J’étais sérieux à ma
manière : j'aimais les enfants, bien que j’aie su très tôt qu’ils devaient
nous ressembler ; certains visages entrevus dont l’expression reflétait un
sentiment vrai : la pitié, une surprise généreuse, la détresse... Mais moi,
me disais-je, mes traits ont-ils jamais reflété une expression de cette sorte ?
Puis-je parler d’un garçon de
mes relations, un intellectuel ?... Osbert… Pour brosser le décor dans
lequel celui-ci grandit, je dirai que sa famille formait un assez bon exemple
d’une bourgeoisie moyenne dont le modèle abstrait, si chacun s’en fait une
idée instinctive, reste pourtant difficile à définir en termes littéraux puisqu’il
résulte plus d’une absence de qualités singulières que de propriétés positives.
À peine sorti de l’adolescence, Osbert alerta grandement ses proches en
présentant les symptômes d’un type de schizophrénie répandue dans certaines
chapelles littéraires de la capitale bien qu'ignorée du plus grand nombre, auquel
la Faculté a donné le nom de surréalisme. Cette affection dont l'origine
provoque aujourd’hui encore mainte dispute entre spécialistes des sciences
humaines et érudits ès-lettres, se définit comme une dislocation de la personnalité qui
provoque chez le patient un délire verbal où les phonèmes, reliés entre eux par des mécanismes accidentels et
aléatoires, s’agrègent dans le mouvement d’une pulsion dynamique irrationnelle :
ils produisent un texte abscons qui cumule visions hermétiques et fantasmes inconscients
dont le sens véritable échappe à leur auteur. Le valétudinaire se réfugie dans
un discours mécanique qui atteste son incapacité à se rattacher à une catégorie
logique du monde réel. Le Larousse Médical signale une manifestation
caractéristique du surréalisme, qui suffit à le distinguer de psychoses plus bénignes
dont les psychanalystes souffrent de faire leur ordinaire. Le surréaliste,
dit cet ouvrage, connaît dans l’état le plus aigu de sa maladie des phases
paroxystiques qui ne sont pas sans rapport avec les ondes lunaires ou, chez les
plus sensibles, le passage à un nouveau signe zodiacal ou encore avec les
retombées telluriques du méridien zéro, et qui prennent cette fois l’apparence
d’une gesticulation nerveuse et machinale.
Dans de tels accès, le sujet, pris
d’une frénésie soudaine, s’empare avec fébrilité d'une rame de papier et d'un
stylo s’il a ces accessoires à portée de main, et se met aussitôt à écrire ce
qui lui vient à l’esprit en laissant libre cours à son inspiration, sans prendre le temps de marquer la ponctuation ou de chercher un sens
à son élan scripturaire. Il poursuit ainsi jusqu'à ce que la fatigue physique paralyse
son bras ou que le besoin de se restaurer interrompe son activité. Les
aliénistes, requis de donner un nom à cette crise originale, l'ont appelée :
le syndrome de l'écriture automatique
pour bien caractériser la part nulle que prennent les facultés d’entendement à cette agitation
incontrôlée.
Le garçon de mon anecdote
consternait ses proches par des écrits aussi extraordinaires que ceux qui
viennent d’être évoqués. Sa folie prenait un tour si possessif qu'il s'était
même découvert des précurseurs en la personne de quelques poètes faméliques du
siècle précédent qui auraient été probablement fort surpris, et peut-être même médiocrement
flattés, de se voir associés à ses divagations littéraires. Par bonheur tous
ces gens-là étaient morts – et de surcroît personne ne se souvenait de leurs
noms et ceux qui se les rappelaient n’avaient jamais lu leur œuvre. Les
risques d'une défense ruineuse à une action en diffamation étaient grâce à cela
heureusement limités puisque, comme le dit le célèbre adage juridique, « le
mort n'este point contre le vif ».
En dehors de ses crises
d'écriture automatique notre héros balbutiait un galimatias incohérent jalonné
de « cadavres exquis... », « d'obscure clarté qui tombe des
étoiles » et de « poissons solubles ». Dans ce répertoire insolite
le « budget flottant » côtoyait le « serpent monétaire »,
le « tigre de papier », le « renouveau dans la continuité », « le
communisme à visage humain » et bien d’autres absurdités qui affligeaient les
membres de son entourage, et, en première ligne, ses parents, remplis de
l'espoir toujours déçu de constater une possible amélioration dans l'état de leur fils. Le
malheureux égaré ne cessait de les ahurir par ses excentricités.
Il y avait tout de même un
côté réconfortant dans les bizarreries d’Osbert, c'est qu’il ne paraissait pas souffrir
de sa déchéance, et que, loin de s'en rendre compte, il tirait de son
mal des motifs chaque jour plus affirmés d'afficher une insolente satisfaction
de soi. Les choses semblaient avoir atteint un point irréversible quand la
divine providence, désireuse de se racheter envers lui d'une indiscutable
erreur qui consistait à lui avoir donné le jour quelque vingt ans plus tôt,
intervint en faveur de l'infortuné. Peut-être les prières d’une vieille tante
du Finistère et les cierges consumés dans une chapelle de granit dédiée aux
marins engloutis par l’océan, avaient-ils ému la clémence céleste ? Peut-être,
comme certains esprits forts l'insinuèrent, le hasard, plus diligent bien
souvent que la nécessité, entra-t-il pour une large part dans ce revirement du
destin ?
(à suivre)