samedi 16 novembre 2013

Le Cahier Chamboulive (suite n°VIII)

Là où Monsieur Rousseau n’eut pas de chance, c’est qu’à peine avait-il recommencé ses cours, qu’éclataient les évènements de mai 68. Après avoir capitulé, il nous fit un cours qui resta sans suite cette année-là ; la politique s’en mêlant, nous délaissâmes le lycée et il ne nous revit plus dans les semaines qui nous séparaient encore des grandes vacances.

Pour lors, la date du B.E.P.C. approchait et si cette échéance nous paraissait importante, la raison en était que Monsieur Rousseau, lors de la « scène des aveux », nous avait parlé du coup de téléphone qu’il avait reçu d’un mystérieux correspondant « au moment du B.E.P.C. ». Il voulait bien entendu faire allusion au fameux monologue dit du plumard. Desclous, les Valois, Cardon et moi, attachés par caractère aux solennités, ne pûmes nous empêcher de commémorer ce fait mémorable.

L’anniversaire tomba un jeudi, si j’ai bonne mémoire, et pour être sûr que Monsieur Rousseau saisisse le sens de cette célébration, Cardon s’était chargé de lui faire parvenir une correspondance préparatoire et explicative dont voici le schéma :

 

mardi : B.E.P.C. ***

(A.C.)

 

mercredi : B.E.P.C. **

(A.C.)

 

jeudi (matin) : B.E.P.C. *

(A.C.)

 

Le mystérieux A.C. qui signait ces messages cryptés n’était autre qu’André Claveau dont on verra le rôle dans cette aventure. Grâce aux trois courriers successifs, déposés dans sa boîte aux lettres, nous étions sûrs qu’il ne décollerait pas du téléphone de tout le jeudi après-midi… et bien lui en prit car les appels sur sa ligne ne manquèrent pas.

Réunis chez les Valois, Desclous, Cardon et moi, nous nous efforçâmes de donner à la journée un caractère historique qui pût lui survivre.

Au premier coup de téléphone, Desclous préposé à la manipulation de l’électrophone et Florentin au maniement du disque sur le plateau, nous diffusions à destination de notre correspondant la charmante chanson d’André Claveau, « Bon Anniversaire ». Au bout du fil, Monsieur Rousseau commençait par un Allô ? qui restait sans réponse puis, au début du disque, émettait un « Ah, ah, c’est donc ça ! » explicitement ironique. Le disque fini, Monsieur Rousseau espérant entendre l’un de nous se trahir, restait à l’écoute ; nous repassions une seconde fois « Bon Anniversaire » et notre interlocuteur, lassé, raccrochait.

Au hasard de nos recherches dans la pile des disques de la famille Valois, nous découvrions la chanson du Grand Méchant Loup, extraite du dessin animé « Les trois petits cochons » de Walt Disney. La mélodie est sautillante, chantée dans un registre enfantin sur des paroles volontairement naïves.

 

Qui craint le grand méchant loup

C’est p’têt’ vous, c’est pas nous,

…………………………………..

Nous n’allons plus l’rencontrer,

………………….. c’est bien fait etc.


Ce morceau cadrait admirablement avec la situation, et Monsieur Rousseau en eut son content : dans sa version normale en quarante-cinq tours,  dans  une tessiture suraiguë en soixante-dix-huit et dans des basses caverneuses en trente-trois tours jusqu’à ce qu’il raccrochât après quelques instants de silence. Sans doute y eut-il ensuite un appel téléphonique au cours duquel aucune des parties en présence ne prononça le moindre mot, chacun étalonnant les capacités de résistance de l’adversaire… Nous étions tout réjouis de la fête, et du lustre donné à notre anniversaire.

A dater de ce jour il nous arrivait, lorsque nous étions désœuvrés et dans les dispositions adéquates, d’adresser des coups de téléphone muets à Monsieur Rousseau qui, à chaque fois, répondait par un « Allô ? » engageant et correct. Nous en étions donc là de nos inventions lorsqu’au début du mois de juin 1968 notre professeur contre-attaqua par ce que nous appelâmes ensuite le « coup de l’inter », une ruse où il manifesta l’étendue de sa malice tandis que Cardon confirmait face à lui son imperturbable sang-froid.

Voilà l’affaire. Pour clore un après-midi déjà émaillé de deux ou trois coups de téléphones muets, Cardon s’était décidé à en lancer un dernier. Nous opérions dans des cas semblables soit au taxiphone de la gare, soit à celui du Rex, une salle de cinéma qui avait l’avantage de se trouver tout à proximité de l’appartement de mes parents. L’appareil y était détraqué et, si l’on appuyait sur la touche « annuler », il rendait les pièces de monnaie après communication, propriété qui n’était pas sans intérêt pour nous lorsque nous l’utilisions pour des échanges véritables sans nous limiter à des appels silencieux. Desclous et moi nous attendions Cardon à quelques mètres de la cabine où celui-ci s’était engouffré. Quand il nous rejoignit, il nous raconta qu’il avait composé le numéro ordinaire de Monsieur Rousseau et que, contrairement à son attente, une voix de femme s’était adressée à lui pour lui dire « Allô, Monsieur, ici l’inter… Allô, ici l’inter. » Il en fallait plus pour démonter l’impassible Cardon qui, comme il nous le rapporta, avait alors raccroché flegmatiquement, sans proférer la moindre syllabe. Il s’agissait à l’évidence de l’épouse de notre correspondant et c’est son mari sans doute qui avait dû inventer l’habile stratagème… Nous en étions d’autant plus persuadés, que Cardon nous assura que son interlocutrice avait un ton d’actrice qui en rajoute, et pas du tout la voix d’une femme occupée à répéter continument à longueur de journée « Allô, ici l’inter ».

(à suivre)

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