Toujours est-il que le cas
d’Osbert (puisque c’est ainsi que nous l’appelons) semblait à tous désespéré
quand tout à coup il s’éveilla de son surréalisme sans plus paraître se souvenir des figures délirantes qui, la
veille encore, remplissaient son esprit des constellations abstraites d’une verbosité chimérique.
Il se mit à parler de façon intelligible, cette fois pour vouer aux Gémonies,
et à un certain nombre d'entités encore moins favorables mais qualifiées de
manière plus crue, un mal qu'il ne désignait plus à présent que comme sa
"période surréaliste" stigmatisée en des termes spécialement
injurieux.
Les père et mère d’Osbert
n'avaient pas assez d’oraisons et d’actions de grâce pour se réjouir de la
rapide convalescence de leur héritier : ils le voyaient, sa crise de
déraison verbale résorbée, poursuivant ses études de lettres jusqu'au concours
de l'agrégation puis enseignant la littérature et les auteurs célèbres dans les
classes préparatoires d’un lycée parisien en renom, envié de ses collègues
moins doués que leur médiocrité condamnerait à l’exode d’un établissement de
banlieue. Il rédigerait une thèse de doctorat dont la démonstration devrait
tout au raisonnement géométrique d'une conclusion posée a priori : par exemple l'étude d'une poésie précieuse issue
d'une société décadente qu'il s'emploierait à mettre au goût du jour..., la
collecte d'un corpus de soties et de farces paysannes d'une époque
pré-médiévale vues sous l’angle structuraliste d’une étude de vocabulaire, la
recherche de Dieu dans l’œuvre d’un auteur fermé à toute idée de transcendance...
Les ombrages du bois sacré s'ouvriraient devant lui comme l’allée rectiligne d’un
jardin édénique. Retranché derrière un pseudonyme protecteur, il ferait éditer un
manuel de pédagogie usuelle à l’intention des classes secondaires, confectionné
par souci d’économie domestique, puis se consacrerait à enrichir en termes
érudits les préjugés de l’université par
des communications opportunes destinées aux sociétés savantes. La
reconnaissance de ses pairs lui serait acquise et il jouirait de la fierté
justifiée d’occuper en leur sein une position éminente ; il savourerait
cette notoriété discrète qui convient aux esprits distingués qui se gardent des
douteuses ovations populaires dont les idoles – on le sait – sont
ensuite infailliblement déboulonnées par la postérité.
Intuition maternelle et paternelle ! La
vision des parents d'Osbert, ancrée dans la conviction des aptitudes exceptionnelles de leur fils, revêtait à présent une tournure
prémonitoire ; pour eux, la réussite de leur garçon n'était déjà plus tout
à fait un rêve, mais plutôt l'anticipation d'une réalité en voie de s’accomplir.
La fatalité n'allait cependant
pas désarmer de sitôt !
Osbert revint un soir chez lui, encore convalescent, couvert de bleus
et d'ecchymoses, la lèvre fendue et le nez bizarrement épaté. Ses cheveux
avaient poussé et une barbe de quinze jours envahissait son visage. Il portait
une espèce de bleu de travail, d'une coupe qui se voulait néanmoins seyante, comme
le montrait sa coupe discrètement cintrée à la taille. Une sourde exaspération
enrobée de sarcasmes toujours prêts à éclater résonnait dans ses propos et
sous-tendait la moindre de ses opinions. Lui qui précédemment, par ses inflexions
de voix raffinées et allusives, appartenait à la classe feutrée des habitués
des librairies d'avant-garde où s’étalonnent les champions du progressisme
littéraire, voilà maintenant qu'il proférait à tout va jurons et grossièretés
portés par des intonations volontairement plébéiennes qui tranchaient sur son
accentuation modulée, presque chantée, d'avant. Sa licence de lettres modernes,
commencée quatre années auparavant et précédée d'un ou deux ans consacrés à l’étude
de la psychologie et des techniques des sciences sociales, n’avançait plus d'un
iota.
Le médecin de famille que les parents d’Osbert consultèrent
à l’insu de leur fils pour s’efforcer d’enrayer le nouveau mal dont ils le
voyaient atteint, diagnostiqua, dans la mesure où sa formation de généraliste l'y
autorisait, les manifestations d'un accès de militantisme aigu, catégorie ordinaire, dit-il, de la paranoïa.
– Le paranoïaque est un "irrationnel raisonneur". Ses facultés
d'analyse sont obstruées par une idée fixe : réduire la diversité du monde
à la thématique homogène d'une vérité unique, qu'il considère contredite en
permanence par des forces de dispersion qui lui sont hostiles. – Sa
dignité personnelle, continuait l'homme de l'art avec la gravité placide du
praticien accoutumé aux désordres du métabolisme humain, dépend de la
reconnaissance d'une unité causale inhérente à sa cohérence intérieure, et donc
nécessaire à l’affirmation de son individu. Mais, ne vous y trompez pas,
l’intelligence logique du sujet reste intacte. Volonté de puissance ;
confiance immodérée en ses propres principes : ce sont là les symptômes
les plus classiques de cette terrible affection mentale. Et bien sûr, si les
évènements le démentent ou s’il se heurte à une quelconque opposition, le
paranoïaque se sent victime d’une persécution universelle ; c’est même à cette
monomanie de la conjuration dont il est le centre, qu’on reconnaît le psychotique
avec le moins de risque d’erreur.
Le père d'Osbert fronçait les
sourcils. – Une conjuration... J’ai remarqué, docteur… Mais peut-être... Il
hésitait. Qu'ajouter ? S’en tenir à des généralités abstraites était plus
facile que de décrire l’état clinique d’Osbert qui – il faut bien le dire –
n’avait rien de très flatteur pour la réputation de sa famille. Le praticien,
pour l'encourager, affichait le maintien réservé de l’homme de l’art rompu aux aiguillages,
circuits et boyaux casuistes du secret professionnel : son apparente indifférence
devait provoquer les confidences d’un client dont il avait bien compris l’embarras.
– Vous voulez dire ? – Depuis un ou deux mois, reprit le père
d’Osbert en se lançant, notre fils ne parle que de « fachos », comme
s'il était poursuivi constamment par ces gens-là. – Des
« fachos » ?... fit pensivement le thérapeute. Que Diable veut-il
entendre par là ? – Eh bien mais... il me semble, continua le père
d'Osbert, que c'est une façon de désigner des fascistes. – Tiens,
tiens... murmura le médecin, intrigué. Des fascistes !... tout un peuple
de fascistes grouillant, se multipliant, s’agitant autour de ce garçon comme
des larves pullulent autour d’une matière en décomposition ; un peu comme
le virus d’une épidémie universelle s’acharne après un corps sain... contagion dont
il est évidemment la cible désignée... Hé, bien ! Un péril à prévenir, un
complot facho, comme vous dites, une
conspiration à déjouer... N’est-ce pas ce que je vous disais ? Peu importe
la thématique choisie ; on voit là l'obsession d'un affrontement,
disons... cathartique, primal, originel, cosmique en définitive – dont
vous avez constaté par vous-mêmes les répercussions sur votre fils. Les parents d’Osbert,
ignorants des principes de base de la matière psychiatrique, ne pouvaient qu’approuver.
(à suivre)
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