samedi 2 novembre 2013

Le Cahier Chamboulive (suite n°VI)

Cette dernière annonce, après la promesse solennelle de tout passer sous silence, nous refroidit quelque peu. Si Monsieur Rousseau ne nous reparla jamais directement de l’affaire, il était évident qu’il se mordait les doigts de n’avoir pas mieux exploité sa victoire en saisissant l’occasion de nous neutraliser un bon coup. C’est pourquoi pendant les cours qui suivirent jusqu’à la fin du deuxième trimestre, il ne manqua pas un prétexte de nous faire d’amères réprimandes, invoquant pour cela les raisons le plus futiles et les inventant même au besoin suivant son humeur. Il prétendait, par exemple, me voir ricaner sans arrêt, « alors que tes camarades sont sérieux, eux » ajoutait-il hypocritement en désignant Desclous qu’il voyait se dissiper tout autant que moi.

Une fois, Desclous alla présenter au début du cours la partition d’un concerto pour flûte qu’il venait de composer à mon intention et à celle de Florentin. Rousseau, rigidement assis à sa table, refusa de nous entendre l’interpréter. « Non, les gars, je n’ai pas le temps. » Desclous insista un peu. « Allons, non, non, je commence le cours » reprit Rousseau, toujours fixe. Je vins alors à la rescousse. « C’est dommage, nous l’avions préparé pour vous ! » Monsieur Rousseau, qui n’attendait qu’une réflexion de ce genre, en profita pour déclamer rageusement une tirade vengeresse, certainement préparée de longue date : c’était formidable tout de même ces jeunes qui se croyaient tout permis, ces gars qui voulaient que tout leur revienne, et qui se prenaient pour le centre du monde etc. !

Nous laissions se déverser la hargne professorale en y opposant une prudente soumission. Monsieur Rousseau, à bout de souffle et d’arguments, conclut enfin par un « Allons-y » pessimiste qui lui servait immanquablement d’entrée en matière dans ses moments de dépression. À peine avait-il commencé son introduction, qu’estimant n’avoir pas suffisamment frappé, il se lançait dans un nouveau discours qui débutait par ces mots : « Ah, et puis ne faites pas cette tête-là… » alors que notre attitude était celle d’une obéissance résignée.

Pour nous ennuyer, Monsieur Rousseau avait essayé de nous faire faire des dictées musicales ; mais nous les lui avions vite rendues insupportables par notre indiscipline et grâce surtout à Desclous qui n’arrêtait pas de se plaindre de ce que le piano fût désaccordé, trouvait notes et rythmes avant tout le monde et se mettait en valeur avec une vantardise bruyante qui agaçait notre professeur. Nous autres, Florentin et moi, ne cessions de nous extasier devant les exploits de Desclous et Monsieur Rousseau en était si contrarié qu’il renonça bien vite à ce genre d’exercice.

En même temps qu’approchaient les vacances de Pâques, sonnait le premier anniversaire des débuts de notre opéra Atala dont le poème d’ouverture avait été composé dans la nuit du 8 au 9 mars de l’année précédente ; nous désirions fêter ce moment historique par une audition d’extraits musicaux et littéraires de cette œuvre lyrique. Mais devant quel auditoire ? Je ne sais plus qui conçut l’idée d’inviter notre professeur… Mais nous ne fûmes pas peu étonnés quand Desclous nous apprit que Monsieur Rousseau était disposé à venir nous écouter. Son agrément était d’autant moins facile à obtenir que la réunion devait se tenir chez moi qui n’étais pas précisément en odeur de sainteté.

Le jeudi de la réception survint. Nous avions préparé Cardon, les Valois et moi, une sorte de conférence-audition pendant laquelle Monsieur Rousseau devait entendre les principaux numéros de la partition, et la lecture des différents articles, sonnets, préface et postface que nous avions écrits en complément du livret d’Atala. Un bref rappel des conditions dans lesquelles nous avions travaillé venait compléter le tout, ainsi qu’une étude du roman de Chateaubriand. Pour ce qui concernait la partie musicale, l’exposé des thèmes était fait par un trio de flûtes à bec constitué de Desclous, moi et Florentin ; les airs à proprement parler étaient exécutés à l’accordéon par Desclous qui maniait cet instrument avec maîtrise.

Monsieur Rousseau n’était pas au courant des talents d’accordéoniste de notre camarade ; Desclous était là-dessus des plus discrets, le « piano du pauvre » étant à l’époque, à cause de son répertoire léger et des limites de son jeu harmonique, unanimement dédaigné par les musiciens sérieux. Pour cette raison, le jour où nous avions une première fois présenté, au lycée, notre opéra à Monsieur Rousseau, Desclous avait interprété les extraits de sa partition au  piano et à l’accordina, un instrument à vent conçu pour l’étude de l’accordéon dont il reconstituait le clavier. Nous avions expliqué à notre auditeur qu’il s’agissait d’un instrument de déchiffrage pour les exercices à la clarinette…

Donc, le jeudi tant attendu était arrivé. Monsieur Rousseau fit son apparition à quatre heures ; nous avions eu le temps de rôder le spectacle qui nous paraissait au point. Nous l’installâmes confortablement dans le salon où il se trouva très gêné d’être le seul à manger tandis que nous faisions notre numéro ; il ne toucha pas au gâteau préparé pour lui. Nos manières prévenantes auxquelles il n’était pas habitué, l’embarrassaient.

Comme je l’ai dit plus haut, l’exécution de la partie musicale était due à l’accordéon de Desclous, dont nous avions fait un enregistrement, ce qui nous permettait de réduire à un magnétophone le matériel nécessaire à notre audition. Comme Desclous s’excusait de ne pouvoir lui offrir mieux en matière d’exécution orchestrale, Monsieur Rousseau, croyant entendre l’accordina sur la bande magnétique, approuva :

- Bien sûr !… Tiens, on dirait de l’accordéon, ton truc.

La fin de cette séance fut plutôt précipitée, notre invité étant obligé de regagner rapidement ses pénates, « sinon je vais me faire disputer, les gars. »

Il nous remercia avec une politesse cérémonieuse.

Desclous :

- Vous pouvez garder votre programme, Monsieur.

Rousseau :

- Mais je pense bien, cela me fera un souvenir…

(à suivre)

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