samedi 3 novembre 2012

La Famille Gros (suite n°IV)

 

 

Par malheur pour Gilles, Alice éventa la manœuvre. Elle comprit que notre hôte avait fait en sorte de découvrir l’endroit de la galette où se trouvait la fève, et qu’il se proposait d’en faire hommage à Denise en lui donnant la part qui contenait le précieux ajout. Alice, mi-plaisante, mi-sérieuse, dénonça tout haut la supercherie et réclama une nouvelle distribution du gâteau, sans fraude cette fois. Gilles en fut quitte pour s’incliner ; beau joueur, il fit semblant de s’être livré à une tricherie innocente qui n’avait d’autre but que d’être surprise et d’amuser la compagnie ; et, forcé de remettre au hasard le succès de son industrieux manège, il obtint de la chance qu'elle désignât Rémy Ervel pour le roi, lequel choisit bien sûr Alice comme reine.

Malgré son charme, la petite réception mit un terme à nos relations régulières. Ce n’est pas qu’à la suite de cet épisode les Gros renoncèrent à débarquer chez nous, mais nous sûmes leur témoigner une fraîcheur qui les persuada que leur venue n’était plus jugée opportune.

De fait, nous avions cessé tout contact depuis trois mois quand Gilles et Patrick se manifestèrent à nouveau et sonnèrent à notre porte avec une aisance imperturbable. Ils nous expliquèrent qu’ils regrettaient de ne pas nous voir plus souvent, et qu’ils se proposaient de remédier au plus tôt à cette lacune. La cause de leur revirement était claire : Gilles avait échoué auprès de Denise et sans désemparer l’avait, comme d’ailleurs son frère Rémy, reléguée au magasin des oripeaux. Il ne fut pas compliqué de les faire parler des Ervel ; Gilles avec sa passion du dénigrement ne rata pas l’occasion d’exhaler sa rancœur et de mettre les choses au point en nous signalant que la voie était pour nous redevenue libre. Denise jadis « charmante » se voyait à présent surnommée « rase motte », allusion gracieuse à sa petite taille. Elle était devenue « complètement à gauche, de plus en plus catho », il n’y avait « rien à en tirer : une vraie c…. ». Rémy avait sa part des amabilités : « Il empire ; il devient de plus en plus c…, morne, éteint. Et lui aussi il est P.S.U. maintenant. » Patrick approuvait, toujours d’accord avec son frère ; quoiqu'il n'eût pas le caractère retors de Gilles, il ratifiait tous ses points de vue, par mollesse et par une gourmandise paresseuse pour ses sorties assassines ; à la différence de son cadet, il n’y avait pas en lui de traits de malveillance et d’hypocrisie, si ce n’est, par apathie, ceux qu'il avait contractés au contact de ce frère trop astucieux et zélé.

(Patrick manquait d’assurance. Comme la plupart des personnes à qui il n’arrive jamais rien, faute de courage pour entreprendre ou de séduction, il adorait les intrigues tramées par son entourage, qui lui permettaient de savourer par procuration le piquant dont son existence était dénuée. Les volte-face menteuses de son frère, ses calculs, sa duplicité lui servaient continuellement d’excitant. Il les prisait d’un petit rire friand. Son meilleur ami, Hugon, un étudiant en médecine, avait de son côté des histoires extrêmement complexes avec un « gros boudin » du nom de Sylvie ou Sophie avec qui il se fâchait et se réconciliait à une allure ultra-précipitée. Patrick dans ce nœud de gaffes sentimentales et de coups de Jarnac jouait les intermédiaires, les messagers confidents, les arbitres et les négociateurs. Cela donnait une partie à trois sans gagnant ni perdant mais continuellement surabondante en péripéties.) 

Denise et Rémy Ervel discrédités, nous n’avions aucun désir d’investir la place laissée vacante par leur chute et les efforts que firent Gilles et Patrick en ce sens, restèrent sans réponse de notre part.

Que devint Denise Ervel ? Elle s’est mariée en 1971 contre la volonté de son père qui trouvait indigne de sa lignée l’éducateur spécialisé dont elle voulait faire son mari après l’avoir rencontré dans un groupe de jeunes catholiques qui avait abrité leurs amours naissantes pendant les vacances d’été. Cette mésalliance fut un baume pour la susceptibilité toujours à vif de Gilles, qui n’avait pas oublié, et surtout pas digéré, les rebuffades que la fille Ervel lui avait infligées.

Bien que dotée d’un physique assez ordinaire qui lui aurait permis, dans une escouade scoute, de postuler le totem de « marmotte étonnée », la charmante Denise Ervel ne manquait pas d’admirateurs… Gilles bien sûr. Mais aussi Arthur qui prit sa suite. Ce dernier était le planton du palais de justice de Mirmont que ses fonctions attachaient notamment à la première présidence.

Arthur avait su s’attirer l’estime de Monsieur Ervel par des manières aimables et empressées. Grâce à de nombreux services rendus en dehors de ses heures de travail, il était parvenu à se rendre d’une utilité envahissante dans le foyer du premier président. Il commença par lancer des œillades langoureuses à Denise, avant de prendre la liberté de l’appeler par son prénom et de lui tenir des discours indiscrets. Ne sachant quelle contenance adopter, celle-ci n’osait pas le rabrouer dans les formes qui convenaient ; elle se résolut à s’en ouvrir à son père qui, en homme mûr et indifférent qu’il était, ne s’alarma pas outre mesure des révélations faites par sa fille, dans lesquelles il ne voyait que les inventions pusillanimes d’une gamine. Mais il en alla autrement peu après quand il découvrit qu’Arthur, inspiré par la séduction que sa fille exerçait sur lui, avait creusé depuis le grenier un trou qui, traversant le plancher, donnait, à travers le plafond de la salle de bains, sur le cabinet où les divers membres de la famille Ervel vaquaient à leur toilette et à leurs soins d'hygiène. L’appartement de fonction du premier président étant logé dans une aile du palais à laquelle on pouvait accéder depuis les bâtiments judiciaires par un grenier commun, Arthur jouissait ainsi d’un observatoire de choix d’où il pouvait à loisir surprendre les ablutions les plus intimes du premier président et de ses proches. On peut penser que le serviteur modèle cantonnait son espionnage aux apparitions de la fille, de préférence à celles du père et même de la mère qui n’était plus de la prime jeunesse et de surcroît, à la suite de je ne sais plus quel accident, avait une jambe plus courte que l’autre.

Pris sur le fait, Arthur avoua son forfait et fut remercié sans scandale. Il s’avéra donc que Gilles, s’il n’avait pas poussé les investigations aussi loin, avait eu les mêmes curiosités qu’Arthur dont l’acharnement et la créativité attestent définitivement son bon goût.

(à suivre)


 

 

2 commentaires:

  1. Encore un article des plus savoureux !

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  2. Oui, très savoureuse cette histoire de trou dans le plancher ! On ose à peine y croire...

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