat. Les mots involontaires de Monsieur Rousseau continuaient à fleurir :

« J’étais content de moi, les gars… j’avais joué mon morceau à peu près juste. » nous racontait-il en évoquant ses examens. Cette réussite avait de quoi nous étonner car je me rappelle avoir entendu Monsieur Rousseau trébucher à quatre reprises sur « Le Beau Danube Bleu » qu’il tentait vainement de reproduire à l’oreille sur son violon.

Comme nous parlions de chansons, je me pris à citer « J’ai Deux Amours », de Vincent Scotto.

Monsieur Rousseau :

- J’ai deux amours… mais c’est rien, ça, écoute (il pianote la mélodie) c’est une formule ; des chansons comme ça, je t’en compose dix par jours, mon vieux !

Desclous, faisant chorus :

- Naturellement !

Monsieur Rousseau :

- Ah, parce que, bien sûr, tu en ferais dix par jour, toi !

Le profit que nous retirions des cours facultatifs était limité. La méthode pédagogique du maître consistait à nous commenter indéfiniment ses pochettes de disque et à faire hurler un électrophone au maniement duquel il avait beaucoup de mal à s’adapter.

Parlant d’une de ses classes turbulentes :

- La prochaine fois, je leur fais écouter la Symphonie Fantastique en entier, ça leur apprendra !

Lors du cours qui précéda immédiatement le Bac-musique, Monsieur Rousseau désirant de plus en plus se débarrasser de Desclous, Florentin et moi, nous déclara ne plus pouvoir à l’avenir nous réunir le vendredi soir, comme l’habitude en avait été prise. Il regroupait ses deux cours facultatifs le mardi soir, à une heure qu’il savait nous être très incommode. Comme nous indiquions que ces nouvelles dispositions ne pouvaient nous convenir,

- Qu’est-ce que vous voulez les gars, nous dit-il, c’est la coutume !... la coutume, eh oui !

Ce devait même être une coutume diablement savoureuse à voir la mimique satisfaite de notre professeur au moment où il nous rappelait l’existence de cette tradition.

Bien que ne nous abusant point sur la valeur du motif qu’il nous opposait, nous sortîmes l’air simplement préoccupé, tandis que Monsieur Rousseau nous poursuivait d’un « allez, au revoir les gars ! » pour une fois presque gouailleur. Mécontents de la façon dont notre professeur entendait se débarrasser de nous, nous fîmes le serment de le forcer à nous reprendre.

L’épreuve musicale du bac se déroula sans encombre, et le 18 sur 20 que j’en rapportai honora fort Monsieur Rousseau qui crut devoir le rattacher à ses mérites. Le lendemain, Desclous, Florentin et moi allions lui rendre visite. Je commençai :

- Nous nous sommes renseignés, Monsieur, (c’était faux) et nous avons appris que les cours facultatifs n’avaient pas été regroupés, l’année dernière… Or vous nous avez dit que c’était la coutume.

- Oui, mais la coutume, avec moi, c’est d’être poli, les gars !… Non mais, je ne vais tout de même pas être à vos pieds après ce que vous m’avez fait. Mais quoi encore ! Je n’ai pas oublié, vous savez !

- Vous nous aviez promis de ne plus nous en reparler…

- Voilà, je vais me gêner maintenant ! Avec un gars qui, l’année dernière a fichu l’orchestre par terre.

La mauvaise foi de Monsieur Rousseau à mon égard était si flagrante que nous ne prîmes pas la peine de la relever et nous contentâmes d’observer un silence d’étonnement incrédule. Je fis valoir timidement qu’il était regrettable que notre professeur, malgré les ressentiments qu’il exprimait, fût venu à la maison et qu’il eût paru sceller ainsi la réconciliation  alors qu’il n’en était rien.

Réponse du maître :

- Tu sais très bien que si je suis venu chez toi, ce n’était pas pour toi, Chamboulive. C’était pour Desclous.

Desclous jeta alors une remarque insidieuse.

- Et la musique moderne, on ne la fera pas, Monsieur ? On devait la faire avec vous.

- Eh bien, non, mon vieux, je ne peux pas.

Sur quoi Desclous demeurait ostensiblement sceptique.

- Ah, et puis écoutez les gars, si vous n’êtes pas contents, c’est le même prix. Je fais mon cours le mardi, c’est tout ! Allez, au revoir.

Dans le courant de la semaine qui suivit, le maître, très sombre, accrocha Desclous dans un couloir et lui déclara reprendre ses cours du vendredi soir. « Tu diras ça à tes camarades. » Je ne sais ce qui avait plié sa résistance ; peut-être la direction du lycée tenait-elle à le voir maintenir son enseignement facultatif ?…

(à suivre)

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire