Du Lycée et d'ailleurs
dimanche 2 novembre 2014
OSBERT Les enfances II
dimanche 12 octobre 2014
OSBERT Les enfances
dimanche 21 septembre 2014
Le Cahier Chamboulive (suite n°XIII)
- Enfin, tu me vois, moi, allant réveiller ton père ou Monsieur Valois au milieu de la nuit ? Alors quoi ? Mais rassure-toi ! Je ne descendrai pas aussi bas. Parce que c’est bas, entends-tu ? D’ailleurs, je me souviens – tu vois que j’ai bonne mémoire ! – qu’au mois de mai 1968, ton camarade Chamboulive avait fait sur certains de ses professeurs des réflexions qui m’avaient semblées tout à fait désagréables.
Voici ce qui s’était passé :
J’avais remarqué que Monsieur Rousseau, bien qu’il ne nous eût jamais fait part de ses convictions politiques, n’avait pas la fibre révolutionnaire, et qu’il en voulait à l’ensemble de ses collègues du mépris dont ils honoraient la matière musicale. Je ne m’étais donc pas privé, dans l’ambiance libertaire de mai 1968, pour critiquer en sa présence les professeurs les plus notoires du lycée, parmi lesquels, en bonne place, l’ineffable Larose, professeur de français-latin. Monsieur Rousseau, après s’être imposé une indifférence de rigueur, m’avait demandé de lui répéter ce qu’il m’avait parfaitement entendu dire à Desclous. Je m’exécutai. Il se contenta d’abord de m’écouter avec un sourire mauvais, les joues empourprées et le rictus vengeur, tout à la satisfaction d’entendre brocarder son entourage professionnel. Puis, pris du désir de s’associer à ce règlement de compte intestin qui apaisait en lui tant de blessures d’amour propre toujours à vif, il avait précisé de Monsieur Larose : « Oui, c’est un homme extrêmement suffisant » ; et comme nous déclarions qu’en plus il ne savait pas grand’chose, il avait approuvé en disant : « Mais c’est justement pour cela qu’il se remue tant, pour s’attribuer de l’importance. »
Monsieur Larose – qu’on me permette cette digression – était de ces sots à coloration intellectuelle comme l’université française excelle à en produire. Sachant que Balzac à l’orée de sa carrière de littérateur avait déclaré vouloir être « le Molière du XIXe siècle », Monsieur Larose en avait déduit que l’auteur des Illusions Perdues s’était à l’origine destiné au genre comique. Comme je lui faisais remarquer que cette option était très inattendue de la part d’un écrivain dont la première œuvre était une tragédie en vers centrée sur le personnage de Cromwell, Monsieur Larose, irrité d’être contredit, m’avait répondu primo que Cromwell était un drame mêlé de scènes comiques (affirmation des plus aventurées), et que secundo « c’est Balzac qui l’a dit, ce n’est pas moi. » Monsieur Larose avouait encore sentencieusement, avec une humilité involontaire : « La bataille d’Hernani ? Je n’ai jamais compris ce que cette pièce pouvait avoir de révolutionnaire… »
Mais revenons-en à la confrontation finale de Desclous avec Monsieur Rousseau. Celui-ci poursuivait :
- J’ai entendu parler de Chamboulive par un de ses anciens professeurs. Il disait : « C’est bien simple, Chamboulive, on lui fait faire quelque chose, il ne le fait pas ; on l’envoie quelque part, il ne revient pas. C’est un farfelu. » Moi, je n’ai pas insisté, mais tu vois le genre ! Jamais dans mes cours facultatifs je n’ai eu avant vous une atmosphère pareille. Mais même l’année dernière, mon vieux, j’ai eu un élève, eh bien on s’est quitté en très bons termes… et il va entrer à polytechnique ce petit gars là ! Ce n’est pas Chamboulive qui serait capable de ça, par exemple !
Et en conclusion Monsieur Rousseau déclarait :
- Cela me prendra le temps qu’il faut, mais je viendrai à bout de mon enquête. Et j’espère pour toi que nos chemins ne se croiseront plus...
……………………………………………………………
Il est vraisemblable que malgré cette dernière menace Monsieur Rousseau ne poussa pas plus loin ses investigations, pour la bonne raison qu’elles avaient déjà porté leurs fruits. D’un point de vue métaphysique, il suivait la voie de la plupart des hommes qui désespèrent toute leur vie de trouver la preuve d’une vérité qu’ils ont depuis beau temps déjà découverte.
Tel fut donc le dernier soubresaut de l’affaire Bouchou.
Notre dispersion dans des voies différentes, et les changements de l’âge, ne tardèrent pas à nous séparer, Desclous, les Valois et moi, et Monsieur Rousseau ne fut plus bientôt qu’un souvenir à demi-effacé que nous ne songions même pas à évoquer dans les rares moments où il nous arrivait encore d’être réunis. Notre complicité de jadis, si nous l’avions crue éternelle, succomba, comme tant d’amitiés de lycée, aux premiers appels de la liberté…
Qu’on me laisse pourtant dissiper cette note mélancolique, et citer une fois encore le maître lorsqu’il nous enseignait :
« Dites-vous bien, les gars, que Berlioz a joué un très grand rôle dans sa vie… un très grand rôle ! Retenez-le ! Je vous aurai toujours appris ça ; et quand vous vous en souviendrez, plus tard, vous saurez que c’est moi qui vous l’ai dit. »
Je ne pense pas que nous soyons beaucoup à nous en souvenir aujourd’hui… Et c’est pourquoi, parlant au nom de la confrérie dissoute des Desclous, frères Valois, Cardon et autres, il me revient d’acquitter aujourd’hui une dette de fidélité collective à la mémoire de Monsieur Rousseau, et de proclamer ici haut et fort : « Non, nous ne vous avons pas oublié. »
[Le cahier Chamboulive s’arrête à ce point. Son auteur a indiqué dans une note au crayon ajoutée à la fin du texte, qu’à l’époque où il avait quitté Mirmont pour préparer un certificat, il s’était trouvé nez-à-nez avec Monsieur Rousseau qui, par un beau jour de juillet, regagnait en tenue estivale son logement situé non loin de là. Chamboulive salua son ancien professeur et, bavardant quelques instants avec lui, l’informa qu’il s’apprêtait à partir et peut-être même à quitter définitivement Mirmont, selon ce que commanderaient ses études. Avec une magnanimité qui mérite d’être soulignée en épilogue au présentCahier dont elle dégage la vraie moralité, Monsieur Rousseau, tout en lui disant au revoir, lui souhaita une bonne réussite dans ses études et dans ses années à venir.]
samedi 22 février 2014
Le Cahier Chamboulive (suite n°XII)
Nous nous doutions que cette correspondance compterait parmi les derniers fleurons de notre collaboration, mais elle fut surtout, sans que nous l’ayons prévu, l’ultime point coté d’une fraternité amicale que notre évasion du lycée Boileau, sans à-coup ni déchirements, mais dans l’épuisement progressif de nos résolutions communes, allait rapidement refouler vers le passé.
1969 Rentrée scolaire. Dernier épisode.
A la rentrée de septembre 1969, Monsieur Rousseau avait fixé à Desclous un rendez-vous en le faisant convoquer par le secrétariat du conservatoire de Mirmont où, devenu bachelier au mois de juillet précédent, notre camarade commençait une scolarité de musicien à plein temps. Au jour dit, Desclous retrouvait le chemin de Boileau et se présentait dans la salle de musique, d’illustre mémoire. Notre ancien professeur, auréolé par la sévérité poussiéreuse des lieux dont il semblait l’obscure émanation, l’accueillit par un machinal salut de bienvenue puis, sans s’attarder à d’autres formes de politesse, attaqua d’emblée l’objet de la convocation.
- Tu connais cette lettre, Desclous ? articula-t-il avec un regard noir de deux années de rancune rentrée.
- Moi, heu… oui.
- Bien sûr, parce que c’est toi qui l’a écrite !
Il s’agissait de notre dernier envoi, celui de la maison de rééducation pour muets. J’en avais rédigé le texte qui avait été tapé à la machine par Florentin et signé par ma sœur Jacqueline sous le pseudonyme d’André CLAIRBOC.
Desclous nia par conséquent être l’auteur de la missive.
Monsieur Rousseau :
- Mais si, mais si, mais si… ou alors, comment expliques-tu que tu la connaisses ?
- C’est Chamboulive qui me l’a montrée avant les vacances en me disant qu’il voulait vous refaire un coup.
- Ah bon, c’est Chamboulive ! fit Monsieur Rousseau, mi-fâché, mi-sceptique.
Mon éloignement de Boileau depuis un an l’avait amené à penser qu’en mon absence mes camarades avaient décidé de poursuivre pour leur propre compte les mystifications dont j’étais peut-être l’inventeur, à moins que ce ne fût après tout Desclous… Aussi, l’énoncé de mon nom, ne suffit pas à convaincre Monsieur Rousseau de mon implication dans les derniers rebondissements de l’affaire ; je constituais à ses yeux une défense commode pour des vauriens portés à imputer leurs méfaits à un responsable imaginaire.
- Oui, toujours Chamboulive, quoi ! En tout cas il n’est pas le seul. Tiens, Robert, ce petit gars qui n’était pas très fort pourtant, eh bien lui aussi il m’a envoyé un coup de téléphone… je l’ai bien reconnu, va. Il n’a même pas cherché à dissimuler sa voix d’ailleurs. Et puis c’était bien niais, ce qu’il m’a dit !
Qu’est-ce que Robert avait pu lui raconter ? Mystère ! Sans doute avait-il voulu faire une amabilité que Monsieur Rousseau, avec sa coutumière défiance, avait interprétée comme une plaisanterie.
- Et Chamboulive, a-t-il le téléphone ?
Desclous, faisant allusion aux coups blancs :
- Non, mais je crois que c’est lui.
- Et les Valois ?
- Oui, ils l’ont.
- La lettre par qui a-t-elle été tapée ? Par Chamboulive ?
- Sans doute pas ; je ne crois pas qu’il sache écrire à la machine. C’est Florentin qui avait tapé la toute première lettre. [l’abonnement à Poussy.]
- Hein ? Florentin ? (Monsieur Rousseau oubliait que Florentin était venu se dénoncer à lui justement pour sa collaboration à cette correspondance.) Eh bien ! Valois, avec son petit air tranquille ! En voilà un qui sait mener sa barque ! De toute façon, Desclous, j’ai la preuve qu’elle est de toi, cette dernière lettre. Eh, eh, j’ai ton écriture, tu sais ! (ricanement malin.)
- Je sais bien. Et alors ?
- Alors, j’ai la preuve que c’est toi qui as signé André CLAIRBOC.
- Mais non !
- Mais si, mais si, mais si… C’est à l’encre bleue, comme la tienne, mon vieux. D’ailleurs la lettre d’abonnement, c’était toi aussi. C’est clair. Il y était question de Lucie de Lammermoor. Or je t’en avais parlé peu avant. Allons, avoue, il est encore temps !
- Je ne vais pas avouer quand je n’y suis pour rien. (Solennel :) Je peux vous le jurer, si vous voulez.
Monsieur Rousseau, assez ennuyé :
- Eh là ! Pas de serments dans cette histoire ! Mais tu sais, j’ai d’autres preuves. Par exemple, j’ai découvert qu’on me téléphone depuis la gare.
- ? ? ? ? (Surprise muette de Desclous, due à la justesse de la déduction.)
- Bien sûr, la lettre porte le tampon « Mirmont-gare » et le jour où elle a été postée j’ai reçu des coups de téléphone.
Desclous demeura silencieux, surpris qu’un raisonnement aussi hasardeux, et pour tout dire faux, puisse aboutir à une conclusion pour partie exacte.
Monsieur Rousseau continuait :
- Cet après-midi là, j’ai reçu trois coups de téléphone et aux trois, j’ai été obligé de décrocher. Forcément, j’attendais des nouvelles d’un mourant, mon beau-frère de Gourmes. Et quand je dis un mourant, c’est qu’il est mort ! Tu vois jusqu’où ce genre de blague peut aller !
Apaisé par l’évocation fortuite d’un malheur infiniment plus pénible que ses ennuis actuels, le maître reprit :
- Tu vois, Desclous, je souhaite pour toi que tu fasses cesser tout cela et que je n’aie plus à te rencontrer sur mon chemin. Auquel cas, dans un jury par exemple, si je dois te noter, je serai juste remarque, juste… mais sévère… Tu finiras par me faire croire, et c’est vous les gars qui m’y aurez forcé, tu finiras par me faire croire qu’il règne au conservatoire une bien curieuse atmosphère… ajoutait-t-il en oubliant avec à propos le préjugé défavorable qu’il nourrissait habituellement contre les activités et l’esprit de cet établissement concurrent.
(à suivre)
Le Cahier Chamboulive (suite n°XIII)
Puis s’échauffant sous l’effet de sa propre éloquence :
- Enfin, tu me vois, moi, allant réveiller ton père ou Monsieur Valois au milieu de la nuit ? Alors quoi ? Mais rassure-toi ! Je ne descendrai pas aussi bas. Parce que c’est bas, entends-tu ? D’ailleurs, je me souviens – tu vois que j’ai bonne mémoire ! – qu’au mois de mai 1968, ton camarade Chamboulive avait fait sur certains de ses professeurs des réflexions qui m’avaient semblées tout à fait désagréables.
Voici ce qui s’était passé :
J’avais remarqué que Monsieur Rousseau, bien qu’il ne nous eût jamais fait part de ses convictions politiques, n’avait pas la fibre révolutionnaire, et qu’il en voulait à l’ensemble de ses collègues du mépris dont ils honoraient la matière musicale. Je ne m’étais donc pas privé, dans l’ambiance libertaire de mai 1968, pour critiquer en sa présence les professeurs les plus notoires du lycée, parmi lesquels, en bonne place, l’ineffable Larose, professeur de français-latin. Monsieur Rousseau, après s’être imposé une indifférence de rigueur, m’avait demandé de lui répéter ce qu’il m’avait parfaitement entendu dire à Desclous. Je m’exécutai. Il se contenta d’abord de m’écouter avec un sourire mauvais, les joues empourprées et le rictus vengeur, tout à la satisfaction d’entendre brocarder son entourage professionnel. Puis, pris du désir de s’associer à ce règlement de compte intestin qui apaisait en lui tant de blessures d’amour propre toujours à vif, il avait précisé de Monsieur Larose : « Oui, c’est un homme extrêmement suffisant » ; et comme nous déclarions qu’en plus il ne savait pas grand’chose, il avait approuvé en disant : « Mais c’est justement pour cela qu’il se remue tant, pour s’attribuer de l’importance. »
Monsieur Larose – qu’on me permette cette digression – était de ces sots à coloration intellectuelle comme l’université française excelle à en produire. Sachant que Balzac à l’orée de sa carrière de littérateur avait déclaré vouloir être « le Molière du XIXe siècle », Monsieur Larose en avait déduit que l’auteur des Illusions Perdues s’était à l’origine destiné au genre comique. Comme je lui faisais remarquer que cette option était très inattendue de la part d’un écrivain dont la première œuvre était une tragédie en vers centrée sur le personnage de Cromwell, Monsieur Larose, irrité d’être contredit, m’avait répondu primo que Cromwell était un drame mêlé de scènes comiques (affirmation des plus aventurées), et que secundo « c’est Balzac qui l’a dit, ce n’est pas moi. » Monsieur Larose avouait encore sentencieusement, avec une humilité involontaire : « La bataille d’Hernani ? Je n’ai jamais compris ce que cette pièce pouvait avoir de révolutionnaire… »
Mais revenons-en à la confrontation finale de Desclous avec Monsieur Rousseau. Celui-ci poursuivait :
- J’ai entendu parler de Chamboulive par un de ses anciens professeurs. Il disait : « C’est bien simple, Chamboulive, on lui fait faire quelque chose, il ne le fait pas ; on l’envoie quelque part, il ne revient pas. C’est un farfelu. » Moi, je n’ai pas insisté, mais tu vois le genre ! Jamais dans mes cours facultatifs je n’ai eu avant vous une atmosphère pareille. Mais même l’année dernière, mon vieux, j’ai eu un élève, eh bien on s’est quitté en très bons termes… et il va entrer à polytechnique ce petit gars là ! Ce n’est pas Chamboulive qui serait capable de ça, par exemple !
Et en conclusion Monsieur Rousseau déclarait :
- Cela me prendra le temps qu’il faut, mais je viendrai à bout de mon enquête. Et j’espère pour toi que nos chemins ne se croiseront plus...
……………………………………………………………
Il est vraisemblable que malgré cette dernière menace Monsieur Rousseau ne poussa pas plus loin ses investigations, pour la bonne raison qu’elles avaient déjà porté leurs fruits. D’un point de vue métaphysique, il suivait la voie de la plupart des hommes qui désespèrent toute leur vie de trouver la preuve d’une vérité qu’ils ont depuis beau temps déjà découverte.
Tel fut donc le dernier soubresaut de l’affaire Bouchou.
Notre dispersion dans des voies différentes, et les changements de l’âge, ne tardèrent pas à nous séparer, Desclous, les Valois et moi, et Monsieur Rousseau ne fut plus bientôt qu’un souvenir à demi-effacé que nous ne songions même pas à évoquer dans les rares moments où il nous arrivait encore d’être réunis. Notre complicité de jadis, si nous l’avions crue éternelle, succomba, comme tant d’amitiés de lycée, aux premiers appels de la liberté…
Qu’on me laisse pourtant dissiper cette note mélancolique, et citer une fois encore le maître lorsqu’il nous enseignait :
« Dites-vous bien, les gars, que Berlioz a joué un très grand rôle dans sa vie… un très grand rôle ! Retenez-le ! Je vous aurai toujours appris ça ; et quand vous vous en souviendrez, plus tard, vous saurez que c’est moi qui vous l’ai dit. »
Je ne pense pas que nous soyons beaucoup à nous en souvenir aujourd’hui… Et c’est pourquoi, parlant au nom de la confrérie dissoute des Desclous, frères Valois, Cardon et autres, il me revient d’acquitter aujourd’hui une dette de fidélité collective à la mémoire de Monsieur Rousseau, et de proclamer ici haut et fort : « Non, nous ne vous avons pas oublié. »
[Le cahier Chamboulive s’arrête à ce point. Son auteur a indiqué dans une note au crayon ajoutée à la fin du texte, qu’à l’époque où il avait quitté Mirmont pour préparer un certificat, il s’était trouvé nez-à-nez avec Monsieur Rousseau qui, par un beau jour de juillet, regagnait en tenue estivale son logement situé non loin de là. Chamboulive salua son ancien professeur et, bavardant quelques instants avec lui, l’informa qu’il s’apprêtait à partir et peut-être même à quitter définitivement Mirmont, selon ce que commanderaient ses études. Avec une magnanimité qui mérite d’être soulignée en épilogue au présent Cahier dont elle dégage la vraie moralité, Monsieur Rousseau, tout en lui disant au revoir, lui souhaita une bonne réussite dans ses études et dans ses années à venir.]
samedi 18 janvier 2014
Le Cahier Chamboulive (suite n°X)
En même temps, notre professeur ne perdait pas une occasion de faire allusion à mes activités. Il en vint une fois, devant Desclous et Florentin, à exhiber la lettre « Pas mal le coup de l’inter » en lançant avec une suspicion concentrée : « Vous connaissez cela, les gars ? »
Les deux complices affectèrent une innocence sereine et Florentin remarqua : « On dirait une écriture de gosse ! » (Il s’agissait de celle, désarticulée et chaotique, de Cardon.)
Monsieur Rousseau jugea à propos de ne pas pousser plus à fond l’interrogatoire.
- Allez ! C’est bon ! On reparlera de tout cela !
Il continua néanmoins à s’enquérir de mon sort, Desclous prétendant effrontément n’avoir plus aucun contact avec moi et Monsieur Rousseau sachant pertinemment le contraire puisqu’il me voyait de temps à autre à la sortie de Boileau lorsque j’y attendais mes camarades.
Il se confia à ce sujet à Desclous.
- Je viens de voir Chamboulive à la sortie. J’aimerais savoir ce qu’il mijote, celui-là.
Il ajoutait :
- Il est un peu fou, ce p’tit gars-là… mais si, qu’est-ce que tu veux… il a douze ans d’âge mental, douze ans pas plus !
Toujours à Desclous qui mentionnait mon nom par hasard :
- Chamboulive… j’aime mieux ne plus entendre parler de lui, tu vois !
Puis quelques instants plus tard :
- Dis, donc, le prénom de Chamboulive, ce n’est pas André ou René ?
Monsieur Rousseau s’était en effet mis dans la tête que les initiales A.C. étaient celles de mes prénom et patronyme, considérant que le A pouvait être à la rigueur un R mal fait. Afin d’élucider le mystère qui régnait sur ce sigle, il s’enquérait auprès de quiconque m’avait connu des secrets de mon identité et persévéra pendant quelques temps dans ses recherches, même après avoir appris de plusieurs côtés que mon état civil voulait qu’on m’appelât Jean.
Le premier trimestre en son entier se passa de cette manière, Desclous et Florentin intriguant pour obtenir la reprise des cours et s’évertuant à détruire les objections de Monsieur Rousseau au long de maintes joutes verbales. Dans ces conditions, leurs relations ne tardèrent pas à se tendre. Lorsqu’ils croisaient notre professeur de musique dans les couloirs, c’était, de Desclous et Florentin, à qui émettrait le plus distinctement, sur le ton de la conversation, un allusif : « c’est la coutume ! ». Florentin, très paisible de caractère, se chargeait généralement des prises de contact orageuses à tel point qu’il en devint bientôt aussi mal vu que je l’avais été.
Deux ou trois semaines avant Noël, Monsieur Rousseau céda aux instances de mes deux camarades et, convaincu sans doute qu’il serait profitable à sa réputation de présenter cette année encore des élèves au Bac-musique, reprit ses cours facultatifs. Il avait à cela une raison supplémentaire : ne pas porter tort à Robert, un nouveau qui, à l’instigation de Desclous dont il était l’ami, allait se plaindre périodiquement au maître de ne pas recevoir l’initiation musicale à laquelle il avait droit.
Monsieur Rousseau avait fini par reconnaître :
- Dis donc, Robert, tu peux venir si tu veux. Tu n’as pas à subir les suites de l’inconscience de ces deux lascars.
Finalement les « deux lascars », Declous et Florentin, s’étaient présentés à l’heure dite et Monsieur Rousseau n’avait fait aucune difficulté pour les accueillir, sinon qu’il avait commencé son cours par un « allons-y » lourd de sombres pressentiments.
Les choses reprirent leur train habituel, Florentin très mal considéré à cause des échanges verbaux du premier trimestre et de son comportement souvent désinvolte, et Robert lui-même vite discrédité par l’hilarité que déclenchait chez lui le didactisme original du professeur, auquel il n’était pas habitué. À l’inverse, Desclous affichait un sérieux inaltérable fondé sur une discrète humilité, qui ne tarda pas faire remonter ses actions.
L’année scolaire se déroula ainsi jusqu’au Bac-Musique où Quentin, Florentin et Desclous firent chacun des merveilles. Monsieur Rousseau n’hésita bien sûr pas à se flatter pour lui-même de ces succès. Nous résolûmes de l’en remercier comme il convenait, Desclous, Cardon et moi, et, nous étant transportés au taxiphone de la gare, théâtre de nos exploits passés, nous appelâmes une dame Celsia dont nous avions trouvé le numéro dans l’annuaire, pour lui demander de transmettre à son voisin Monsieur Rousseau, un message d’un nommé Bouchou qui ne parvenait pas à le joindre et souhaitait bénéficier de ses avis au sujet de la création d’une chorale. Pendant ce coup de fil, Cardon qui avait eu l’idée de cette dernière facétie et l’avait précédée de quelques appels muets, arpentait le trottoir devant la cabine téléphonique dont l’habitacle exigu contenait au maximum deux personnes.
Comme il était prévisible, nous n’eûmes jamais d’échos de l’effet produit par ce message indirect, mais pendant la semaine qui suivit, Monsieur Rousseau, rencontrant Florentin dont il se méfait de plus en plus, lui décocha par deux fois un ricanement sarcastique dont il était coutumier lorsqu’il était gêné ou furibond.
J’ai déjà signalé que Desclous, à raison d’un travail de « lèche » insistante, en était presque parvenu à reprendre la position d’élève modèle qu’il avait tenue deux ans auparavant. Notre professeur se laissa si bien conquérir par ce revirement que, sachant que Desclous avait l’intention de suivre après le baccalauréat l’enseignement du lycée musical La Fontaine, il s’offrit à lui donner gratuitement des leçons pour lui apprendre les rudiments du piano. L’élève accepta et, rempli de bonne volonté, travailla sur cet instrument « Le Gai laboureur » dont le maître lui avait confié la partition. Or, ce que l’apprenti pianiste avait omis de préciser, c’est que, s’il n’avait jamais étudié le piano, il le pratiquait en autodidacte. Quand notre professeur s’aperçut que son disciple en connaissait à peu près autant que lui, il planta là ses cours d’initiation sans dissimuler son agacement.
(à suivre)
Le Cahier Chamboulive (suite n°XI)
Tel fut le bref épisode de Rousseau professeur de piano, lui qui déclarait lorsqu’il s’embarrassait les mains sur le clavier :
- Avec mes doigts de violoniste, j’aurai toujours du mal comme pianiste !
Si l’expérience pédagogique n’avait pas été précisément concluante, du moins Monsieur Rousseau s’était-il rendu compte des capacités de Desclous, ce dont il ne se fit faute de profiter avec cette souplesse artificieuse qui faisait la constante de sa conduite professionnelle. Il avait entre autres responsabilités, la charge de diriger la chorale du lycée Boileau, un assemblage de mouflets et de potaches aux allures et voix les plus disparates, dont l’essentiel de l’activité revenait, souvent en pleine période de mue, à marmonner des chants patriotiques aux fêtes de l’armistice. Le mode de recrutement de ce corps artistique était principalement fondé sur une substantielle majoration des notes aux compositions de musique, ce qui, alors que j’étais en troisième, se traduisait en pleine classe par le dialogue suivant :
Monsieur Rousseau : Durand ?
Durand (donnant sa note calculée suivant la grille de correction fixée par le professeur) : 18.
Monsieur Rousseau : Dis-moi, Durand, tu vas bien à la chorale, toi ?
Durand : Oui, m’sieur.
Monsieur Rousseau (impérial, à l’élève qui tenait la feuille de notes) : Tu lui mettras 20.
Ce type de péréquation provoquait généralement un flottement dans la classe où fleurissaient les apostrophes de : faillot ! ch’cul ! c’est pas juste ! etc. Mais notre professeur voyait dans la proclamation impudente de ce favoritisme la meilleure des réclames possibles pour renouveler ses effectifs chantants toujours menacés par la pénurie. Il y recourait donc chaque fois que les circonstances le commandaient. En ce troisième trimestre de l’année 1968/1969, il eut l’idée, comme chef de chœur, de faire enregistrer un disque à la chorale du lycée. La difficulté était de trouver un pianiste capable de soutenir les masses vocales et d’improviser un accompagnement sous les chants a capella en les appuyant d’une harmonie de bonne facture. Lui-même ne se sentait pas de taille, je suppose, à affronter cette tâche.
- Allez, mon vieux, merci ! Mais tu verras, c’est un travail intéressant que je te demande-là…
La première répétition de la chorale se passa sans incident majeur, en présence de Florentin qui avait réussi à se faire embaucher comme technicien ingénieur du son, affecté au magnétophone ; après avoir postulé la place avec opiniâtreté, Florentin usait fréquemment la patience Monsieur Rousseau en se trompant dans les commandes de l’appareil.
Un autre personnage assistait à la scène et suivait avec un amusement mal dissimulé les efforts impuissants dépensés par Monsieur Rousseau pour contenir sa troupe de chantres récalcitrants : c’était Monsieur Le Goanvic, professeur de lettres et grand promoteur d’activités culturelles au lycée Boileau où il incommodait à peu près tout le monde en se mêlant systématiquement de ce qui ne le regardait pas. Sa frénésie de service était celle d’un boy scout envahissant ; il épanchait son indiscrète bienfaisance sur dix activités concurrentes auxquelles il n’accordait qu’un résidu de son temps, sans jamais consacrer à aucune d’elles la pleine attention qu’elles auraient méritée. Monsieur Rousseau supportait mal ce tourbillon étique auquel il reprochait à deux ans d’intervalle le fiasco de L’Arlésienne de Bizet qui provenait, selon lui, de ce que l’orchestre, au lieu d’être admis à jouer sur scène, avait dû s’installer en contrebas, devant les tréteaux.
Mais comme Monsieur Le Goanvic avec sa fausse simplicité copain-copain était l’homme indispensable à toute manifestation culturelle du lycée, notre chef de chœur ne pouvait se dispenser d’avoir recours à ses bons offices et s’y résolvait avec cette obséquiosité qui, quelque sentiment qu’il eût, régissait ses relations avec ses égaux ou ses supérieur.
Malgré la réunion de toutes ces conditions favorables, la séance d’enregistrement n’eut jamais lieu. Monsieur Rousseau, sous prétexte qu’il était obligé d’assister à un conseil de classe, avait soudain laissé tomber l’édifice de ronds de jambe et de flatteries qu’il avait érigé en vue d’immortaliser dans la cire l’exécution de sa chorale.
Nous touchons à ce point au terme de l’affaire Bouchou qui connut son épilogue peu après. Le cynisme avec lequel Monsieur Rousseau avait abandonné ses projets d’enregistrement, nous incita à relancer brièvement, en attendant une meilleure inspiration, la pratique des « coups blancs » de vieille mémoire ; puis, en dépit des examens des uns et des autres, qui venaient compliquer notre coordination, nous parvînmes à conjuguer nos efforts pour élaborer la lettre suivante :
« Monsieur,
Votre numéro de téléphone et celui de notre établissement de rééducation pour muets du n°33 de la rue de la Bouche Ouverte à Mirmont ne différant que d’un chiffre, nous prenons l’initiative, à la suite de nombreuses alertes dont nos services ont été destinataires, de vous prévenir que vous vous exposez à recevoir par erreur des communications apparemment silencieuses.
Je vous serais donc obligé, dans un tel cas, de vous abstenir de toute manifestation d’impatience ou d’irritation propre à ébranler le moral de nos malades aphones.
La maîtrise de vos réactions sera une véritable contribution à l’avancée de la science dans le domaine si délicat du mutisme pathologique.
Avec mes remerciements anticipés, je vous prie d’agréer, Monsieur, l’assurance de mon ressentiment distingué.
Le Directeur de l’Institut,
André CLAIRBOC. »
(à suivre)