vendredi 17 février 2012

Monsieur LUBLIN (suite n°I)

Cette analyse synthétique de l’histoire, Lublin n’en était pas l’auteur ; il l’avait apprise sur les bancs de la Faculté, et rien n’aurait pu l’en faire démordre, pas même son tempérament flegmatique, rétif au changement pour peu qu’il requît de sa part quelque effort, lui qui semblait, pour cette raison, si éloigné de la contention robespierriste dont il nous vantait les vertus sans pareilles.

 De son modèle de grand homme découlaient un lot d’axiomes indéniables qui émaillaient ses cours d’histoire, se combinant et se divisant dans des figures enchevêtrées et évolutives qui les rendaient semblables - la complexité en moins - aux leitmotivs d’un opéra wagnérien. Je cite au hasard : « l’humanité évolue vers un plus grand état de socialisation » ; « les aristocraties en milieu urbain émigrent vers l’ouest » ; « les utopies participent du progrès » (du moins celles qui vont dans le sens de l’histoire). Comme Monsieur Lublin, en dehors de son vade me cum historique, avait pris garde de ne s’ancrer dans aucune conviction particulière et que ses dispositions d’esprit étaient généralement débonnaires, les fièvres du fanatisme, par bonheur, ne risquaient pas de l’étouffer.

Lors de notre composition d’histoire du deuxième trimestre je m'étais rabattu sur certaines connaissances que j’avais tirées de la lecture du livre de Pierre Gaxotte sur la Révolution Française qui figurait dans la bibliothèque de mes parents : la coloration politique de l’historien, bien qu’elle fût à l’opposé des convictions de notre professeur, ne l’avait nullement indisposé. Le livre de Gaxotte m’avait fourni une espèce de cadre général pour traiter le sujet de notre interrogation écrite dont le libellé tenait en un seul nom : Robespierre, sans plus de précision sur l’optique dans laquelle il nous fallait l’aborder. Au-delà de l’ambiance dont Gaxotte brossait un tableau bien contrasté, j’avais préparé cette composition d’histoire en consultant la veille, dans le dictionnaire Larousse, l’article « Révolution française » qui malheureusement était trop ramassé pour que je pusse en retenir grand chose. L’esprit fermé aux subtilités de la haute politique, je n'arrivais pas à distinguer entre Girondins, Montagnards, Feuillants et Jacobins pour m’en tenir aux principaux partis à l'honneur, ni à concevoir les différences qui les séparaient, et moins encore à comprendre les attributions des assemblée constituante, comité de salut public, commune, convention et autres organes de la représentation populaire ou régalienne dont les compétences propres me restaient absolument hermétiques. Le mystère ne s’éclaircissait qu’après le Directoire... Je jetai donc dans ma dissertation les maigres bribes qui me restaient du récit de Gaxotte pour donner un tour que je voulais profond à mon exposé et boucher les trous d’un savoir plus que nécessiteux. « Provincial ambitieux, avocat familier de l’éloquence et rompu à la vie des clubs, Robespierre réunissait en lui les qualités qui devaient, dans une période troublée, etc. ». J’évitai de parler trop précisément de la doctrine du grand révolutionnaire, ne sachant pas trop si ses idées tranchaient sur celles de ses devanciers en faveur d’institutions centralisées ou s’il penchait au contraire pour la décentralisation des pouvoirs, à moins qu’il ne préférât les concentrer ou n’inclinât au contraire à leur déconcentration  ? Aucun de ces termes n’ayant pour moi de sens défini, j’avais décidé de miser sur un habile parallèle entre Robespierre et Napoléon, tout à la gloire du premier : une apologie de l’homme d’Arras, dont le lyrisme devait suppléer à l’imprécision du propos.

Comme cela s’est vérifié un jour pour chacun de nous, mon ignorance me servit plus en l’occurrence que si j’avais eu un avis étayé à exprimer. Beaucoup de mes camarades, croyant qu’il leur fallait témoigner de leurs connaissances sur la terreur et sur ses principaux protagonistes, avaient donné tête baissée, nous expliqua ultérieurement notre professeur, dans le hors-sujet. Or m’étant naturellement limité à un portrait apologétique de Robespierre (soigné, intransigeant, de mœurs rangées, courtois avec les femmes) j’étais parmi les seuls de la classe à n’avoir pas dévié vers une chronologie de la Révolution dont les diverses strates n’avaient d’autre effet que de noyer sous un amas de détails et de considérations secondaires la place centrale qui revenait au héros du 10 Thermidor. Un 14 sur 20 et la place de second vinrent sanctionner de façon positive le bon esprit de mon devoir. Monsieur Lublin ne cherchait pas midi à quatorze heures ; la qualité de notre travail tenait pour lui à la fidélité avec laquelle nous reproduisions les vérités premières dont ses cours étaient imprégnés. S’il traitait ses élèves sans faiblesse, son but n’était pas pour autant de sévir. Il lui arrivait bien sûr de se lamenter, comme ses collègues, sur notre médiocrité par rapport à nos condisciples de C (les sections scientifiques) qui raflaient des 16, 17 et 18 sur 20 comme s’il en pleuvait. Chez nous, le maximum était 15 – et c’était évidemment Plichon qui, seul, parvenait à réaliser ce score. Mais d’une façon générale notre médiocrité n’affectait pas le  moral de notre professeur.

Lublin était drôle, mais son comique opérait malgré lui, provoqué par son allure et ses réactions, et en aucune manière par son humour dont les manifestations restaient très rudimentaires. Il avait un goût marqué pour le calembour qui n’aurait rien eu de déshonorant, surtout à destination d’un parterre de lycéens de quinze ans, s’il ne s’était répandu en jeux de mots tellement éculés ou tarabiscotés qu’il ne pouvait exciter notre hilarité qu’à ses dépens. Certains d’entre nous se contentaient de s’amuser de ses saillies et de la satisfaction avec laquelle il les assénait ; d’autres exagéraient un ricanement aspiré et chuintant, sshh, sshhh, ssshhhh !, pour simuler, à l’échelle de la classe, un petit rire approbateur et complice qui n’était jamais aussi réussi que lorsque ceux dont il émanait gardaient un masque impassible, comme s’il leur avait fallu s’acquitter d’un devoir d’obséquiosité étranger à leurs sentiments véritables. Fier de nous avoir divertis, amusé lui-même, Monsieur Lublin nous demandait avec ingénuité et indulgence : – Vous ne l’aviez jamais entendu, celui-là ? Il est pourtant connu… « N..non » répondaient poliment les premiers rangs.

Un exemple : pendant une interrogation orale sur le climat méditerranéen, celui d’entre nous qui avait été appelé au tableau, devait énumérer les éléments de la flore méridionale. Parmi eux : le cyprès. Lublin l’interrompit d’un geste. « Et les si-loin, ça vous dit quelque chose ? » coupa-t-il en jubilant, avec l’expression de convoitise que prenait son sourire dans ces moments-là. Sa joie était si visible et l’à-peu-près tellement faible que la classe se divertit pendant plusieurs minutes. Mon voisin Lejeune fut pris d’un fou-rire qui ne contribua pas peu à égayer les esprits. Lublin nous regardait, étonné d’avoir déclenché une telle bourrasque, flatté de voir au premier rang notre camarade riant aux larmes.

L’esprit dégagé de Monsieur Lublin, on l'aura compris, n’excluait cependant pas le respect des valeurs dites traditionnelles. Il balançait sans inquiétude du premier aux secondes, dans un climat de complète inconséquence.

(à suivre)

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