samedi 6 octobre 2012

La Famille Gros (suite n°I)

Mais revenons-en à Gilles et Patrick Gros ; ils étaient les fils du procureur général de Mirmont dont mon père était un collègue proche ; je n’eus de relations régulières avec eux que pendant l’année 1968 et fort peu ensuite. Ma sœur Alice était entrée en contact avec Patrick à l’occasion des épreuves du bac qu’ils avaient passées ensemble en 1967. Leur camaraderie fut de courte durée à ce moment-là car le nouveau bachelier se mit rapidement en tête de conquérir la jeune lauréate. Ses manœuvres se soldèrent par une claque qu’il essuya pendant une séance de cinéma pour avoir essayé de l’embrasser à la faveur de l’obscurité. Grandement dépité, Patrick alla confier son désarroi à sa maman qui ne put mieux faire, je suppose, que d’inviter son grand fils à modérer désormais ses ardeurs et à se montrer plus circonspect avec les jeunes filles.

Pendant les grandes vacances qui suivirent, Patrick envoya plusieurs lettres ou cartes postales à Alice sur lesquelles il recopiait en guise d’épanchements sentimentaux des poèmes piochés dans le Lagarde et Michard dont il avait gardé le volume du XIXe siècle en souvenir de ses récents exploits scolaires. Les élégies les plus sensibles de Victor Hugo, de Musset, Vigny et consorts y passèrent. Mais les rapports entre l’auteur de ces missives enflammées et leur gracieuse dédicataire se gâtèrent définitivement quand, dans les premiers mois de ses études de chimie-biologie à la Faculté de Mirmont, Alice fit la connaissance d’un étudiant, René, à qui elle devait bientôt vouer une préférence ostensible. Jamais en effet Patrick et Gilles, ce dernier par sympathie pour son frère, ne purent supporter la vue du trop heureux rival.

Patrick, il faut le dire, n’avait rien d’un séducteur. Il était rond, le crâne dégarni par une calvitie précoce, le faciès rebondi, luisant comme une boule de billard et facilement perlé de sueur. Quand il s’esclaffait, il poussait un petit rire aigu. Il n’avait à son actif aucun don d’intelligence ou d’esprit qui lui permît de combler, par un talent un tant soit peu remarquable, l’insuffisance de ses attraits physiques. Indépendamment du retard qu’il avait pris dans ses études, il paraissait tellement vieux pour son âge que ses condisciples de première année de pharmacie crurent voir en lui, à la rentrée d’octobre, un assistant ou un professeur déjà rassis. C’était, pour le définir brièvement, un garçon indolent, terne et, au moral, un égoïste plutôt inoffensif.

Plus intéressante, plus détestable aussi, était la personnalité de Gilles. Le seul aspect attachant de cette âme trompeuse, tenait à la sollicitude dont il entourait son frère Patrick. Les deux garçons se séparaient rarement et Gilles prenait toujours garde à ce que Patrick ne se sentît jamais inférieur à lui, et qu’aucune réflexion ou plaisanterie ne vînt le blesser ou susciter le rire à ses dépens. Cette surveillance que le cadet exerçait discrètement sur l’aîné, moins vif et moins délié que lui, prenait le tour d’une vigilance zélée qui reste ce que j’ai vu  de plus saillant en matière d’entente fraternelle - un registre après tout pas si courant ; peut-être aussi parce que l’amitié que Gilles portait à son frère paraissait si isolée des autres traits de sa personnalité, malveillante et rusée, que ce contraste lui donnait l’apparence d’un mérite exceptionnel… Il est vrai qu’elle procédait d’un esprit de communion familiale où l’ascendance bretonne conjuguait à la fierté héréditaire du clan le culte unique des valeurs protectionnistes de la lignée Gros...

Dans cette optique, Gilles et Patrick n’étaient jamais à court de dithyrambes pour vanter les hauts faits de leur sœur aînée dont l’humeur trépidante et le langage très dru satisfaisaient pleinement leur besoin d’admiration mutuelle. Ils citaient avec gourmandise les répliques et les postures viriles de cette walkyrie du pays armoricain. Ils n'étaient pas moins entichés des prouesses de leurs neveux qui, à les entendre, cumulaient en roueries et en grossièreté toute l'inventivité qu’une mauvaise éducation peut insuffler à de jeunes garçons. Et leur estime allait jusqu’à leur beau-frère qui semblait pourtant cantonné au rôle plus effacé d’adulateur docile de la tribu Gros. Cet esprit de coterie, relevé de vagues songeries sur l’indépendance de la « petite Bretagne » comme on l’appelait jadis, secrétait chez les Gros une unité familiale dont les horizons les plus lointains les protégeaient du vertige de l’infiniment grand et se renfermaient définitivement dans les limites côtières du Finistère.

La stature de Gilles était tout autre que celle de Patrick. Sec, de taille moyenne, légèrement bègue, Gilles était vif et, sans sortir d’une tonalité facile, drôle s'il s’en donnait la peine. Ses grimaces et les rosseries empoisonnées dont il gratifiait les absents suscitaient les rires. Il soulignait de ses yeux écarquillés et de ses oreilles décollées des mimiques qui ne demandaient qu’à faire mouche, pourvu qu’il ne les répétât pas trop. Sans doute lui manquait-il, pour dépasser le comique de la corpo étudiante et de la cantine universitaire, une finesse dont sa souche celtique ne semblait guère l’avoir pourvu. Fermé aux émotions artistiques et aux tourments spirituels, il avait pour lui une intelligence critique aiguë. Encore cette pente à critiquer, comme il arrive chez les personnes dont l’esprit n’a reçu qu’un vernis de culture, était-elle plus acérée que réellement pertinente ; la justesse de l’observation s’y effaçait souvent derrière le plaisir de dénigrer, parfois par simple moquerie, parfois pour étancher un fiel personnel. C’est ce fond médisant, voire teinté de rancune, mais allègre dans son expression, qui donnait à ses propos un tour enjoué et pétillant d’où sortait le meilleur de son humour.

Autant Gilles débridait sa verve délatrice dans l’intimité, autant il était prudent, acquiesçant, cauteleux et réservé dans ses opinions quand il avait à faire à une autorité supérieure ou à un égal susceptible de lui rendre occasionnellement service.

Je commençai à fréquenter les Gros à la fin du mois d’avril 1968. À la suite d’une saute d’humeur dont ils étaient coutumiers, ils avaient un beau jour sonné chez nous pour renouer avec ma sœur Alice et nous emmener à la foire-exposition qui occupait l’esplanade boisée de Mirmont, en face de la gare. Dans la foulée intervenaient les évènements de Mai. La liberté que nous devions aux grèves à répétition nous permit de nous retrouver régulièrement à la maison ou dans les cafés de la ville. À défaut d’une ouverture au dialogue dont on a prétendu abusivement qu’elle aurait marqué cette époque bénie, les sujets de discussion ne manquaient pas en mai. Nous goûtions avec les Gros le réconfort de respirer à l'écart du lycée et du campus universitaire où les contestataires régnaient sans partage, exerçant le monopole des remontrances, des semonces et des invectives et poursuivant d’une manière systématique l’incrimination de tout ce qui n’adhérait pas étroitement à l’argumentaire bolcho.

(à suivre)

 

 

 

 

 

 

1 commentaire: