mardi 6 novembre 2012

La Famille Gros (suite n°V)

(Au palais de justice de Mirmont, les membres du « petit personnel », comme on disait à l’époque, étaient plus sensibles à l’influence pernicieuse des dossiers criminels dont ils humaient le fumet roboratif dans les aîtres de la Cour, qu’à l’idéal de rigueur morale qu’aurait dû leur inspirer la fréquentation des magistrats. Ainsi Jules qui était l’équivalent d’Arthur pour le parquet général, était intempérant et battait sa femme. C’était d’ailleurs son beau-père, Joubert, lui aussi employé à la cour d’appel comme concierge, qui lui avait donné l’habitude de s’enivrer. Jules fut congédié à la suite d'une triste affaire qui le conduisit sur les bancs de la correctionnelle : il avait été signalé à la police par des filles attablées à la crêperie La Malouine, à l’intention desquelles, placé sous l’une des portes du palais, il dévoilait la plastique avantageuse d’une partie intime de son anatomie.)

Qu’advint-il de Gilles Gros ?

Cet étudiant si prometteur a fait, comme on pouvait le prévoir, une brillante carrière dans l’administration préfectorale et au ministère de l’intérieur. Après avoir débuté par des fonctions de secrétaire général, il fut nommé sous-préfet aux Sables d’Olonne. Là, pour marquer sa modernité, il fit repeindre en orange, dans le goût du design pompidolien qui régnait encore en province, les plinthes, les chambranles, les lambris de bois et les huisseries de la sous-préfecture. Il dota en outre le salon de réception de l’édifice républicain de deux lustres volumineux composés de grosses boules de verre reliées à une attache centrale, d’où pendaient et remontaient vers le plafond des fils électriques recouverts d’une épaisse gaine en caoutchouc noire, qui restèrent en place et témoignèrent des idées avancées du sous-préfet Gros jusqu’à la fin des années 90. Gilles avait beau considérer l’institution à laquelle il appartenait comme uniquement justifiée par la possibilité qu’elle lui donnait d’y faire carrière, il était néanmoins imbu de cette fatuité professionnelle qui, avec l’âge, ne se satisfait plus de ses propres réalisations et veut attribuer à ses ambitions un sens supérieur, propre à relever l’éclat de sa réussite par l’estampille du bien commun. En mal de cette honorabilité dont le besoin finit par tarauder les plus cyniques, Gros accoucha après trente ans de bons et loyaux services dans l’administration française d’un livre au titre immodeste et vague qui restera dans les annales de l’édition française comme l’un des fleurons de la rubrique des invendus ; il y énonçait de profitables leçons de civisme et exposait solennellement des idées de réforme maintes fois ressassées avant lui, pour conclure qu’il était urgent d’améliorer un état de chose auquel il avait collaboré sans répugnance pendant trois décennies. « Ma France », tel était le titre de ce digeste de réflexion politique. Entre temps, Gilles Gros avait donné à la Société de son temps les gages de droiture et d'abnégation dont Marie-Pascale Lambert, plus que quiconque, pouvait se porter garante.

J’ai gardé en mémoire l’arrivée en voiture de Gilles et de Marie-Pascale, tout jeunes mariés, dans le parc de l'ancienne abbaye où se déroulaient les festivités nuptiales… Je revois aussi Patrick, le visage fermé, le dos voûté, sombre et solitaire, assistant avec une expression tragique à l’enterrement de ses années de jeunesse dont son frère Gilles avait été le meilleur ornement ; et celui-ci, penché à la fenêtre arrière du véhicule, assis aux côtés de sa jeune épouse, balayant l’assistance d’un regard triomphant, malin et aigu…

Près de quinze ans plus tard, cette union, semblable en cela à bien d’autres, se dissolvait ; Gilles laissait sur le carreau une femme ulcérée et deux filles dont l’aînée, à peine adolescente, lui voua à partir de là une juste détestation et refusa de le revoir. Il avait décidé de faire don des premiers fruits de sa réussite professionnelle à une kinésithérapeute rencontrée au hasard d’une de ses affectations, dans le département de la Somme, en effaçant d’un trait les années où Marie-Pascale avait travaillé à l’amorce de sa carrière et s'y était pleinement dévouée.

L’ancienne étudiante Marie-Pascale Lambert avait finalement intégré le statut de femme divorcée dont elle s’était vantée, à peine quelque mois avant d’accepter la main de Gilles Gros, lorsque dans les couloirs de la Faculté de droit de Mirmont elle hélait une ombre fugitive comme étant celle de son ex-mari.

Voilà Ma France...

 

[Nous retrouverons Gilles et Patrick Gros dans La famille Michalon ci-après.]

 

 

 

 

 

 

1 commentaire:

  1. Merci encore, la narration est toujours aussi vivante, pour un sujet qui le mérite !

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