dimanche 2 novembre 2014

OSBERT Les enfances II


Toujours est-il que le cas d’Osbert (puisque c’est ainsi que nous l’appelons) semblait à tous désespéré quand tout à coup il s’éveilla de son surréalisme sans plus paraître se souvenir des figures délirantes qui, la veille encore, remplissaient son esprit des constellations abstraites d’une verbosité chimérique. Il se mit à parler de façon intelligible, cette fois pour vouer aux Gémonies, et à un certain nombre d'entités encore moins favorables mais qualifiées de manière plus crue, un mal qu'il ne désignait plus à présent que comme sa "période surréaliste" stigmatisée en des termes spécialement injurieux.

Les père et mère d’Osbert n'avaient pas assez d’oraisons et d’actions de grâce pour se réjouir de la rapide convalescence de leur héritier : ils le voyaient, sa crise de déraison verbale résorbée, poursuivant ses études de lettres jusqu'au concours de l'agrégation puis enseignant la littérature et les auteurs célèbres dans les classes préparatoires d’un lycée parisien en renom, envié de ses collègues moins doués que leur médiocrité condamnerait à l’exode d’un établissement de banlieue. Il rédigerait une thèse de doctorat dont la démonstration devrait tout au raisonnement géométrique d'une conclusion posée a priori : par exemple l'étude d'une poésie précieuse issue d'une société décadente qu'il s'emploierait à mettre au goût du jour..., la collecte d'un corpus de soties et de farces paysannes d'une époque pré-médiévale vues sous l’angle structuraliste d’une étude de vocabulaire, la recherche de Dieu dans l’œuvre d’un auteur fermé à toute idée de transcendance... Les ombrages du bois sacré s'ouvriraient devant lui comme l’allée rectiligne d’un jardin édénique. Retranché derrière un pseudonyme protecteur, il ferait éditer un manuel de pédagogie usuelle à l’intention des classes secondaires, confectionné par souci d’économie domestique, puis se consacrerait à enrichir en termes érudits les préjugés de l’université  par des communications opportunes destinées aux sociétés savantes. La reconnaissance de ses pairs lui serait acquise et il jouirait de la fierté justifiée d’occuper en leur sein une position éminente ; il savourerait cette notoriété discrète qui convient aux esprits distingués qui se gardent des douteuses ovations populaires dont les idoles – on le sait – sont ensuite infailliblement déboulonnées par la postérité.

 Intuition maternelle et paternelle ! La vision des parents d'Osbert, ancrée dans la conviction des aptitudes exceptionnelles de leur fils, revêtait à présent une tournure prémonitoire ; pour eux, la réussite de leur garçon n'était déjà plus tout à fait un rêve, mais plutôt l'anticipation d'une réalité en voie de s’accomplir.

La fatalité n'allait cependant pas désarmer de sitôt !

Osbert revint un soir chez lui, encore convalescent, couvert de bleus et d'ecchymoses, la lèvre fendue et le nez bizarrement épaté. Ses cheveux avaient poussé et une barbe de quinze jours envahissait son visage. Il portait une espèce de bleu de travail, d'une coupe qui se voulait néanmoins seyante, comme le montrait sa coupe discrètement cintrée à la taille. Une sourde exaspération enrobée de sarcasmes toujours prêts à éclater résonnait dans ses propos et sous-tendait la moindre de ses opinions. Lui qui précédemment, par ses inflexions de voix raffinées et allusives, appartenait à la classe feutrée des habitués des librairies d'avant-garde où s’étalonnent les champions du progressisme littéraire, voilà maintenant qu'il proférait à tout va jurons et grossièretés portés par des intonations volontairement plébéiennes qui tranchaient sur son accentuation modulée, presque chantée, d'avant. Sa licence de lettres modernes, commencée quatre années auparavant et précédée d'un ou deux ans consacrés à l’étude de la psychologie et des techniques des sciences sociales, n’avançait plus d'un iota.

Le médecin de famille que les parents d’Osbert consultèrent à l’insu de leur fils pour s’efforcer d’enrayer le nouveau mal dont ils le voyaient atteint, diagnostiqua, dans la mesure où sa formation de généraliste l'y autorisait, les manifestations d'un accès de militantisme aigu, catégorie ordinaire, dit-il, de la paranoïa. – Le paranoïaque est un "irrationnel raisonneur". Ses facultés d'analyse sont obstruées par une idée fixe : réduire la diversité du monde à la thématique homogène d'une vérité unique, qu'il considère contredite en permanence par des forces de dispersion qui lui sont hostiles. – Sa dignité personnelle, continuait l'homme de l'art avec la gravité placide du praticien accoutumé aux désordres du métabolisme humain, dépend de la reconnaissance d'une unité causale inhérente à sa cohérence intérieure, et donc nécessaire à l’affirmation de son individu. Mais, ne vous y trompez pas, l’intelligence logique du sujet reste intacte. Volonté de puissance ; confiance immodérée en ses propres principes : ce sont là les symptômes les plus classiques de cette terrible affection mentale. Et bien sûr, si les évènements le démentent ou s’il se heurte à une quelconque opposition, le paranoïaque se sent victime d’une persécution universelle ; c’est même à cette monomanie de la conjuration dont il est le centre, qu’on reconnaît le psychotique avec le moins de risque d’erreur.

Le père d'Osbert fronçait les sourcils. – Une conjuration... J’ai remarqué, docteur… Mais peut-être... Il hésitait. Qu'ajouter ? S’en tenir à des généralités abstraites était plus facile que de décrire l’état clinique d’Osbert qui – il faut bien le dire – n’avait rien de très flatteur pour la réputation de sa famille. Le praticien, pour l'encourager, affichait le maintien réservé de l’homme de l’art rompu aux aiguillages, circuits et boyaux casuistes du secret professionnel : son apparente indifférence devait provoquer les confidences d’un client dont il avait bien compris l’embarras. – Vous voulez dire ? – Depuis un ou deux mois, reprit le père d’Osbert en se lançant, notre fils ne parle que de « fachos », comme s'il était poursuivi constamment par ces gens-là. – Des « fachos » ?... fit pensivement le thérapeute. Que Diable veut-il entendre par là ? – Eh bien mais... il me semble, continua le père d'Osbert, que c'est une façon de désigner des fascistes. – Tiens, tiens... murmura le médecin, intrigué. Des fascistes !... tout un peuple de fascistes grouillant, se multipliant, s’agitant autour de ce garçon comme des larves pullulent autour d’une matière en décomposition ; un peu comme le virus d’une épidémie universelle s’acharne après un corps sain... contagion dont il est évidemment la cible désignée... Hé, bien ! Un péril à prévenir, un complot facho, comme vous dites, une conspiration à déjouer... N’est-ce pas ce que je vous disais ? Peu importe la thématique choisie ; on voit là l'obsession d'un affrontement, disons... cathartique, primal, originel, cosmique en définitive – dont vous avez constaté par vous-mêmes les répercussions sur votre fils. Les parents d’Osbert, ignorants des principes de base de la matière psychiatrique, ne pouvaient qu’approuver.
(à suivre)

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