samedi 2 novembre 2013

Le Cahier Chamboulive (suite n°III)

Nul parmi nous, bien sûr, ne savait de quoi il parlait. Ce jour-là nous fîmes une dictée musicale pour les motifs que je vais éclaircir.

Rousseau : « Aujourd’hui, les gars, nous allons faire une dictée. »

Moi : « Je n’ai pas de quoi la faire, Monsieur, il me manque du papier. »

Rousseau : « Mais ton cahier où tu prends tes notes… »

Moi : « Ce sont des feuilles volantes, elles n’ont pas de portées. »

Rousseau : « Eh bien, demande une feuille de papier à musique à l’un de tes camarades… D’ailleurs, tu me montreras tes notes tout à l’heure. Pourquoi ?... Non mais, pour voir comment tu les prends, hé, hé… »

Ombre du soupçon, je te sentis ce jour-là planer sur mon chef ! Je montrais néanmoins mes notes à la fin de l’heure de cours. Elles étaient prises convenablement et mon écriture, plutôt régulière, ne pouvait en aucune manière se confondre avec le graphisme remuant et accidenté de notre camarade Cardon. Desclous fit bruyamment remarquer la qualité de mon travail et Rousseau, louchant sur le paquet de feuilles de mon classeur d’où il escomptait quelque indice, fut forcé d’acquiescer, l’esprit manifestement ailleurs.

Il me revient maintenant en mémoire, qu’en septembre, avant la rentrée des classes ou au  moment de celle-ci, notre camarade Cardon avait seul, de sa propre initiative, téléphoné à Monsieur Rousseau en endossant la personnalité de Bouchou. Il était tombé sur Madame Rousseau qui n’était apparemment pas au courant du précédent épisode ; elle proposa à Cardon de transmettre son message à son époux. Mais Cardon, après avoir décliné sa fausse identité, déclara que ce n’était pas la peine, et raccrocha.

Une quinzaine de jours devait s’être écoulée quand nous nous réunîmes à nouveau chez Desclous à La Taille et décidâmes d’envoyer une lettre à Monsieur Rousseau ; nous la rédigeâmes à cinq. Telle en fut à peu près la teneur :


 

« Cher Monsieur,

 

Devant le succès sans cesse accru de notre publication Poussy, et vous comptant parmi ses plus fidèles lecteurs, nous vous adressons aujourd’hui le bulletin qui vous permettra de vous abonner à notre revue.


 Formule à remplir :

Je, soussigné(e)……………………………………………… …………..domicilié(e) à…………………n°………rue………………………..déclare m’abonner pour 1 000 F versés entre les mains de Maître Bouchou, notaire, à la publication semestrielle Poussy, et à renouveler mon abonnement pendant dix années consécutives. Pour cela je suis décidé à « ne pas y aller par le dos de la cuiller » comme disait Penderecki. [Expression imagée de Monsieur Rousseau.]

En outre votre abonnement vous donne droit de participer gratuitement à notre grand concours « Faut pas Poussy » dont le règlement est énoncé ci-dessous.

Vous ne pourrez vous y conformer qu’après constat par Maître Bouchou, huissier de justice et frère du précédent, de votre virginité… [fin du verso de la lettre, le reste se poursuivant au verso :] …de casier judiciaire.


Règlement :

1)  Le niveau du baccalauréat est exigé pour nos épreuves. À défaut une agrégation de grammaire pourra suffire.

2)   Les réponses doivent nous parvenir au plus tard le plus tôt possible.

3)   [oublié]

 

Question :

Dans notre récent numéro Poussy de Lammermoor combien avez-vous pu relever d’inexactitudes concernant la situation intérieure de la Silésie en 1334 ?

 

Question subsidiaire :

Joignez à votre envoi la somme qui vous paraît le mieux adaptée aux circonstances.

 

Notre adresse :

5 rue de Pousse-pousse iranien PARIS XVIe. »


 

Tapée à la machine à écrire par Florentin, cette lettre fut remise à Rousseau par les bons soins de Cardon dans le courant de la semaine qui suivit. Nous avions fait les frais d’une enveloppe dont l’expéditeur se donnait pour la Société de Musique Contemporaine afin de retenir l’attention de notre correspondant dont les goûts musicaux s’arrêtaient à Bizet.

Les cours qui suivirent se déroulèrent dans une atmosphère de guérilla continue dont je ne ferai que rapporter les principales péripéties. Les allusions tombaient drues :

- Vous connaissez la Société de Musique Contemporaine, les gars ? Elle me propose 10 000 nouveaux francs.

- C’est énorme ! Acceptez-les !

- Non, eh non, c’est qu’elle me propose de les payer justement. Qu’est-ce que vous en pensez, les gars ?

Aussi :

- Mon peintre préféré c’est Bouch…er.

Nous opposions au flot continuel de ces discrètes évocations des mines inexpressives qui nous permettaient d’éviter les explications scabreuses.

(à suivre)

 

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