samedi 5 octobre 2013

Le Cahier Chamboulive (suite n°I)

Desclous et moi ne manquions pas de sujets de réjouissance pendant les interminables répétitions. L’orchestre du lycée était lourd, inconsistant et indiscipliné ; le chef s’époumonait à marquer la mesure. L’amateurisme dont procédait sa direction musicale, et les traits de sa personnalité, nous donnaient matière à des citations rituelles que nous aurions pu aussi bien extraire du scénario ou des répliques d’un film  fameux. 

 Par exemple, nous avions commencé par étudier la Marche des fiançailles de Lohengrin qui, pour une raison restée inconnue, avait été ensuite retranchée du programme. Monsieur Rousseau à qui les tâches d’orchestration ne faisaient pas peur, avait estimé de bon aloi d’y ajouter un motif mozartien de son invention, confié à la clarinette ; cette ornementation XVIIIe siècle imprimait à « la musique de l’avenir » de Wagner un cachet badin aussi éthéré qu’insolite. Desclous le phrasait avec application en agrémentant sa partie de quelques trilles et appogiatures improvisés, dont notre chef d’orchestre ne manquait pas de le féliciter.   

Lorsque notre répertoire se fut stabilisé, nous eûmes pour distraction de recueillir les pensées et réparties les plus savoureuses de Monsieur Rousseau : 

 

Celui-ci surprenant une fausse note de la trompette :

 

- Aï ! Lecomte, tu vas me rejouer les dernières notes. (Aux autres :) Allons, chut !... ça arrive à tout le monde, voyons... c’est peut-être même pas lui, d’ailleurs. (Puis sans transition au trompettiste, lui montrant les notes sur sa partition :) Regarde ce que tu as fait... 

 

Au pianiste :

 

- C’est vrai que tu joues, toi, malheureusement ! Ou plutôt heureusement… je suis toujours prêt à plaindre tout le monde ! 

 

Aux violons :

 

- Les violons, vous êtes bien accordés ? C’est vrai qu’ils ne sont que deux, les malheureux. 

 

Au premier flûtiste (dont la mère était violoncelliste dans notre formation et avait droit aux égards empressés et flatteurs de Monsieur Rousseau) :

 

- Tu fais ce que tu veux, je te suis... (Une fois le morceau commencé – c’était le menuet de L’Arlésienne –, au bout de quelques mesures :) Ne presse pas surtout ! 

 

À l’orchestre :

 

- Et là, fortissimo ! Vous appuyez... Ce sera le moyen de montrer qu’on a fini. 

 

À propos du menuet de L’Arlésienne, toujours :

 

- C’est joli ce p’tit truc-là... c’est l’horizon qui fout le camp... 

 

Bref, nous tâchions de nous amuser sous la direction d’un chef gesticulant, qui tonitruait les pianos qu’il voulait nous voir respecter, noyés anonymement dans ce qui ressemblait le plus souvent à une cohue ou une débandade… C’est pourquoi, un soir où nous étions réunis, Florentin, Quentin et moi chez Cardon, l’idée nous vint, sur la proposition de ce dernier, de mystifier notre professeur de musique. Chacun le connaissait. Quentin avait suivi pendant l’année ses cours facultatifs ; Florentin l’avait vu à l’œuvre pendant les répétitions auxquelles nous l’avions amené pour qu’il les enregistre sur son magnétophone ; quant à Cardon, il avait été son élève en troisième.

Nous téléphonâmes donc à Monsieur Rousseau aux environs de dix heures du soir ; cette heure avancée n’était pas choisie au hasard car notre correspondant, au détour d’une conversation, avait eu l’imprudence de nous confier, à Desclous et à moi, « qu’est-ce que vous voulez, j’ai trop de travail… Je me couche à dix heures le soir. » Et il avait insisté en forçant sa voix sur « dix heures » comme s’il s’était agi d’un horaire surhumain, ce qui nous avait paru saugrenu.

En affectant un fort accent du terroir, je me présentai au bout du fil comme étant Monsieur Bouchou, épelai mon nom : B. O. U. C. H. O. U., officier en retraite, et donnai mon adresse. J’expliquai que je désirais fonder un orchestre de chambre amateur et qu’il me faudrait quelqu’un de solide pour guider cette formation débutante. Comme il était violoniste, et qu’il manquait justement un second violon, j’avais pensé à faire appel à Monsieur Rousseau dont la réputation était parvenue jusqu’à mes oreilles.

Mon interlocuteur avait certainement été tiré de son sommeil car malgré une voix qu’il s’efforçait de garder digne, il manifestait une certaine difficulté à suivre mes propos ; il ne se méfia cependant pas de cet appel tardif puisqu’il m’écouta tout du long, nota le nom et les coordonnées de son prétendu correspondant et ne se permit aucun ricanement, contrairement à son habitude lorsqu’il subodorait quelque chose de louche. Il répondit seulement qu’il était très occupé - eh oui ! - et qu’il reprendrait lui-même contact.

Nous ne sûmes jamais quelles avaient été les conséquences de ce premier coup de fil. Monsieur Rousseau s’était-il déplacé du côté de l’église Sainte Gudule où nous avions localisé la demeure de Bouchou, militaire et mélomane ? Quoi qu’il en fût, le spectral Bouchou était né.

(à suivre)

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