samedi 12 novembre 2011

Monsieur DUROI (suite n°IV)

La marche de la manifestation, un moment ralentie, reprit tandis qu’un échange assez âpre d’invectives et d’insultes éclatait entre les parties en présence. Je n’ai pas gardé le souvenir des péripéties qui suivirent immédiatement ; tout ce que je peux dire, c'est qu’après un long parcours en cercle dont les intentions tactiques n'étaient pas clairement perceptibles, nous nous retrouvâmes coincés sur le bord du square Iéna, devant le Monument aux morts autour duquel il y eut une minute de flottement à défaut d’un silence recueilli.

Qu’on imagine mon étonnement lorsque je vis sortir de cette assemblée chaotique la silhouette martiale de Duroi qui vint prendre place sur le perron destiné au dépôt des gerbes commémoratives pour prononcer une énergique allocution à l’adresse de la foule… Notre ancien professeur avait pour la circonstance revêtu une chemise brune de coupe militaire qui s’harmonisait avec un pantalon du même genre et lui donnait une allure de milicien. Aidé d’un porte-voix, il prononça son speech sur la nécessité de rétablir l’ordre, de préserver les valeurs traditionnelles de la France et de vouer aux morts le culte qui leur revient. Après l’hymne national, le cortège, ragaillardi par ce morceau d’éloquence et résolu à abreuver d’un sang impur les sillons mirmontois, s’ébranla en direction du vieux théâtre (la salle Aristide) qui un mois plus tôt avait été transformé en parlement populaire pour servir de cadre aux querelles incessantes des factions révolutionnaires baptisées à cette époque de « groupuscules » ; celles-ci, jalouses chacune d’incarner le grand souffle novateur dont elles prétendaient s’approprier l’entier mérite et corrélativement les honneurs liés à la suprématie d’une mainmise exclusive sur la marche de l’Histoire, se menaient les unes aux autres une guerre hargneuse et sournoise. Pourtant, dans l’essoufflement d’une contestation qui s’épuisait, le théâtre, depuis une semaine, s’était peu à peu vidé de ses occupants, faute d’orateurs nouveaux pour s’y illustrer et surtout de possibilités pour les harangueurs de s’y faire entendre d’un public attentif et non prévenu.

Sans le savoir, tant il est vrai que les mouvement de masse sont régis par des règles immuables avec lesquelles la « prise de conscience » n’a que d’assez lointains rapports, la gent boutiquière et bureaucrate qui s’était à la mi-mai adonnée à l’agréable élégance de « comprendre » le malaise étudiant avant de craindre que les meneurs ne missent le feu à ses biens et d’exiger alors une remise au pas rigoureuse, allait réitérer le geste fameux de ses devanciers de 1789. À l'imitation de la libre-pensée qui avait donné l'assaut à la Bastille quand n'y végétaient plus que trois ou quatre insensés que leurs libérateurs durent réincarcérer aussitôt dans un asile de fous, les manifestants se remirent en marche vers la salle de l’esplanade Aristide avec le projet de l'investir sous la conduite de militants d’extrême-droite issus des mouvements Occident ou Ordre Nouveau. La manœuvre connut une réussite totale : le théâtre surmonté des masques de la comédie et de la tragédie aux orbites béants, était désert et, à l’inverse de ce qui s’était passé le quatorze juillet 1789, ne comptait aucune troupe en état de le défendre. Les derniers gauchistes qui y végétaient et remâchaient leur amertume dans un désœuvrement annonciateur des congés d’été, habités par la nostalgie d’un Odéon mirmontois utopique, avaient prudemment quitté les lieux à l’approche de la marée humaine. Ils rejoignirent sans éclat leurs camarades qui tentaient, place Lafayette, de dresser une barricade, dans un endroit qu’ils avaient choisi exprès à l’écart du parcours probable du défilé adverse, afin de réduire autant que possible le risque d’un affrontement dont le succès était pour eux plus qu’incertain. L'intérêt stratégique de ce rempart de rue était qu’à l’emplacement choisi il coupait la route qui menait au campus universitaire. Les facultés, toujours tenues par les Jeunesse communistes révolutionnaires (JCR) et les partisans autogestionnaires du Parti socialiste unifié (PSU) résistaient à la contagion du défaitisme ambiant qu’alimentait un puissant désir de départ en vacances. Il faisait en effet très beau cette année-là... Ả part les locaux des Lettres où s’entassaient les munitions des insurgés et où un dortoir avait été aménagé pour les résidents permanents, le pouvoir étudiant qui régentait le campus et aurait dû en prendre possession de manière concrète, n’avait jamais outrepassé le stade d’une occupation symbolique.

La défense organisée place Lafayette par les guérilleros de la rue avait donc surtout valeur de principe ; elle n’eut pas de conséquence car les forces de police qui veillaient à ce qu’il n’y eût pas de bagarre, formèrent un cordon de protection propre à contenir les ardeurs bellicistes des réacs comme celles des bolchos, comme on les appelait alors familièrement. Ces derniers n’en demandèrent pas davantage pour fléchir pacifiquement leurs instincts de résistants. Un dernier mot là-dessus : au premier rang des janissaires de la Révolution, se tenait notre professeur de français-latin de terminale, Monsieur Larose, qui, sous la double sauvegarde de ses camarades de lutte et de la police, considérait les troupes ennemies d’un air de défi inébranlable et  farouche.

Je n’accompagnai pas les manifestants au théâtre Aristide, à l’inverse de Cardon que l’équipée passionnait. Je m’y serais volontiers associé, transporté que j’étais par l’apparition soudaine de Duroi, et par le plébiscite unanime qui l'avait saluée, mais l’heure du dîner m’en détourna. Je ne manquai rien : la scène du vieux théâtre de Mirmont fut reconquise sans coup férir, comme c’était prévisible, et les faits d’armes se limitèrent à la suppression bruyante des fanions rouges et noirs qui ornaient la façade gréco-latine de l’édifice.

En rentrant à la maison, il me revint quelques souvenirs rapides sur Duroi. Je me remémorai de quelle façon, Florentin et moi, trompant sa surveillance, nous lui récitions notre leçon avec le manuel d’anglais ouvert devant nous. Le bureau du professeur dont la partie en façade se constituait d’un panneau de bois vertical dérobait à l’observation sourcilleuse du pédagogue le plateau de notre table située au pied de l’estrade. Nous avions ainsi la possibilité de poser nos affaires personnelles devant nous, dans un angle mort qui échappait à la vue de Monsieur Duroi lorsqu’il trônait sur sa chaire. Nous profitions en outre de l'idée préconçue qui veut que le premier rang attire les élèves désireux de ne rien perdre de la parole du maître, ou ceux du moins dont la tenue disciplinée n’a rien à redouter d’un contact direct avec l'autorité. Tout l’art pour les élèves moyens dont j'étais, consistait, le jour de la rentrée, à se poster à proximité de la porte de la salle de classe au moment où le professeur nous conviait à y entrer, pour atteindre les places convoitées du premier rang qui devaient nous rester acquises jusqu’à la fin de l’année scolaire ; ainsi la présomption de l’élève inoffensif et de bonne volonté s’appliquait-elle à nous dès le premier cours et, même amendée au fil des trois trimestres, nous accompagnait pendant toute la durée de l’année tandis que nos camarades du dernier rang avaient à vaincre le préjugé contraire selon lequel les paresseux et les esprits rebelles dissimulent leurs menées retorses dans le no man’s land du bout de la classe où ils se terrent. Je me rappelai également les cours de Monsieur Duroi dans la pénombre hivernale, tôt le matin les jours de grève générale, quand notre professeur, toujours prêt à se démarquer des grands mouvements de protestation sociale, nous faisait cours à la lueur falote d’une lampe de camping alimentée au gaz Butane avec laquelle il se faisait fort de pallier la pénurie d’électricité.

Toutes ces images que le Baccalauréat, quelques jours plus tard, allait ranger définitivement dans les annales de notre antiquité lycéenne...

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