samedi 2 novembre 2013

Le Cahier Chamboulive (suite n°IV)

Quelques semaines avant Noël, profitant de l’atmosphère de confiance mutuelle qui continuait à régner entre notre professeur et nous, nous lui montrâmes la partition d’Atala, l’opéra dont Desclous avait écrit la musique et les frères Valois, Cardon et moi, le livret.

Ne comprenant rien à l’intrigue imaginée par Chateaubriand, Monsieur Rousseau commença par nous reprocher de ne pas avoir choisi Orphée pour sujet ; ça du moins, c’était une histoire d’opéra… Ensuite il se pencha sur la partition dont il se mit à siffloter une des parties. Il était tombé, comme par hasard, sur la ligne des timbales qui rythmaient sur deux notes, pendant la durée de quatre pages, le chant guerrier de la tribu des Natchez. La sentence du maître fut que tout cela procédait de « réelles dispositions musicales » et que le livret qui comportait des vers de six pieds « avait la forme de ceux de Bizet. »

Les vacances de Noël survinrent sans autre évènement marquant ; Desclous et moi, adressâmes chacun une carte de vœux à Monsieur Rousseau, et, le jour où je postai la mienne à Paris, un mot signé Bouchou, rédigé de la main de Cardon, était expédié depuis Mirmont à notre professeur.

Nous en eûmes un léger écho.

- Dites, les gars, j’ai reçu une carte pendant les vacances mais je ne suis pas parvenu à lire la signature ; elle n’est pas de l’un de vous, par hasard ?

Moi : Vous avez reçu la mienne, Monsieur ?

- Mais, oui, j’ai reçu la tienne, mon petit gars !

Florentin, comme s’excusant : Moi, je n’ai pas pu vous en envoyer parce que...

- Non mais bien sûr, je comprends… allons !

D’ailleurs, autant Desclous et moi avions mauvaise presse auprès de Monsieur Rousseau, autant Florentin qui se forgeait l’apparence d’une étourderie naïve, lui paraissait innocent des menées dont nous pouvions être coupables. Si notre professeur continuait d’exhiber en notre présence une expression subtile et ironique, il subissait en réalité de fréquents accès d’abattement ou d’impatience à l’idée d’une enquête qui n’en finissait pas. À la fin de l’entretien,

- À vendredi, nous dit-il, (avec intention) si je ne suis pas malade.

Desclous :

- Bien sûr.

- Ah, parce que tu voudrais que je sois malade, peut-être ?

Le dernier vendredi avant ce que nous appelâmes plus tard la scène des aveux, Monsieur Rousseau nous tendit un piège dont on appréciera le machiavélisme. Nous montrant un manuscrit ancien, remarquablement calligraphié :

- On peut dire qu’ils se donnaient du mal, ces gars-là. Tiens, il s’appelait Léopold, celui qui a recopié ça… Léopold… Hé hé, justement, c’est mon second prénom, même qu’il y a des gens qui m’appellent toujours Léopold… y en a même qui me l’écrivent. Moi, chaque fois que je reçois un courrier adressé à « Monsieur Léopold Rousseau » ça me fout en rogne, les gars… oui, ça me fout en rogne !

Et le pauvre homme faisait tous ses efforts pour paraître exaspéré à l’évocation de ces épitres impertinentes qui lui attribuaient un prénom honni, mais son visage trahissait la joie rayonnante de nous coincer dans un avenir proche. L’intérêt avec lequel nous l’écoutions en l’assurant que sa réaction de contrariété était bien compréhensible, lui semblait de bon augure pour la réussite de son stratagème. Mais il ne reçut pourtant jamais aucun pli adressé à Monsieur Léopold…

Je pense que c’est cet échec qui redoubla sa mauvaise humeur. De fait, le mardi suivant, lorsque Desclous, Florentin et moi, nous allâmes le trouver pour lui demander de nous prêter une partition de la Walkyrie, sa réponse fut négative.

(Attitude déprimée et grave :)

- Non, les gars, il m’arrive ces temps-ci des choses très désagréables… vous voyez ce que je veux dire… je ne vous prêterai plus rien jusqu’à ce que les coupables soient découverts. Allez… Toi, Desclous, reste !

Il garda Desclous avec lui et lui demanda de mener une enquête discrète sur des canulars dont il était la victime. Il l’assura qu’il était à deux doigts d’en découvrir les auteurs. « Après-demain j’aurai la preuve qui me manque. » Enfin, il lançait à Desclous : « Les mots passent, les écrits restent » et « Professeur Bouchou n’est pas si bête qu’on pense. »

Notre camarade nous rejoignit assez inquiet et sut nous faire partager son anxiété malgré cette histoire de preuve qui semblait relever d’un leurre éhonté. Cardon que je prévins pendant le cours d’histoire suivant, la trouva bien bonne et ne se sentit nullement menacé par la découverte éventuelle du pot aux roses.

Le cours facultatif de musique du vendredi suivant se passa sans heurts mais, comme nous nous apprêtions à nous retirer, Monsieur Rousseau retint Desclous auprès de lui. J’attendis dans le couloir avec Florentin qui me tenait compagnie.

Au bout de quelques minutes passées à m’interroger sur la façon dont les choses allaient évoluer, la porte de la salle de musique s’entrebâilla et la tête de Monsieur Rousseau se découpa dans l’ombre :

- Chamboulive, viens donc un peu !

J’entrai et vis Desclous effondré, sanglotant avec une ardeur qui ne me parut pas entièrement simulée.

J’adoptai pour ma part une expression navrée, relevée d’un brin d’étonnement qui ne gâtait rien.

- Tu vois où il en est ton camarade, me dit Rousseau d’un air féroce ; alors, tu n’as rien à me dire ?

- Vous savez maintenant ce que vous vouliez savoir ; je pense que je n’ai plus grand chose à vous apprendre, répondis-je.

(à suivre)

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