dimanche 17 mars 2013

Arthur Baussard, compositeur (suite)

Un autre jour, Baussard nous entretient du mouvement lent de sa symphonie concertante pour clarinette et basson que l’Orchestre Régional de Gourmes va créer demain. Il le qualifie lui-même de « loufoque et sincère » et y découvre des éléments avant-coureurs de son évolution future : comme un présage d’une « ouverture des structures » et d’un « éclatement de la forme » qui sont ses ambitions majeures. Il estime avoir été avec ce morceau jusqu’au bout de ce que le génie contemporain peut tirer des formes de construction classiques et du langage tonal. Après quoi, il s’envolera vers un nouveau monde en rupture avec le legs musical du passé.

Il évoque devant nous la solitude et l’indifférence qu’il a connues à ses débuts alors que le conservatoire national supérieur de Paris et les cercles officiels de la musique représentaient pour le jeune homme qu'il était un zénith inaccessible.

Son seul soutien en ces temps difficiles, il le dut au mécénat d’une baronne hollandaise : il composait pour elle des mélodies qu’elle égrenait avec sentiment. Il aurait pu faire de ce commerce l’amorce d’une carrière complaisante qui l’aurait conduit sur les traces d’un Paul Delmet ou, dans le meilleur des cas, d’un Reynaldo Hahn… Mais honnissant la douceur amollissante des salons, Arthur Baussard qui était déjà un garçon sérieux, droit et pas flagorneur, préféra aux facilités de la coterie mondaine l’atmosphère probe des Ecoles de musique d’arrondissement et des Maisons de la jeunesse et de la culture.

Nous sommes au début des années 1970. La sensibilité musicale des élèves d'Arthur Baussard, tout imprégnés de son enseignement hâbleur et brouillon, dessine, dans le champ réservé de leur domaine artistique, comme une charte générique à laquelle il est indispensable d’adhérer à qui veut être reconnu comme un membre à part entière de la mélodieuse académie.

La première règle impose à l’élève instrumentiste de ne connaître de la musique que le répertoire qui fait la part belle à l’instrument qu’il pratique. Ainsi le flûtiste ne s’intéressera qu’au répertoire de la flûte, qui seul lui communiquera les ineffables jouissances qu’un mélomane ignare éprouve platement à l’audition des timbres et des compositions les plus variés. Le pianiste ne verra que désordre et perversion du goût à s’intéresser à toute partition qui ne contribue pas à illustrer la suprématie du clavier. N'insistons pas sur le mépris que l’apprenti chanteur voue à l’ensemble des instruments de l’orchestre auxquels il ne reconnaît d’autre fin que de mettre en valeur la couleur et la délicatesse de son organe.

La seconde règle frappe d'opprobre toute opinion qu’un simple amateur de musique ignorant des arcanes pédagogiques et administratifs du conservatoire, aurait la naïveté ou l’impudence d’émettre devant un élève dument estampillé par cet établissement. À moins de s'adresser à un élève de la classe d’art lyrique, laquelle est unanimement décriée par les tenants des autres spécialités musicales comme atteinte du vice rédhibitoire de dilettantisme, les convenances exigent de ne jamais entrenir un pensionnaire du conservatoire d’opéra bouffe, d’opérette, d’opéra comique et pas davantage de l’opéra italien de Rossini à Puccini, ni de l’opéra français de Grétry à Gustave Charpentier. Evitez de citer devant lui le nom de Wagner, peu en odeur de sainteté auprès des musiciens français qui lui reprochent sa boursouflure et sa lourdeur, quand ce ne sont pas ses accointances avec l'Allemagne nationale-socialiste... Mahler et Strauss ne sont guère mieux cotés. Que reste-t-il de grands hommes agréés au bois sacré d’Euterpe, si l’on ajoute que le piano de Chopin y fait figure de vulgaire boîte à musique dont les romances élégiaques signent la pauvreté d’inspiration ?

La moindre phrase musicale suffisamment mélodieuse pour toucher n'importe quel auditeur, même fermé d’ordinaire à la musique savante, et éveiller en lui une émotion qui s'apparente à la poésie du chant, paraît à la population des écoles de musique une facilité répréhensible. À deux titres : du point de vue esthétique parce qu’elle procède d’un abâtardissement de l’art, réduit à la forme plébéienne d’une rengaine, et du point de vue moral parce que, banalisant l’image du vrai musicien forgé par l’apprentissage de la théorie et du solfège, elle rend accessible aux ignorants un domaine dégénéré de la grande musique qui, par sa violation, leur donnera le sentiment sacrilège d’avoir pénétré, ne fût-ce qu’un instant, le langage des dieux. La Méditation de Thaïs vient en toute première ligne de ces œuvres déshonorantes pour le patrimoine classique ; l’air de l’Orphée de Gluck « J’ai perdu mon Eurydice », sans que la cabale des piccinistes y soit cette fois pour rien, la suit en bonne place dans la file des succès populaires malheureusement imputables au dévoiement de la musique sérieuse. Gluck, ironisent les élèves du conservatoire, écrivait une musique si dénuée d’expression qu’elle peut porter aussi bien le poème de la déploration d’Orphée que les paroles d'un hymne à la joie. L’orchestre de Verdi avant Othello n’est qu’une « grande guitare » ; la musique moderne est née avec « Le Pierrot lunaire » etc.

Le cas de Mozart reste tangent… comme celui d’un compositeur qui ne s’est pas assez soucié d’innover pour mériter de laisser une marque définitive dans l’histoire de la musique. Les grands orchestrateurs, Berlioz et Ravel, sont en revanche à l’honneur. Debussy avec eux. Encore faut-il retirer de ce florilège la partition de Pelléas et Mélisande qui continue à susciter de vifs accès de fou rire dans les classes d’histoire de la musique, surtout le « Ne me touchez pas ! Ne me touchez pas ! » de Mélisande à l’acte I... Bartok, Stravinsky, Messiaen, Dutilleux, Varèse et Xénakis brillent de tous leurs feux dans la constellation des génies contemporains dont il est obligatoire de vénérer l’avènement.

Le malheur veut que les élèves du conservatoire n’écoutent que fort peu les œuvres des musiciens qu’ils admirent et pas du tout celles des autres. Les choix qu’ils opèrent leur sont dictés par un esprit d’équipe ; il leur interdit, comme futurs professionnels, de perdre leur temps à entretenir un éclectisme de mélomane qui les couperait de leur milieu spécifique. Leurs connaissances en théorie musicale, en lecture et en déchiffrage attestent la sûreté de leur goût artistique et les font évoluer sur la scène musicale comme Renaud dans le jardin d’Armide, dispensés par cette familiarité d’en apprendre davantage. La modestie, cependant, ne déparerait pas les conservatoires ; l’amour désintéressé de la musique, même avec les excès qu’il peut engendrer chez ses tenants les plus impressionnables, s’avère bien souvent plus éclairé chez les simples mélomanes que servi par l'esprit vétilleux et grégaire des établissements d’enseignement musical.

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