samedi 13 octobre 2012

La Famille Gros (suite n°II)

 

Comme leur père, Gilles et Patrick étaient gaullistes sans restriction, par respect de l’homme en place. Mais leurs opinions, raidies peut-être par les excès soixante-huitards, les apparentaient bien davantage à l’extrême-droite qu’à un gaullisme dont le divorce avec la droite traditionnelle était consommé depuis l’enterrement de l’Algérie française. Les fils Gros, il faut le leur reconnaître, échappaient à la peur qui s'empara d'une partie de la bourgeoisie lorsque les émeutes estudiantines, au lieu de s’en tenir à quelques escarmouches avec la police parisienne, se généralisèrent par tout le pays. Le procureur général leur père, n’avait pas la même grandeur d’âme ; craignant un assaut des forces révolutionnaires mirmontoises dont la menace était pourtant fort improbable et surtout promise à l’échec, il avait fiévreusement installé au Palais de justice où il occupait un logement de fonctions une escouade de policiers chargée de veiller en permanence sur la sécurité du précieux bâtiment et de ses hôtes.

Les bourgeois installés, transis par le désordre ambiant, perdaient de vue que les jeunes gens exaltés, chevelus et barbus, qui dressaient des barricades et dépavaient la chaussée étaient leurs fils, naguère encore imberbes, élevés dans la facilité, le confort et l’indifférence. L'école de médiocrité égoïste où ils avaient formé leur progéniture aurait dû les rassurer sur l’efficacité et le courage des révolutionnaires de l’heure. La liaison intellectuels-travailleurs ne présentait, pour elle, guère plus de dangers ; les communistes historiques répugnaient à se reconnaître dans un élan de révolte qui s’était amorcé sans eux ; ils y trouvaient, levé sous la conduite d’une poignée d’idéologues hirsutes, mais toujours arrogant, le rebut jouisseur et indiscipliné d'une classe bourgeoise honnie.

Au retour des vacances d’été, particulièrement pluvieuses, la météorologie avait douché les enthousiasmes et ramené l’espérance d’un grand soir à un étiage plus raisonnable. Nous retrouvâmes Gilles et Patrick. Dans les semaines qui précédèrent la rentrée universitaire dont la date avait été retardée par le report des examens de juin à septembre ou octobre, nous reprîmes avec eux nos habitudes du printemps. Les frères Gros venaient nous chercher à la maison ou nous donnaient rendez-vous pour prendre un pot en notre compagnie ; par discrétion et compte tenu du rang de leur père, nous ne nous autorisions pas la réciproque et attendions donc qu'ils se manifestent auprès de nous.

Voulez-vous vous faire une juste idée de la bonne ou mauvaise tenue d’une personne de votre entourage ? De sa finesse ? Installez-la devant un écran et, du coin de l’œil, observez ses réactions : elles vous renseigneront très exactement sur son éducation et son degré d’instruction ; et, pour peu que le film s’y prête, vous aurez un aperçu des thèmes plus ou moins raffinés qui suscitent son amusement, voire son hilarité.

Eh bien, je fis cette expérience quand nous sortîmes une fois au cinéma avec les Gros. Nous avions été voir le film Les Canons de Navarone qui datait de quelques années et repassait à l’Alhambra de Mirmont avant les exclusivités de la  nouvelle saison.

Avec ce sans-gêne tapageur qui procédait de la haute opinion qu’ils avaient de leur supériorité native, Gilles et Patrick ne concevaient pas de se conduire avec tact et modestie pendant un spectacle ; il fallait que leur voisinage profite de la moindre de leurs impressions ou s’amuse de leurs saillies dont eux-mêmes étaient les tout premiers à savourer le sel. Les fils Gros furent comblés par la vision de ce film, qui, si j'en ai gardé un juste souvenir, ne se détachait pas de la moyenne des superproductions héroïco-guerrières couramment réalisées à l’époque. Mais l’épisode de l'histoire que Gilles apprécia le plus fut une tirade dont toutes les propositions étaient ponctuées par la locution « ce (cette, ces) putain(s) de… ». « Et alors, quand nous approchâmes de ces p… de canons pointés sur cette p… de falaise avec ces p… d’obus qui menaçaient notre p… de sous-marin etc. ». Il y en avait au bas mot pour une bonne minute d’éloquence, carrée entièrement sur ce procédé. Gilles, envahi d'une joie irrépressible, s'étranglait de rire dans son siège, pouffant et hurlant à chaque nouveau p… qui venait émailler cet inénarrable discours. On mesurera d'autant mieux la force d'une aussi franche exultation, si l'on sait que Gilles dont la liesse "bon public" s’épanchait avec si peu de retenue, avait déjà assisté à une séance du même film dans les jours qui précédaient, et qu’il dégustait par conséquent pour la deuxième fois ce succulent morceau de bravoure resté grâce à lui définitivement gravé dans ma mémoire. Moins par prosélytisme de cinéphile que pour profiter d’un havre discret propice à d’amoureux desseins, il avait en effet une semaine plus tôt entraîné à ce spectacle martial la charmante Marie-Sophie Michalon à laquelle un tendre intérêt le liait alors.

Pendant le dernier trimestre de l’année 1968, Gilles fut surtout attentif à ses affaires de cœur. Il était très épris de Marie-Sophie Michalon. Celle-ci était la fille d’un ancien conseiller à la Cour d’appel de Mirmont qui, nommé en avancement à la Cour d’appel d’Ambieux un an ou deux auparavant, avait jusque là différé de déplacer les siens sur le lieu de sa nouvelle affectation. C’est justement à cette époque, en septembre 1968, que le foyer du président Michalon quitta Mirmont pour rallier la nouvelle destination paternelle. Gilles fréquentait Marie-Sophie depuis plusieurs mois et prévoyait de l’épouser. Lorsqu’elle partit il écrivit plusieurs lettres expédiées à l’adresse de la pension où la jeune fille suivait sa scolarité mais n’obtint aucune nouvelle en retour. L'objet aimé ne répondait pas. Il voulut se persuader au début que sa correspondance avait été interceptée par Madame Michalon, la mère, et que le silence de Marie-Sophie avait pour cause l’impossibilité où se trouvait la pauvre enfant, en l’absence d’un argent de poche suffisant, d’acheter des timbres et une enveloppe qui lui eussent permis de rassurer son soupirant sur la constance des sentiments qu’elle lui portait... L'épilogue fut tout autre. Je crois me souvenir que Marie-Sophie finit par sortir de sa réserve ; elle se procura les moyens nécessaires pour écrire une missive à Gilles dans laquelle, sans prétendre le ménager, elle lui signifia son congé de manière littérale. [Nous retrouverons les amours de Gilles et de Marie-Sophie plus amplement évoquées dans : La famille Michalon]

(à suivre)

 

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